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Immunité des États étrangers : abandon de la jurisprudence Eurodif

Par un arrêt du 3 novembre 2021, la Cour de cassation précise le régime de l’immunité d’exécution des États étrangers, en se référant à la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 et en mettant un terme à la jurisprudence Eurodif.

Les éléments de fait qui sont à la base de l’affaire jugée par la première chambre civile le 3 novembre 2021 sont très simples à présenter.
Une société qui est l’émanation de l’État irakien a été condamnée par un jugement d’un tribunal néerlandais à payer diverses sommes à une banque ayant son siège aux États-Unis.
Alors que ce jugement devait obtenir l’exequatur en France, cette banque y a fait pratiquer une saisie conservatoire de créances, convertie par la suite en saisie-attribution.
La société irakienne débitrice a alors contesté cette saisie, mais les juges d’appel ont validé l’acte de conversion.

Le cadre général

Pour bien apprécier la portée de l’arrêt, il est nécessaire de s’arrêter sur quelques aspects particuliers de l’évolution du droit des immunités, droit qui est, il est vrai, critiqué par certains auteurs qui lui reprochent notamment de porter atteinte au droit au procès équitable et de conduire à des dénis de justice (P. Delebecque, J.-M. Jacquet et L. Usunier, Droit du commerce international, 4e éd., Dalloz, 2021, n° 977).

Du point de vue de sa source, le droit des immunités est classiquement rattaché au droit international public, même si les formulations retenues varient. La jurisprudence se réfère aux règles de droit international public gouvernant les relations entre États (Civ. 1re, 20 oct. 1987, n° 85-18.608, Rev. crit. DIP 1988. 727, note P. Mayer), aux principes du droit international régissant les immunités des États étrangers (Civ. 1re, 6 juill. 2000, n° 98-19.068, D. 2000. 209 ; ibid. 2001. 2139, chron. J. Moury ; RTD com. 2001. 409, obs. E. Loquin ), à la coutume internationale (Crim. 13 mars 2001, n° 00-87.215, D. 2001. 2631, et les obs. , note J.-F. Roulot ; ibid. 2355, obs. M.-H. Gozzi ; RSC 2003. 894, obs. M. Massé ; RTD civ. 2001. 699, obs. N. Molfessis ), à une règle coutumière du droit public international (CE 14 oct. 2011, n° 329788, Lebon avec les conclusions ; AJDA 2011. 1980 ; ibid. 2482 , note C. Broyelle ; RFDA 2012. 46, concl. C. Roger-Lacan ; ibid. 2013. 417, chron. C. Santulli ) ou au droit international coutumier (Civ. 1re, 3 févr. 2021, n° 19-10.669, Dalloz actualité, 2 mars 2021, obs. F. Mélin ; D. 2019. 1891 ; ibid. 2020. 1970, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; RTD civ. 2019. 927, obs. P. Théry ).

La Convention des Nations unies du 2 décembre 2004

Même si le droit des immunités trouve son fondement dans le droit international public, il n’en demeure pas moins que chaque État définit traditionnellement son régime. Néanmoins, l’élaboration de la Convention des Nations unies sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens du 2 décembre 2004 constitue une évolution notable.

Certes, cette Convention n’est pas encore entrée en vigueur. Son importance est néanmoins dès à présent très grande car elle exprime, dans une certaine mesure, le droit international coutumier.

La Cour européenne des droits de l’homme l’a énoncé à propos de son article 11 relatif aux contrats de travail (CEDH 23 mars 2010, n° 15869/02, pt 66, AJDA 2010. 2362, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ) et a précisé que cet article 11 s’applique au titre du droit international coutumier, même lorsque l’État concerné n’a pas ratifié cette Convention, dès lors qu’il ne s’y est pas non plus opposé (CEDH 29 juin 2011, n° 34869/05, pt 57, Dalloz actualité, 1er sept. 2011, obs. C. Demunck ; D. 2011. 1831, et les obs. ; ibid. 2434, obs. L. d’Avout et S. Bollée ).

La jurisprudence de la Cour de cassation se situe dans la ligne de cette jurisprudence.

Elle a ainsi également jugé, à propos de ce même article 11, que les dispositions de la Convention peuvent refléter le droit international coutumier (Civ. 1re, 28 mars 2013, n° 10-25.938, à propos de l’article 11 égal., Dalloz actualité, 16 avr. 2013, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2013. 1728 , note D. Martel ; ibid. 1574, obs. A. Leborgne ; ibid. 2293, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Just. & cass. 2015. 115, étude P. Chevalier ; Rev. crit. DIP 2013. 671, note H. Muir Watt ; RTD civ. 2013. 437, obs. R. Perrot ; ibid. 2014. 319, obs. L. Usunier ).

Et l’arrêt du 3 novembre 2021 reprend cette démarche, cette fois à propos de l’article 19 de cette Convention.

Cet article 19 dispose à propos de l’immunité des États à l’égard des mesures de contrainte postérieures au jugement qu’« aucune mesure de contrainte postérieure au jugement, telle que saisie, saisie-arrêt ou saisie-exécution, ne peut être prise contre des biens d’un État en relation avec une procédure intentée devant un tribunal d’un autre État excepté si et dans la mesure où : a) L’État a expressément consenti à l’application de telles mesures dans les termes indiqués : i) Par un accord international ; ii) Par une convention d’arbitrage ou un contrat écrit ; ou iii) Par une déclaration devant le tribunal ou une communication écrite faite après la survenance du différend entre les parties ; ou b) L’État a réservé ou affecté des biens à la satisfaction de la demande qui fait l’objet de cette procédure ; ou c) Il a été établi que les biens sont spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés par l’État autrement qu’à des fins de service public non commerciales et sont situés sur le territoire de l’État du for, à condition que les mesures de contrainte postérieures au jugement ne portent que sur des biens qui ont un lien avec l’entité contre laquelle la procédure a été intentée ».

La loi Sapin II

Il est important de relever que la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, dite « loi Sapin II », relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique a intégré au code des procédures civiles d’exécution des dispositions relatives aux mesures conservatoires ou aux mesures d’exécution forcée visant un bien appartenant à un État étranger, à savoir les articles L. 111-1-2 et L. 111-1-3.

Le premier de ces articles énonce notamment que « des mesures conservatoires ou des mesures d’exécution forcée visant un bien appartenant à un État étranger ne peuvent être autorisées par le juge que si l’une des conditions suivantes est remplie : 1° L’État concerné a expressément consenti à l’application d’une telle mesure ; 2° L’État concerné a réservé ou affecté ce bien à la satisfaction de la demande qui fait l’objet de la procédure ; 3° Lorsqu’un jugement ou une sentence arbitrale a été rendu contre l’État concerné et que le bien en question est spécifiquement utilisé ou destiné à être utilisé par ledit État autrement qu’à des fins de service public non commerciales et entretient un lien avec l’entité contre laquelle la procédure a été intentée ».

La proximité de ce 3° avec la formulation de l’article 19, c), de la Convention est évidente.

Il est à noter qu’un arrêt du 10 janvier 2018 s’est référé à ces dispositions issues de la loi Sapin II – qui n’étaient pourtant pas applicables en l’espèce compte tenu des principes régissant l’application de la loi dans le temps – en combinaison avec le droit international coutumier (n° 16-22.494, Dalloz actualité, 24 janv. 2018, obs. G. Payan ; D. 2018. 541 , note B. Haftel ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2448, obs. T. Clay ; Rev. prat. rec. 2020. 29, chron. F. Rocheteau ; Rev. crit. DIP 2018. 315, note D. Alland ; RTD civ. 2018. 353, obs. L. Usunier et P. Deumier ; ibid. 474, obs. P. Théry ).

L’apport de l’arrêt

L’arrêt du 3 novembre 2021 se réfère quant à lui au « droit international coutumier, tel que reflété par l’article 19 de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 ». Il ne se réfère pas aux articles L. 111-1-2 et L. 111-1-3, qui n’étaient pas applicables ratione temporis, mais la proximité de ces articles avec l’article 19 de la Convention permet de considérer que la solution aurait été la même s’ils avaient été applicables.

Pour répondre à certaines des branches des deux moyens du pourvoi, l’arrêt énonce en substance (nous prenons ici la liberté de rassembler en une seule phrase les deux règles complémentaires qu’il pose en réponse aux deux moyens) que, selon le droit international coutumier, tel que reflété par l’article 19 de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens, à défaut de renonciation à l’immunité d’exécution, ou d’affectation des biens saisis à la satisfaction de la demande qui fait l’objet de cette procédure, les biens d’un État étranger ou de ses émanations ne peuvent faire l’objet d’une mesure d’exécution forcée, en vertu d’un jugement ou d’une sentence arbitrale, que s’il est établi que ces biens, situés sur le territoire de l’État du for, sont spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés autrement qu’à des fins de service public non commerciales et ont un lien avec l’entité contre laquelle la procédure a été intentée.

L’apport de cet arrêt est important car il met un terme à la jurisprudence Eurodif.

On sait que celle-ci avait énoncé que l’immunité d’exécution dont jouit l’État étranger est de principe, qu’elle peut toutefois être exceptionnellement écartée et qu’il en est ainsi lorsque le bien saisi a été affecté à l’activité économique ou commerciale relevant du droit privé qui donne lieu à la demande en justice (Civ. 1re, 14 mars 1984, Eurodif, n° 82-12.462, D. 1984. 629, rapport Fabre et note Robert ; Rev. crit. 1984. 648, note J.-M. Bischoff ; JDI 1984. 598, note B. Oppetit ; JCP 1984. II. 20205, concl. Gulphe, note H. Synvet ; Rev. arb. 1985. 69, note G. Couchez).

Cette jurisprudence faisait ainsi un lien entre le bien litigieux et l’activité économique ou commerciale qui donnait lieu à la demande, ce qui réduisait la possibilité d’écarter l’immunité d’exécution.

Dans l’affaire jugée le 3 novembre 2021, le demandeur au pourvoi, au détriment duquel la saisie avait été pratiquée, critiquait la décision d’appel en ce qu’elle n’avait précisément pas appliqué ce critère.

Or cette perspective n’est plus celle retenue par la Convention du 2 décembre 2004 ni par la loi Sapin II, qui retiennent un autre critère : celui du lien entre le bien et l’entité contre laquelle la procédure a été intentée.

L’arrêt tire ainsi les conséquences de l’évolution conventionnelle et législative du droit des immunités, ce que la doctrine avait anticipé en relevant que la perspective de la jurisprudence Eurodif avait été abandonnée par ces textes (J.-Cl. Droit international, Immunités internationales, par I. Prezas, fasc. 409-50, spéc. n° 63). L’arrêt approuve ainsi la cour d’appel d’avoir énoncé qu’il résulte du droit international coutumier, tel que reflété par la Convention, qu’il n’est pas nécessaire, pour qu’ils soient saisissables, que les biens de l’émanation d’un État aient un lien avec la demande en justice, mais que ceux-ci doivent avoir un lien avec l’entité contre laquelle la procédure est intentée.

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