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Imputabilité et anormalité du dommage indemnisable par l’ONIAM

La Cour de cassation apporte des précisions relatives aux conditions d’imputabilité et d’anormalité du dommage indemnisable par l’ONIAM, en présence de lésions subies à l’occasion d’un accouchement.

par Solenne Hortalale 4 juillet 2019

Si ce que l’on nomme parfois la recherche du « cheminement du mal » a trait traditionnellement à l’établissement du lien de causalité, il ressort de l’arrêt rendu le 19 juin dernier par la Cour de cassation que la continuité des différents faits ayant conduit au dommage peut également permettre la détermination du caractère anormal de ce dernier. 

Au cours d’un accouchement difficile, alors que l’enfant à naître présente une dystocie des épaules, le gynécologue effectue des manœuvres d’urgence obstétricales, dont celle dite de Jacquemier. À sa naissance, l’enfant présente une paralysie du plexus brachial droit. Après expertise, aucune faute ne peut être imputée au praticien, pas plus qu’à l’établissement de santé. Dès lors, la mère, agissant tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de son fils mineur, assigne l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (l’ONIAM) en indemnisation.

Les juges du fond retiennent le bien-fondé de l’indemnisation sollicitée sur le fondement de l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique. L’ONIAM se pourvoit alors en cassation invoquant notamment l’absence de certitude quant à l’imputabilité directe de la paralysie du plexus brachial de l’enfant à un acte de soin et l’absence d’anormalité du dommage.

La Cour de cassation, dans son arrêt du 19 juin 2019, répond ainsi en deux temps, venant rappeler les modalités d’appréciation de deux des conditions d’application de l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique.

Lors de l’introduction par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 d’un système d’indemnisation fondé sur la solidarité nationale pour les dommages découlant des accidents médicaux non fautifs, le législateur a, en effet, soumis l’octroi d’une indemnité à plusieurs conditions. Ainsi, selon l’article L. 1142-1, II, précité, le dommage doit être directement imputable à un acte de prévention, de diagnostic ou de soins, il doit avoir « eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l’évolution prévisible de celui-ci » et il doit présenter un certain seuil de gravité, lequel est fixé par décret (v. l’art. D. 1142-1 de ce même code).

Si cette dernière condition ne posait pas de difficulté en l’espèce, celles relatives à l’imputabilité et à l’anormalité du dommage étaient en revanche discutées.

Sur l’imputabilité du dommage, la Cour de cassation précise, en premier lieu, que « si l’accouchement par voie basse constitue un processus naturel, les manœuvres obstétricales pratiquées par un professionnel de santé lors de cet accouchement caractérisent un acte de soins au sens de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique ».

Or, le moyen ne soulevait aucunement que le processus naturel constitué par l’accouchement par voie basse aurait exclu l’application dudit article. La cour d’appel d’Aix-en-Provence avait d’ailleurs relevé que « l’ONIAM ne discute plus devant la cour que si l’accouchement par voie basse ne constitue par en soi un acte médical, les manœuvres effectuées par la sage-femme et le gynécologue obstétricien lors de l’accouchement son nécessairement regardées comme tel ».

Si l’imputabilité du dommage à un acte de soin suppose nécessairement l’existence d’un tel acte, il n’était nullement nécessaire pour les juges de cassation d’insister sur ce point. Cette surabondance dans la motivation permet toutefois à la haute juridiction d’affirmer pour la première fois clairement que les actes de soins pratiqués lors d’un accouchement par voie basse peuvent relever du régime d’indemnisation institué par la loi du 4 mars 2002.

La première branche du moyen au pourvoi faisait valoir, quant à elle, le défaut de certitude dans l’imputabilité directe de la paralysie du plexus brachial de l’enfant à un acte de soin. Reprenant les dires de l’expertise, la Cour de cassation balaye l’argument. Il avait ainsi été relevé que l’enfant ne présentait aucune anomalie qui aurait pu « interférer sur la paralysie obstétricale et sur le déroulement de l’accouchement » et que ce sont bien les manœuvres nécessaires réalisées par l’obstétricien pour faire face à la dystocie des épaules de l’enfant qui « ont engendré la paralysie du plexus brachial », de sorte que « la cour d’appel n’a pu qu’en déduire que les préjudices subis par l’enfant étaient directement imputables à un acte de soins ». Comme souvent en matière médicale, la référence à l’expertise fait foi pour l’établissement du lien de causalité. En l’espèce, les dires de l’expert étaient suffisamment affirmatifs pour exclure toute incertitude dans l’imputabilité du dommage et le moyen avait donc peu de chance de prospérer.

Sur l’anormalité du dommage, était soulevée la question de son appréciation en présence de lésions consécutives à des manœuvres obstétricales. Il doit être relevé que si l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique a posé comme condition d’indemnisation des préjudices par l’ONIAM leur caractère anormal, ce dernier n’a cependant fait l’objet d’aucune définition par le législateur (v. not., C. Hassoun, L’anormalité dans le droit de la responsabilité civile : contribution à la recherche d’une unité en responsabilité civile extracontractuelle, thèse UT1 Capitole, 2018, spéc. nos 226 s.). La jurisprudence est donc venue en préciser les contours. Le Conseil d’État a ainsi instauré deux critères de définition alternatifs (CE 12 déc. 2014, n° 355052, Lebon ; AJDA 2015. 769 , note C. Lantero ; ibid. 2014. 2449 ; D. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; RDSS 2015. 179, obs. D. Cristol ; ibid. 279, concl. F. Lambolez ; RTD civ. 2015. 401, obs. P. Jourdain ; RCA 2015. Comm. 59, étude 2, obs. S. Hocquet-Berg ; JCP 2015. 193, note M. Bacache ; JCP A 2014. act. 1006, obs. F. Tesson), repris par la Cour de cassation (Civ. 1re, 15 juin 2016, n° 15-16.824, D. 2016. 1373 ; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; 22 nov. 2017, n° 16-24.769). En vertu de ces jurisprudences, la condition d’anormalité est remplie lorsque l’acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient aurait été exposé de manière suffisamment probable en l’absence de traitement. Mais, subsidiairement, si cette première condition fait défaut, le dommage doit tout de même être considéré comme anormal dès lors que sa survenance présentait une probabilité faible eu égard aux conditions dans lesquelles l’acte de soin a été accompli. Dès lors, les lésions subies ne sauraient « être regardées comme anormales au regard de l’état de santé du patient lorsque la gravité de cet état a conduit à pratiquer un acte comportant des risques élevés dont la réalisation est à l’origine du dommage » (Civ. 1re, 15 juin 2016, n° 15-16.824, préc.).

En l’espèce, le risque d’asphyxie de l’enfant imposait l’intervention du médecin. Les dommages consécutifs à la manœuvre opérée par l’obstétricien ne peuvent donc être considérés comme notablement plus graves que ceux auxquels le fœtus aurait été exposé en l’absence d’intervention thérapeutique. Aussi, l’anormalité devait être nécessairement appréciée au regard du second critère et de la probabilité de réalisation du risque à l’origine des lésions. Ce sont les modalités d’appréciation de ce second critère qui sont contestées par le demandeur au pourvoi, lequel reproche notamment aux juges du fond d’avoir déterminé « la probabilité de survenance du dommage au regard de la probabilité que la lésion du plexus brachial entraîne des séquelles permanentes, et non au regard de la probabilité que les manœuvres obstétricales entraînent une telle lésion ».

Après avoir rappelé les éléments de caractérisation de l’anormalité du dommage, la Cour de cassation livre, à la suite du Conseil d’État (CE 15 oct. 2018, n° 409585 ; Lebon ; AJDA 2019. 319 ; RLDC 2018, n° 165, note N. Lacoste), une grille de lecture de ce second critère : « pour apprécier le caractère faible ou élevé du risque dont la réalisation a entraîné le dommage, il y a lieu de prendre en compte la probabilité de survenance d’un événement du même type que celui qui a causé le dommage et entraînant une invalidité grave ou un décès ». Elle en déduit ainsi « que, si l’élongation du plexus brachial est une complication fréquente de la dystocie des épaules, les séquelles permanentes de paralysie sont beaucoup plus rares, entre 1 % et 2,5 % de ces cas, de sorte que la survenance du dommage présentait une faible probabilité ».

Deux remarques peuvent être faites à la lecture de cette solution. D’une part, le critère de la gravité du dommage, déjà exigé par la lettre de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique pour l’indemnisation du préjudice, resurgit pour l’évaluation de l’anormalité du dommage. La référence à une « invalidité grave ou un décès » permet de s’interroger : la gravité de l’invalidité doit-elle être estimée eu égard aux dispositions de l’article D. 1142-1 précité, auquel cas la condition est redondante, ou s’agit-il d’une gravité d’un degré supérieur restreignant le droit à indemnisation de certaines victimes ? D’autre part, les termes évoquant « la probabilité de survenance d’un événement du même type que celui qui a causé le dommage » sont suffisamment larges pour permettre de s’abstraire, lors de la détermination de la probabilité de survenance du dommage, de la stricte logique du lien d’imputabilité. En effet, là où la condition d’imputabilité a conduit les juges à établir un rapport de causalité entre les manœuvres de l’obstétricien (et non la dystocie des épaules) et les lésions, la fréquence du risque de survenance de ces dernières doit être appréciée au regard de l’ « événement » (la dystocie des épaules) et non nécessairement de l’action thérapeutique (la manœuvre de Jacquemier). Cette souplesse dans l’établissement du caractère anormal du dommage, si elle a l’avantage d’être favorable à l’indemnisation des victimes, interroge toutefois sur la cohérence dans l’application de l’ensemble des conditions issues de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique.