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Indemnisation de la perte de gains professionnels : c’est la nature qui compte

Même si son versement commence avant la date de consolidation du préjudice retenue par le juge, la rente accident du travail, qui répare un préjudice permanent, ne peut être imputée sur un poste de préjudice patrimonial temporaire.

Dans la décision du 14 octobre 2021, la Cour de cassation se prononce sur plusieurs points de droit mais l’apport essentiel porte sur l’imputation de la rente accident du travail car, pour la première fois, nous semble-t-il, elle précise le poste de préjudice sur lequel celle-ci doit s’imputer.

En l’espèce, une salariée a été victime, sur son lieu de travail, d’une tentative de vol aggravé. Elle a saisi une commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) d’une demande d’indemnisation de ses préjudices, en invoquant le rapport d’une expertise médicale ordonnée par un tribunal correctionnel, ayant fixé la consolidation de ses blessures au 7 janvier 2014.

Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) a contesté en appel les sommes allouées au titre de certains postes de préjudice, notamment ceux des pertes de gains professionnels actuels et futurs.

La cour d’appel saisie a débouté la victime de sa demande d’indemnisation au titre des pertes de gains professionnels actuels en leur imputant les arrérages de rente accident du travail. Elle a considéré que l’imputation de cette rente devait se faire sur la perte de gains actuels et non sur celle de gains futurs. Elle l’a également déboutée de sa demande d’indemnisation au titre des pertes de gains professionnels futurs estimant que la victime ne rapportait pas la preuve de l’existence de ce préjudice.

La victime s’est pourvue en cassation soutenant qu’en imputant les arrérages de rente accident du travail sur les pertes de gains professionnels actuels de la victime au lieu des pertes de gains professionnels futurs, la cour d’appel aurait violé les dispositions des articles 29 et 31 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 modifiée, L. 434-1, L. 434-2 et L. 461-1 du code de la sécurité sociale, ensemble du principe de la réparation intégrale du préjudice.

La victime fait également grief à l’arrêt de la débouter de sa demande d’indemnisation au titre des pertes de gains professionnels futurs faute de preuve de l’existence de son préjudice sans réfuter les motifs des premiers juges qui lui avaient accordé l’indemnisation et alors même qu’elle avait versé aux débats les documents nécessaires pour l’établir.

La Cour de cassation était donc invitée à se prononcer sur l’imputation des arrérages de rente accident du travail et sur la preuve de l’existence de la perte de gains professionnels futurs.

L’imputation de la rente accident du travail

En l’espèce, la question porte sur le point de savoir s’il convient ou non d’imputer les arrérages de la rente accident du travail que la victime a commencé à percevoir avant la date de consolidation de son dommage sur le montant de l’indemnisation de la perte des gains professionnels actuels qu’elle aurait subie.

Selon la nomenclature Dintilhac, la rente d’accident du travail indemnise la réduction de la capacité de travail de la victime et l’atteinte objective à l’intégrité physique. Elle doit s’imputer pour partie sur l’indemnité allouée en réparation du déficit fonctionnel. Le poste de pertes de gains professionnels actuels (PGPA) correspond, quant à lui, aux rémunérations non perçues par la victime avant la date de consolidation en raison de la survenance du fait dommageable.

Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle qu’« il résulte des articles 29 et 31 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 que le juge, après avoir fixé l’étendue du préjudice résultant des atteintes à la personne et évalué celui-ci indépendamment des prestations indemnitaires qui sont versées à la victime, ouvrant droit à un recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation ou son assureur, doit procéder à l’imputation de ces prestations, poste par poste ».

Elle ne fait que confirmer que le juge du fond est tenu d’une double obligation :

  • D’une part, il doit fixer l’étendue du préjudice subi par la victime et l’évaluer sans tenir compte des prestations indemnitaires versées à la victime.
     
  • D’autre part, il doit imputer ces prestations poste par poste.

La première obligation découle de l’essence même de la responsabilité civile dont « la fonction […] est de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit » (Civ. 1re, 2 juill. 2014, n° 13-17.894, Bull. civ. I, n° 119 ; Dalloz actualité, 29 juill. 2014, obs. A. Cayol ; D. 2014. 1494 ; AJDI 2014. 722 ). Pour procéder à cette réparation intégrale, le juge du fond doit fixer l’étendue du préjudice et procéder à son évaluation. Le droit à réparation pour la victime d’un préjudice naît au moment où le dommage a été causé. En revanche, l’évaluation des dommages-intérêts ayant pour objet de le réparer se fait au jour de la décision judiciaire accordant l’indemnité (Civ. 2e, 12 déc. 1994, n° 94-06.003, inédit). En principe, quel que soit le contentieux, cette indemnité se calcule suivant les règles du droit commun de la responsabilité.

À propos de la seconde obligation, elle n’est qu’un rappel. La Cour de cassation a précisé que l’évaluation de l’indemnisation se fait poste par poste et période par période, en distinguant les préjudices à caractère patrimonial des préjudices à caractère personnel, et ce indépendamment des prestations indemnitaires versées par les organismes sociaux, ouvrant droit à un recours contre la personne tenue à réparation ou à son assureur en application de l’article 29 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 (Civ. 2e, 16 sept. 2003, RCA 2003. Comm. 320 ; 5 mai 2004, RCA 2004. Comm. 139). 

Le juge reconnaît que « le préjudice soumis à recours doit être fixé en tous ses éléments, même s’il est en totalité ou en partie réparé par le service des prestations versées par un tiers payeur » (Civ. 2e, 26 juin 1996, n° 94-13.553, Bull. civ. II, n° 187).

Dans le cas où des prestations ont déjà été servies par des tiers payeurs, le juge doit détailler, poste par poste, le préjudice de la victime afin de vérifier sur quels postes sont susceptibles de s’imputer ces prestations (Crim. 5 févr. 2008, n° 07-83.327, D. 2008. 1800 , note Y. Saint-Jours ; AJ pénal 2008. 196 ; 15 avr. 2008, n° 07-21.099, Dalloz actualité, 13 févr. 2009, obs. S. Lavric ; D. 2009. 572 ). Le préjudice doit être fixé en tous ses éléments (Crim. 24 juin 2008, n° 07-87.465, D. 2008. 2077 ; AJ pénal 2008. 428 ) et le juge doit rechercher quels postes de préjudice ont vocation à indemniser chaque catégorie de prestations servies par les tiers payeurs (Civ. 2e, 11 sept. 2008, n° 07-18.121, inédit). Il faut donc déduire du montant du préjudice évalué, ce qui est dû aux organismes sociaux qui ont versé des prestations indemnitaires à la victime et qui bénéficient de ce fait d’un recours subrogatoire.

De façon constante, la Cour de cassation affirme qu’il revient aux juges du fond d’apprécier souverainement le montant du préjudice dont ils justifient l’existence par l’évaluation qu’ils en font, sans être tenus d’en préciser les divers éléments (Cass., ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640, Bull. ass. plén., n° 3 ; Cass., ch. mixte, 6 sept. 2002, n° 98-22.981, D. 2002. 2963 , note D. Mazeaud ; ibid. 2531, obs. A. Lienhard ; RTD civ. 2003. 94, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTD com. 2003. 355, obs. B. Bouloc ; Civ. 2e, 21 avr. 2004, n° 04-06.023, D. 2005. 1506 ; Com. 24 mai 2017, n° 15-21.179). Elle ne leur impose aucune méthode de calcul (Civ. 3e, 1er févr. 2018, n° 16-26.135, AJDI 2018. 303 ) mais s’assure que ce calcul respecte bien le principe de la réparation intégrale (Civ. 2e, 22 oct. 2009, n° 08-12.033, inédit).

Dans un second temps, et c’est là tout l’apport de cette décision, la Cour de cassation affirme, sans ambiguïté, que, même si le versement de la rente accident de travail a lieu avant la date de la consolidation fixée par le juge, celle-ci a vocation à réparer un préjudice permanent. Parce qu’elle a vocation à réparer un préjudice permanent, elle ne peut donc pas être imputée sur la perte de gains professionnels actuels qui est un préjudice patrimonial temporaire.

Jusqu’ici, la Cour de cassation affirmait, au regard du principe de la réparation intégrale et des articles 29 et 31 de la loi du 5 juillet 1985, que la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnise, d’une part, la perte de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent (Civ. 2e, 11 juin 2009, n° 08-17.581, Bull. civ. II, n° 155 ; n° 07-21.768, Bull. civ. II, n° 153 ; n° 08-16.089, Bull. civ. II, n° 154 ; Dalloz actualité, 25 juin 2009, obs. I. Gallmeister ; D. 2009. 1789 , note P. Jourdain ; ibid. 2714, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 532, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin ).

Elle a également précisé qu’en l’absence de perte de gains professionnels ou d’incidence professionnelle, la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnise nécessairement le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent (Civ. 2e, 22 oct. 2009, nos 08-19.628 et 08-19.576, Bull. civ. II, n° 259 ; n° 08-18.755, Bull. civ. II, n° 260 ; n° 07-20.419, Bull. civ. II, n° 258, Dalloz actualité, 5 nov. 2009, obs. S. Lavric ; D. 2010. 532, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et S. Grignon Dumoulin ; 16 déc. 2010, n° 09-67.573 ; 22 nov. 2012, n° 11-22.763 ; 2 juill. 2015, n° 14-19.777 ; 16 juin 2016, n° 15-16.247 ; 30 nov. 2017, n° 16-25.058 ; 7 mars 2019, n° 18-10.776),

À notre connaissance, la Cour ne s’était encore jamais prononcée sur l’objet d’imputation de la rente accident du travail entre la perte de gains professionnels actuels ou futurs. Elle se contentait de viser indifféremment le poste de pertes de gains professionnels sans distinction selon qu’il s’agissait des gains professionnels actuels ou des gains professionnels futurs. Partant, l’imputation opérée par la cour d’appel n’était ni interdite ni admise explicitement.

En l’espèce, deux raisonnements étaient alors possibles :

Soit parce que la perte de gains professionnels actuels est indemnisée avant la date de consolidation du dommage et que la rente accident du travail commence à être perçue, elle aussi, avant cette date, on impute la deuxième sur l’indemnisation de la première. Puisque les arrérages de la rente sont versés jusqu’à la consolidation du préjudice, il n’est pas incohérent de les imputer sur la perte des gains professionnels actuels qui est un préjudice patrimonial avant consolidation. C’est ici le critère de la période qui détermine l’imputation : avant consolidation. Et c’est ce critère qui a été retenu par la cour d’appel.

Soit parce que la rente accident du travail a vocation à indemniser, en tout ou partie, un préjudice économique permanent, elle ne peut pas, par nature, indemniser un préjudice économique temporaire. Or, selon la nomenclature Dintilhac, la perte de gains professionnels futurs est un préjudice temporaire. Parce que leur nature diffère, l’imputation entre elles ne peut pas avoir lieu. C’est ici le critère de la nature des postes de préjudices qui détermine l’imputation : préjudice permanent. Et c’est cette seconde conception qu’adopte la deuxième chambre civile.

Elle affirme de façon nette qu’en application des articles L. 434-1 et L. 434-2 du code de la sécurité sociale, la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels futurs et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent. Il en résulte que les arrérages échus à la date de consolidation n’auraient pas dû être déduits de l’indemnisation de la perte de gains professionnels actuels – préjudice temporaire – mais sur la perte de gains professionnels futurs – préjudice permanent. 

De prime abord, la question de l’imputation de la rente d’accident du travail pourrait revêtir un enjeu pratique non négligeable – tant pour les tiers payeurs que pour la victime – en ce qu’elle influe sur le montant de la réparation totale. Toutefois, cet enjeu demeure relatif dans la mesure où cette rentre sera, en tout état de cause, imputée sur la perte des gains professionnels futurs. In fine, le montant global de l’indemnisation totale perçue par la victime s’en trouvera atteint de la même façon.

L’indemnisation de la perte de gains professionnels futurs

Selon la nomenclature Dintilhac, le poste de préjudice de la perte de gains futurs (PPGF) indemnise une invalidité spécifique partielle ou totale qui entraîne une perte ou une diminution directe des revenus professionnels futurs de la victime à compter de la date de consolidation. La Cour de cassation était invitée à se prononcer, d’une part, sur la recevabilité du moyen contestant le refus de l’indemnisation de cette perte et, d’autre part, sur son bien-fondé.

La recevabilité

Alors que le FGTI contestait la recevabilité du moyen tendant à réclamer l’indemnisation de la perte de gains professionnels futurs faute de demande d’indemnisation de ce chef dans les développements et dans le dispositif des écritures de la victime, la haute juridiction considère, au contraire, qu’il est recevable. Cette dernière relève que la victime n’était pas appelante de ce chef de jugement et qu’elle était réputée s’être approprié les motifs de la décision, laquelle, précisément, lui accordait une indemnisation au titre des pertes de gains professionnels futurs.

Le bien-fondé

Contrairement aux premiers juges, les juges d’appel ont rejeté la demande d’indemnisation de la PGPF pour défaut de preuve de l’existence d’un tel préjudice rapportée par la victime. L’arrêt d’appel énonce que cette dernière ne faisait pas valoir d’argumentation de ce chef dans ses conclusions d’appel et n’avait pas répondu à l’argumentation adverse qui prétendait qu’elle ne justifiait pas avoir subi un préjudice.

La Cour de cassation censure la décision sur ce point également. Au visa de l’article 455 du code de procédure civile, elle rappelle que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L’insuffisance des motifs équivaut à leur absence.

En jugeant que l’existence du préjudice dont il était demandé réparation n’était pas rapportée par la victime, alors que la CIVI lui avait alloué une somme de ce chef en considération de ses revenus de l’année 2014, sans analyser, fût-ce de façon sommaire, les pièces versées aux débats pour justifier de la perte de gains professionnels que la victime affirmait avoir subie durant l’année en cause, la cour d’appel n’a pas satisfait aux exigences du texte susvisé.

La Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de préciser que pour évaluer cette perte de gains professionnels futurs, le juge du fond ne saurait procéder par voie de référence aux documents ou éléments de preuve produits, sans en donner l’analyse, même sommaire (Civ. 3e, 6 oct. 2009, n° 08-18.509, inédit). Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties ; l’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence (Crim. 28 mai 2019, n° 18-81.035, inédit).

C’est donc sans surprise que la haute juridiction censure la décision des juges d’appel faute de motivation suffisante pour écarter l’existence du préjudice de perte de gains professionnels futurs.