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Indemnités prud’homales plafonnées : l’office du juge à l’épreuve du barème

Les ordonnances, présentées le 31 août dernier, prévoient notamment d’instaurer un plafond indemnitaire obligatoire en cas de licenciement abusif, avec par ricochet un encadrement de l’office du juge. 

par Thomas Coustetle 15 septembre 2017

« On ne peut pas réduire la justice à des barèmes » : c’est en ces termes que Clarisse Taron, présidente du syndicat de la magistrature (SM), décrit ce texte. Elle ajoute que « cette mesure se heurte au droit de la victime à la réparation intégrale de son préjudice. Les tenants du projet oublient que l’indemnisation d’un salarié n’est rien d’autre qu’une déclinaison de ce principe. De fait, c’est bien pour cette raison que le travail du juge est essentiel : il n’y a jamais deux situations qui soient similaires ! ».

Autant de craintes qui sont partagées par Nathalie Leclerc-Garret, trésorière nationale de l’Union syndicale des magistrats (USM), et magistrate spécialiste en droit social, qui y voit un moyen de priver le juge de son office au nom de la rationalité de la relation de travail : « le montant à peine plus favorable » qui y est porté cherche bel et bien dissuader d’avoir recours au juge. La magistrate s’interroge : « n’est-ce pas un premier pas vers la globalisation du calcul de tout préjudice en responsabilité civile, au nom de la prévisibilité, dont le licenciement abusif n’est finalement qu’une déclinaison ? ».

Ce barème s’appliquera par définition indépendamment de la faute de l’employeur. Il impose de ce fait un nouveau paradigme, celui de mettre un « prix à la violation de la loi », selon la formule de Pascal Lokiec (cité dans M.-L. Morin, Derrière « le pragmatisme » des ordonnances, la perversion des droits fondamentaux, Blog Médiapart, 6 sept. 2017).

Une indemnisation conçue comme un tarif fixe et indexée sur l’ancienneté, pose, par ricochet, une double question : l’office du juge prud’homal s’en trouvant limité, un plafond construit sur un seul élément de préjudice qu’est l’ancienneté est-il constitutionnellement recevable ? Le cas échéant, peut-on imaginer des voies de contournement afin que le juge retrouve son office ?

Un barème à la constitutionnalité discutée

Pour Frédéric Sicard, bâtonnier du barreau de Paris, le problème est le suivant : « est-ce qu’un barème qui réduit le préjudice du salarié au seul critère de l’ancienneté ne vient pas priver le justiciable de son droit à l’accès au juge, tel que reconnu par la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ou le préambule de 1946 ? ».

Cette interrogation pourrait très bien se retrouver devant le Conseil constitutionnel au moyen d’une question prioritaire de constitutionnalité. En effet, le bâtonnier estime que le Conseil a seulement rendu, le 7 septembre dernier, une décision sur l’équilibre général des ordonnances (Cons. const., 7 sept. 2017, n° 2017-751 DC, Dalloz actualité, 8 sept. 2017, art. F. Mehrez isset(node/186403) ? node/186403 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>186403), mais n’a pas eu à connaître de cette problématique jugée « très spécifique », qui réduit l’office du juge à la seule question de l’ancienneté du salarié pourtant victime d’une rupture abusive.

Or justement, selon Fréderic Sicard, « on ne peut s’appuyer sur l’analyse européenne pour rejeter cet argumentaire constitutionnel ». Si d’autres pays ont adopté un référentiel, l’objectif poursuivi reste très différent, comme en Italie, par exemple, où les montants sont surtout dissuasifs pour contenter un salarié qui souhaite sa réintégration. « Il s’agit d’une somme de textes européens, dont on ne peut déduire de principe transcendant qui s’imposerait en droit français », ajoute le bâtonnier.

Existe-t-il des voies de contournement au bénéfice du juge ?

À supposer que le juge constitutionnel admette que le barème compense l’ensemble des préjudices liés au licenciement, le juge prud’homal pourra-t-il contourner ce barème obligatoire ? A priori, la portée de son office semble limitée car le texte ne prévoit que deux dérogations officielles : la violation des droits fondamentaux et le harcèlement.

Nathalie Leclerc-Garret voit pourtant dans ces exceptions un truchement possible s’il est face à un licenciement injustifié. Avis partagé par Frédéric Sicard qui estime que « la notion de droits fondamentaux est très vaste et peut recouvrir, en droit positif, le respect des convictions mais également la vie privée, voire un droit à la santé, incluant tout un pan de la législation sociale ».

En outre, d’autres outils juridiques pourront sans doute être exploitables. Ainsi, « le juge pourrait se reporter sur d’autres postes de préjudices, comme un préjudice moral qui est déjà indemnisé à part », souligne la trésorière de l’USM. Frédéric Sicard envisage quant à lui une autre source de préjudices qui couvrirait non pas directement le licenciement, mais « les conditions » de celui-ci, comme le préjudice lié à la brutalité de la rupture ou l’angoisse liée à l’avenir professionnel. Le juge pourrait ainsi sortir des fers de l’ordonnance pour réparer toutes les conséquences d’une rupture abusive.

Peut-être faut-il y voir un outil régulateur en germe qui permettrait au juge de retrouver son rôle, dont déjà 70 % des avocats craignent la disparition.