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Indépendance des juges et mesures de baisse des salaires : position de la CJUE

Le principe de l’indépendance des juges ne s’oppose pas à l’application aux membres de la Cour des comptes portugaise de mesures générales de réduction salariale liées à des contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif ainsi qu’à un programme d’assistance financière de l’Union.

par François Mélinle 22 mars 2018

À la suite de la crise de la fin des années 2000, certains États de l’Union européenne ont mis en œuvre des mesures de baisse des rémunérations de ses agents.

Tel fut le cas de la Grèce, qui, par deux lois visant à mettre en œuvre des accords conclus avec la Commission européenne, la BCE et le FMI, a décidé, en 2010, de réduire les rémunérations de tous les employés des services publics grecs, en poste en Grèce ou à l’étranger. Cette mesure a été soumise à l’attention de la Cour de justice, à propos d’un professeur d’une école gérée par la Grèce en Allemagne (CJUE 18 oct. 2016, aff. C-135/15, D. 2016. 2122 ; ibid. 2017. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Dr. soc. 2017. 196, étude L. Pailler ; Rev. crit. DIP 2017. 238, note D. Bureau et H. Muir Watt ; JCP 2016. 1979, obs. D. Berlin).

Tel fut également le cas du Portugal. Une loi portugaise du 12 septembre 2014 a prévu, à titre transitoire, un mécanisme de réduction du montant des rémunérations dans le secteur de la fonction publique, conçu au sens large. Cette réduction était prévue pour les rémunérations de certains élus et d’agents publics, dans les proportions suivantes : la réduction était de 3,5 % sur la valeur totale des rémunérations supérieures à 1 500 € et inférieures à 2 000 €, de 3, 5 à 10 % pour les rémunérations égales ou supérieures à 2 000 € et inférieures ou égales à 4 165 € et de 10 % sur la valeur totale des rémunérations supérieures à 4 165 €.

Les juges du Tribunal constitutionnel et de la Cour des comptes, les magistrats du siège et du ministère public étaient notamment concernés.

Une association agissant aux noms des juges de la Cour des comptes forma un recours devant la juridiction administrative portugaise et demanda l’annulation des actes administratifs de gestion des rémunérations qui avaient été pris en application de la loi. Au soutien de cette demande, l’association faisait valoir que les mesures de réduction salariale violaient le principe de l’indépendance des juges, consacré par la Constitution portugaise et par l’article 19, § 1, du Traité sur l’Union européenne, qui dispose que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ».

La Cour de justice de l’Union européenne ayant été saisie d’une question préjudicielle, il lui appartenait de déterminer si le principe de l’indépendance des juges s’oppose à l’application aux membres du pouvoir judiciaire d’un État membre de mesures générales de réduction salariale liées à des contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif ainsi qu’à un programme d’assistance financière de l’Union, étant toutefois indiqué que la Cour a pris soin de préciser qu’elle ne devait prendre en compte que la situation des membres de la Cour des comptes portugaise.

Par son arrêt du 27 février 2018, elle rappelle (pts 32 et 35) que l’article 19 concrétise la valeur de l’État de droit et confie la charge d’assurer le contrôle juridictionnel dans l’ordre juridique de l’Union non seulement à la Cour mais également aux juridictions nationales (V., CJUE 3 oct. 2013, aff. C-583/11 P, pt 90, RTD eur. 2014. 389, étude F.-V. Guiot ; ibid. 899, obs. L. Coutron ; ibid. 2015. 63, étude A. Bouveresse ; Rev. UE 2015. 173, étude E. Brosset ; ibid. 258, étude V. Giacobbo-Peyronnel et V. Huc ) et ajoute que le principe de protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union constitue un principe général du droit de l’Union qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui est affirmé à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (V., égal., CJUE 22 déc. 2010, aff. C-279/09, pts 29 à 33, RTD eur. 2011. 173, chron. L. Coutron ; Europe 2011, n° 38, obs. D. Simon ; Procédures 2011, n° 57, obs. C. Nourissat). Or, afin que cette protection soit garantie, la préservation de l’indépendance de la juridiction considérée est primordiale (arrêt, pt 41), puisque, ainsi qu’il l’a déjà été jugé, la garantie d’indépendance est inhérente à la mission de juger (CJUE 13 déc. 2017, aff. C-403/16, pt 40, AJDA 2018. 329, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2018. 313, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ).

Au regard de ces éléments, la notion d’indépendance doit nécessairement être précisée (arrêt, pt 44). Elle suppose, notamment, que la juridiction exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, et qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions (CJUE 16 févr. 2017, aff. C-503/15, pt 37, RTD eur. 2017. 408, obs. L. Coutron ). Et la Cour considère que la perception par les membres de la juridiction concernée d’un niveau de rémunération en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent constitue une garantie inhérente à l’indépendance des juges (arrêt, pt 45).

Toutefois, en l’espèce, la Cour relève que les mesures de réduction salariale ont été adoptées en raison d’impératifs liés à l’élimination du déficit budgétaire excessif de l’État portugais dans le contexte d’un programme d’assistance financière de l’Union à cet État membre (arrêt, pt 45), qu’elles prévoyaient une réduction limitée du montant de la rémunération (arrêt, pt 47), qu’elles ont été appliquées non pas seulement aux membres de la Cour des comptes portugaise, mais, plus largement, à différents titulaires de charges publiques et personnes exerçant des fonctions dans le secteur public, dont les représentants des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (arrêt, pt 48) et qu’elles avaient un caractère temporaire (arrêt, pt 50). Ces mesures s’apparentent par conséquent à des mesures générales visant à faire contribuer un ensemble de membres de la fonction publique nationale à l’effort d’austérité dicté par les impératifs de réduction du déficit excessif du budget de l’État portugais (arrêt, pt 49). Dans ces conditions, la Cour de justice en déduit que ces mesures de réduction salariale ne peuvent pas être considérées comme portant atteinte à l’indépendance des membres de la Cour des comptes portugaise.

Cet arrêt du 27 février 2018 est d’un intérêt certain. Sur la forme, il est à noter qu’un soin particulier a été porté à sa rédaction et à sa structuration afin de lui donner un caractère pédagogique, ce qui n’est pas très fréquent pour une décision de la Cour de justice. Sur le fond, la solution retenue peut être approuvée. On peut certes concevoir qu’une baisse de la rémunération décidée par le pouvoir exécutif ou législatif de la rémunération des juges puisse être considérée comme portant atteinte à leur indépendance, dès lors qu’une telle mesure les concernerait à titre exclusif, surtout dans un éventuel contexte de défiance de ce pouvoir à l’égard de la magistrature.

En revanche, la problématique de l’indépendance des juges ne semble plus pertinente si la mesure de réduction des rémunérations vise, dans les mêmes conditions, d’autres catégories de personnes rémunérées par les autorités publiques, comme c’était le cas de la loi portugaise qui prévoyait cette mesure, notamment, à l’égard du président de la République, des membres du gouvernement, des députés et des agents des entreprises publiques. Même s’il ne concerne que le droit portugais, l’approche que développe cet arrêt a vocation à être transposée à tous les États de l’Union qui ont pris ou envisageraient d’édicter une telle mesure de restriction des rémunérations, y compris à la France. La problématique serait en effet identique, l’indépendance de l’autorité judiciaire étant par ailleurs garantie par l’article 64 de la Constitution.