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Injonction de payer : la future procédure dématérialisée suscite l’inquiétude

L’article 13 du projet de loi de programmation de la justice 2018-2022 promet un traitement dématérialisé et centralisé de la procédure d’injonction de payer. De leur côté, les avocats redoutent que la célébration d’une justice online aggrave les inégalités au détriment des plus vulnérables.

par Thomas Coustetle 19 avril 2018

Dans un ouvrage paru le 11 avril 2018, Justice digitale (PUF), Antoine Garapon et Jean Lassègue observent que « la révolution numérique bouleverse la justice et fait peur à certains autant qu’elle enthousiasme les autres : disparition des avocats et des notaires, justice prédictive, état civil tenu par la blockchain, résolution des conflits en ligne ». Une assertion d’autant plus prégnante qu’elle se cristallise au cœur de l’article 13 du projet de loi de programmation de la justice 2018-2002.

Cette dernière disposition prévoit, en substance, la création d’un « tribunal de grande instance » (TGI) qui serait nationalement compétent pour connaître des injonctions de payer internes et transfrontières. Les oppositions seraient portées devant le TGI normalement compétent, sauf lorsqu’elles « tend[ent] à l’obtention de délais de paiement ». Dans cette dernière hypothèse, la demande serait traitée « par voie dématérialisée et sans audience » (v. Dalloz actualité, 29 mars 2018, art. C. Bléry isset(node/189900) ? node/189900 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189900).

Une procédure accélérée contradictoire

En l’état actuel du droit, la procédure d’injonction de payer permet à un créancier d’obtenir un titre facilité pour le recouvrement d’une créance essentiellement contractuelle. Le juge saisi ordonne ainsi au débiteur de payer, à charge pour lui de former opposition en cas de désaccord (C. pr. civ., art. 1405 s.).

La demande y est portée devant le tribunal d’instance – pour les litiges inférieurs à 10 000 € –, le président du TGI ou le tribunal de commerce, dans les limites de ces juridictions (C. pr. civ., art. 1406). Le juge statue sans audience le plus souvent, « sur requête et pièces » (C. préc., art. 1407). L’ordonnance n’est pas motivée et est exécutoire dans le mois qui suit la notification. Ce n’est que si le défendeur fait opposition qu’un débat contradictoire est audiencé. 

« 480 000 injonctions de payer par an »

Sans parler de « contentieux de masse », un juge va jusqu’à traiter environ cinquante dossiers par demi-journée, soit 480 000 injonctions de payer par an, selon les estimations du ministère. Dans seulement 4 % des cas, le débiteur s’oppose à l’ordonnance. Actuellement, la Chancellerie estime que cette tâche repose sur vingt magistrats, deux cents fonctionnaires et des magistrats à titre temporaire.

Le ministère observe que « ce contentieux est très disséminé dans chaque tribunal ». Le traitement centralisé des requêtes dans une juridiction spécialisée « permettrait d’être plus efficace et irait de pair avec une dématérialisation complète du dossier des requêtes ».

Une des options que la Chancellerie envisage est de déléguer le traitement de ces requêtes à des greffiers expérimentés. Sur une moyenne de cinquante dossiers, les services judiciaires estiment que cela reviendrait à occuper environ une vingtaine de greffiers. « L’important étant de traiter plus efficacement des requêtes. Mais, en cas de contestation, l’audience se tiendrait dans les actuels tribunaux d’instance », pondère le ministère.

Des praticiens inquiets

Pas sûr que ces observations suffisent à faire taire les craintes des avocats. Déjà, le 11 janvier dernier, parmi les points qui fâchent (v. Dalloz actualité, 12 avr. 2018, art. J. Mucchiellicertains évoquaient l’idée que la dématérialisation de cette procédure ne « prendra pas en compte la dimension humaine et contradictoire des dossiers ».

Pour Me Antoni Mazenq, c’est surtout en cas d’opposition que le bât blesse. « Si l’opposition porte uniquement sur les délais de paiement, la procédure se déroulera “sans audience” devant un “tribunal numérique”. Mais quid si le débiteur exerce deux demandes. À titre principal, sur la prescription, et à titre subsidiaire, sur les délais de paiement, par exemple. En tant que débiteur, devant quelle juridiction je porte mes demandes ? », interroge-t-il. 

Par ailleurs, le praticien ne voit pas forcément d’un très bon œil l’absence d’audience, même limitée à une demande en délai de paiement. « Il est toujours intéressant d’avoir les observations orales des parties sachant que les délais de paiement peuvent aller en l’état du droit jusqu’à vingt-quatre mois ». « Les justiciables ne vont-ils pas saisir une défense au fond pour contourner le tribunal virtuel ? », envisage-t-il.

L’efficacité de cette procédure promise par la Chancellerie dépendra de beaucoup des moyens humains et techniques qui seront pourvus pour organiser la dématérialisation. Me Antoni Mazenq s’autorise la comparaison avec la situation actuelle : « Tous les praticiens savent que le réseau privé virtuel des avocats ne fonctionne déjà pas très bien. Avec tous les moyens aujourd’hui mis en œuvre, on reste quand même limité en capacité d’envoi. En sera-t-il de même devant cette nouvelle juridiction ? »

« Comment un justiciable fera-t-il s’il ne maîtrise pas la procédure numérique ? », se demande ce praticien en dernier regard. Une question dont se fait justement l’écho le rapport 2017 rendu par le défenseur des droits. Un document qui met justement en garde contre « la numérisation des services publics », qui « creuse les inégalités », et constitue « une énorme difficulté pour les personnes vulnérables », à l’heure où « 33 % des personnes déclarent être peu à l’aise avec internet » (v. Dalloz actualité, 16 avr. 2018, art. T. Coustet isset(node/190195) ? node/190195 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190195).