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Intelligence artificielle créative et créations artistiques

Quel est le régime applicable aux intelligences artificielles créatives pour ce qui concerne les œuvres générées par elles et les œuvres absorbées par elles ? Le rapport du CSPLA sur les enjeux juridiques et économiques de l’intelligence artificielle dans les secteurs de la création culturelle en fournit un décryptage.

par Cécile Crichtonle 24 février 2020

Paru le 7 février 2020 et conduit par les professeurs Alexandra Bensamoun et Joëlle Farchy, le rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) livre une analyse complète sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le secteur culturel. La détermination du régime applicable y demeure fondamentale, tant pour les créations artistiques générées par une intelligence artificielle (p. 26-49) que pour les créations artistiques qui alimentent celle-ci (p. 50-59), étant précisé que le terme « intelligence artificielle » renvoie uniquement aux techniques d’apprentissage automatique. Le présent article restant une courte synthèse, nous invitons le lecteur à lire le rapport dont la richesse s’illustre par sa qualité de recherche et d’analyse.

Quel est le régime applicable aux créations artistiques générées par une intelligence artificielle ?

Les quelques 432 500 $, fruits de la vente du tableau Portrait d’Edmond de Belamy créé par une intelligence artificielle (IA), ont été remis au collectif utilisateur de l’intelligence artificielle, tandis que son développeur l’avait divulgué en open source. Cette illustration interroge les fondements mêmes du droit d’auteur – la qualification d’œuvre et sa paternité – dans l’hypothèse où la création artistique serait générée par une intelligence artificielle.

Afin d’être qualifiée d’œuvre et d’obtenir protection par le droit d’auteur, la création générée par intelligence artificielle doit être originale, en ce qu’elle doit refléter la personnalité de son auteur (p. 34-35). Ce rattachement nécessaire à l’auteur est incompatible avec la production d’un contenu par une IA. Ce fait interroge plus généralement sur la présence d’un quelconque processus créatif (p. 32-34). La vision personnaliste du droit d’auteur implique effectivement que l’acte créatif soit aux mains d’une personne physique. En cela, le rapport propose de « rechercher une personnalité plus indirecte, plus éloignée, celle du concepteur de l’IA notamment, qui délimite la cadre de la création algorithmique en façonnant le modèle d’inférence » (p. 35), autrement dit, une identification « à rechercher ailleurs, dans une relation créative inédite, une relation intermédiée » (p. 36).

En découle la question de la titularité des droits à laquelle le rapport entrevoit trois hypothèses. La première serait celle d’attribuer la titularité au concepteur de l’IA (p. 37-39), ce qui oppose toutefois des difficultés liées notamment à l’identification précise de ce concepteur étant donné la pluralité d’intervenants sur une IA, ou à une automaticité de la titularité qui n’est pas nécessairement pertinente. Une deuxième hypothèse serait d’attribuer la titularité à l’utilisateur de l’IA (p. 39-40), ce qui peut également être contestable dans la mesure où cette solution « aboutirait à une protection automatique » (p. 40). Une troisième hypothèse serait de créer un régime propre (p. 40-41) inspiré du régime de droit anglais des œuvres générées par ordinateur, qui n’est pas non plus entièrement satisfaisant selon les auteurs.

Dès lors, le rapport envisage des moyens alternatifs (p. 41-47) qu’il conviendra de reproduire.

Premièrement, est proposée la création d’un droit d’auteur spécial, à l’instar du droit d’auteur portant sur le logiciel : « Il serait alors loisible d’ajouter un quatrième alinéa à l’article L. 113-2 du code de la propriété intellectuelle pour définir l’œuvre en question, comme “la création générée par une intelligence artificielle et à la réalisation de laquelle n’a concouru aucune personne physique”. Quant au régime associé, on pourrait l’intégrer à l’article L. 113-5 du code de la propriété intellectuelle, avec celui de l’œuvre collective. Le nouvel article L. 113-5 énoncerait ainsi : “L’œuvre collective et l’œuvre générée par une IA sont, sauf preuve contraire, la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elles sont divulguées. Cette personne est investie des droits de l’auteur” » (p. 42).

Deuxièmement, est proposée la création d’un droit d’auteur à la manière d’un droit voisin, à l’instar de l’œuvre posthume et pourvu que la création soit « assimilable à une œuvre », donc originale : « La disposition pourrait alors être intégrée à l’article L. 123-4 du code de la propriété intellectuelle, in fine, en ces termes : “Celui qui prend les dispositions nécessaires en termes d’investissement pour communiquer au public une création de forme générée par une intelligence artificielle et assimilable à une œuvre de l’esprit jouit d’un droit d’exploitation d’une durée de X années à compter de la communication”. Pour permettre plus de souplesse, on pourrait ici privilégier les solutions contractuelles négociées en ajoutant en début de disposition “sauf stipulations contraires” » (p. 42-43).

Troisièmement, est proposée la création d’un droit sui generis, sur le modèle du droit du producteur de bases de données : « La proposition pourrait être intégrée dans la première partie du code de la propriété intellectuelle, consacrée à la propriété littéraire et artistique, à la suite du droit des bases de données précédemment décrit, et imposer la protection suivante : “Le producteur d’une intelligence artificielle permettant la génération de créations assimilables à des œuvres de l’esprit bénéficie d’une protection sur ces créations lorsque celles-ci résultent d’un investissement financier, matériel ou humain substantiel” ». Le rapport ajoute l’hypothèse de « décider de limiter le droit d’exploitation attribué au producteur – droit de reproduction et droit de communication au public – aux utilisations à titre lucratif, afin de réduire le champ de la réservation aux comportements purement parasitaires » (p. 44-45).

Quatrièmement, est proposée l’absence de droit privatif en raison notamment du fait que l’intelligence artificielle ne reste en définitive qu’un outil et en l’absence bien souvent de réel acte créatif. Cette solution n’est pas pour autant synonyme d’absence de protection. Le rapport énumère à ce titre quelques voies alternatives : la voie contractuelle, le secret des affaires, la concurrence déloyale ou parasitaire, ainsi que l’assimilation des créations artistiques à des communs par nature. Cependant, expose le rapport, cette hypothèse est susceptible de léser les interprètes de créations artificielles et pourrait constituer un possible frein à l’investissement (p. 45-47).

En définitive, conclut le rapport, ces questions restent aux mains du législateur (p. 47). Cela étant et dans l’hypothèse où le droit positif serait à l’avenir insuffisant, le rapport privilégie « la création d’un droit spécial du droit d’auteur (pour manifester la parenté évidente de ces créations avec les œuvres classiques), assis sur les critères classiques dans une lecture renouvelée. En effet, prenant en compte le fait que le lien à l’auteur, au sens classique du terme, apparaît plus distendu et que le contenu de la protection peut s’avérer inadapté (sur le terrain du droit moral notamment), le droit spécial pourrait permettre une protection ajustée » (p. 48). Enfin, celui-ci insiste également sur la protection du droit des artistes-interprètes (ibid.).

Quel est le régime applicable aux créations artistiques entraînant une intelligence artificielle ?

Le machine learning fonctionne à l’expérience. Au lieu de coder une trame précise de raisonnements prédéfinis, le développeur d’une intelligence artificielle fonctionnant sur l’apprentissage automatique se concentre sur un algorithme capable de s’ajuster à mesure des entraînements. Plus la machine reçoit des données d’entraînement nombreuses et de qualité, plus les ajustements y résultant la rendront performante. Une intelligence artificielle « créative », telle qu’elle est nommée dans le rapport étudié, doit donc nécessairement analyser des données ; données hétérogènes dans leur forme et dans leurs fonctions (v. p. 13-14 pour une typologie proposée par le rapport ; p. 60-69 pour les enjeux liés aux données ne faisant pas l’objet d’un droit de propriété intellectuelle).

Se pose dès lors la question de savoir si les œuvres utilisées à titre de données d’entraînement font l’objet d’un acte d’exploitation ou d’un acte de reproduction. S’agissant de l’acte d’exploitation, le rapport expose que ces œuvres ne sont pas à proprement parlé exploitées : « elles sont déconstruites, décomposées, afin d’élaborer un modèle reposant sur les spécificités communes de celles-ci » (p. 50). En cela, poursuit le rapport, l’extraction des « traits caractéristiques des œuvres » et la production d’une nouvelle création artistique générée grâce à elle pourraient s’apparenter à une œuvre dérivée. Toutefois, « il sera en réalité rare que la création finale reflète des composantes essentielles et reconnaissables de l’œuvre initiale, ce critère étant déterminant pour qualifier une œuvre d’œuvre dérivée » (p. 51). S’agissant de l’acte de reproduction, le rapport expose que, puisque « la reproduction ne vise qu’à extraire le contenu informationnel de l’œuvre “ingérée” », « il n’est pas assuré que le droit exclusif ait vocation à saisir cette valeur informationnelle de l’œuvre » (p. 52). Le rapport fait également état de la décision Pelham rendue par la CJUE le 29 juillet 2019 (aff. C-476/17, D. 2019. 1742 , note Guillem Querzola ; Dalloz IP/IT 2019. 465, obs. N. Maximin ; Légipresse 2019. 452 et les obs. ; ibid. 541, obs. V. Varet ; ibid. 2020. 69, étude C. Alleaume ; RTD eur. 2019. 927, obs. E. Treppoz ), qui, transposée au droit d’auteur, « pourrait conduire à considérer l’exclusion du champ de la protection pour les reproductions amont des œuvres (comme données d’entraînement) dans l’IA, dans la mesure où ces œuvres ne sont en principe pas reconnaissables dans la création finale » (p. 52).

Le rapport poursuit sur les exceptions au monopole d’exploitation. Copie privée, reproduction provisoire présentant un caractère transitoire ou accessoire, ou encore exception à des fins de recherches semblent mal adaptées aux œuvres faisant l’objet de données d’entraînement (p. 53-54). Cependant, la nouvelle exception de la fouille de données, consacrée par la directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019, pourrait être applicable bien que certaines considérations pratiques soient encore incertaines (p. 56-57).

Enfin, souligne le rapport, instituer un mécanisme de licences pourrait préserver l’équilibre entre protection des ayants droit et développement de l’intelligence artificielle (p. 58-59).