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Intimidation d’un juré d’assises : « Ce dossier n’est pas le procès de la justice de Seine-Saint-Denis »

La 13e chambre correctionnelle du tribunal de Seine-Saint-Denis a jugé trois hommes pour violation et recel de violation du secret professionnel, et acte d’intimidation de deux d’entre eux sur le troisième. Ce dernier était juré suppléant dans un procès, et aurait été approché pour influer sur le verdict, et permettre deux acquittements.

par Julien Mucchiellile 16 juin 2021

Djo est à la barre. Le président lit l’article 304 du code de procédure pénale. « … et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions ». C’est le serment du juré. « Qu’est-ce qui n’est pas clair, dans cette formule ? » Silence. « C’est très clair », répond Djo, penaud.

« Djo » est Joaquim D., 26 ans, ancien juré de cour d’assises qui a fait trembler la justice populaire en Seine-Saint-Denis. C’était en février 2019, lors d’un procès criminel qui jugeait des faits particulièrement sordides consistant en des actes de torture et de barbarie, commis sur la personne d’un convoyeur de cannabis qui, ayant perdu la marchandise, fut soumis par ses chefs à d’innommables sévices. Au terme de trois semaines d’une audience au climat pesant, six accusés sur huit sont acquittés. Le président Philippe Jean-Draeher laisse fuiter son amertume dans une note rédigée après l’audience : « Il va sans dire qu’une telle décision rendue au mépris des règles garantissant le bon déroulement du procès d’assises, dans un climat dépourvu de toute la sérénité requise, – et aussi absurde quant au sort de certains des accusés acquittés – doit être réexaminée par une cour d’assises d’appel », écrit-il. L’affaire prend de l’ampleur dans les médias. La crainte de voir une justice sous l’influence des trafiquants est désormais incarnée par une décision de justice. Dans Le Parisien, un magistrat anonyme commente : « Cette affaire pose la question de la protection des jurés, de l’opportunité d’un jury populaire pour ce type d’affaires et met en exergue la défaite du modèle du jury populaire face au banditisme ». C’est le principe même de l’indépendance de la justice qui est ébranlé.

Dans cette même note datée du 13 février 2019, le président écrit : « La veille du délibéré, l’avocate générale m’a signalé qu’à la suite d’écoutes téléphoniques, les enquêteurs de la police judiciaire suspectaient l’un des jurés d’être en liaison avec des individus susceptibles d’appartenir à un réseau de trafiquants de stupéfiants ». Le parquet ouvre une information judiciaire pour corruption de jurés et violation du secret du délibéré. Quatre jurés sont placés en garde à vue, Joaquim D. est rapidement identifié comme étant le « petit du 13 » évoqué dans les écoutes, dont l’enregistrement date du 2 février. Les deux interlocuteurs, Butch et Razmo (ce sont leurs surnoms), sont interpellés et mis en examen pour actes d’intimidation envers un juré et, après, neuf mois et un an de détention provisoire, sont placés sous contrôle judiciaire jusqu’à leur procès.

Revoici donc Djo, Butch et Razmo au tribunal de Bobigny, à la 13e chambre correctionnelle et en qualité de prévenus, cette fois-ci. Le président fait la synthèse des faits. Le procès tient dans la grande salle du rez-de-chaussée, où les jurés, alignés derrière leur grand bureau, voient des types douteux s’installer dans les rangs, les dévisager. Parmi eux : Butch, Anthony F. à l’état civil, 36 ans aujourd’hui. Butch connaît certains accusés, qui sont du même quartier de Bondy, ainsi que Djo, juré tiré au sort en tant que suppléant dans ce procès. « Ça m’a fait un choc de le voir ici », dit Butch, barbe rousse, pantalon de treillis, débit oral nerveux. Les deux hommes se connaissent de la mosquée de Bondy, qu’ils fréquentent tous les deux.

Piqué de curiosité, dit-il, « le soir j’ai essayé de le contacter uniquement à titre informatif ». Djo fréquente assidûment la chicha du quartier. Butch n’entre pas dans les chichas, mais il se débrouille pour le contacter par l’intermédiaire d’un serveur. C’est à ce moment qu’il avise Mohamed A., un ami d’enfance (« on se connaît depuis la maternelle »), lui disant qu’il a « chopé » le « petit du 13 », Djo, qui réside au 13 de la rue dont sa mère est également habitante. Razmo, 37 ans, rejoint son ami et le petit Djo, et les trois s’installent dans la voiture pour discuter.

« Est-ce que vous faites une différence entre une menace et une intimidation ? »

C’est Djo qui est interrogé en premier par le tribunal. Il assure ne pas avoir subi de pression de la part de ses aînés pour influencer le vote, d’ailleurs, il n’est que suppléant. Les deux hommes sont simplement venus partager leur conviction de l’innocence de deux des accusés, dont les rumeurs de cité disent qu’ils ne se trouvaient pas sur les lieux de la commission des faits. Djo avait entendu les mêmes bruits. Une juge assesseuse lui demande : « Est-ce que vous avez compris qu’ils voulaient que vous influenciez les autres jurés ? Est-ce qu’ils cherchent à vous convaincre ? » Djo nuance : « Ça me soulageait, comme j’avais déjà entendu cette histoire auparavant », Djo était conforté dans son opinion, et allait faire part de cette conviction lors des débats en délibéré – plusieurs jurés ont témoigné de l’insistance de Djo quant à l’innocence de ces deux hommes. La menace est exclue. Le procureur a annoncé au début de l’audience qu’il demanderait la condamnation des deux hommes au visa de l’article 434-8 du code pénal, pour intimidation envers un juré, ce qui abaisse la peine encourue à trois ans et fait tomber l’association de malfaiteurs. Une intimidation, c’est subtil. Le procureur interroge Djo : « Est-ce que vous faites une différence entre une menace et une intimidation ?

— Une menace c’est dit clairement …

— Une intimidation, c’est indirect, on dit les choses sans les dire ? La question c’est qu’est-ce qui se passe si on vient vous voir ? En plus on vous avait déjà dit que un tel et un tel était innocent, est-ce que vous avez peur de subir des pressions ?

— Oui, bien sûr.

L’accusation estime que l’ascendance psychologique de deux hommes plus âgés, ainsi que le contexte d’une discussion de nuit dans la voiture de l’un d’eux, suffit à caractériser l’intimidation.

L’avocat de Razmo, Me Raphaël Chiche, interroge Djo à son tour. « Est-ce que vous avez senti une sorte de pression, d’obligation morale ? Est-ce que c’est intimidant ? Le fait qu’ils soient plus vieux que vous, est-ce que ça fait naître en vous une sorte d’obligation de répondre aux questions qu’ils peuvent vous poser ? » Djo marque un temps d’arrêt. « Un petit peu. C’est comme ça. C’est pas obligé, mais c’est comme ça. » L’avocat poursuit : « Est-ce que l’avis qu’ils vous transmettent est différent de celui que vous aviez ? – ça se rejoint – Donc ça va plus conforter ce que vous pensiez. L’information qu’ils vous communiquent ne va pas influencer ce que vous pensiez ? Donc si je peux résumer aujourd’hui, ce qu’ils vous ont dit n’a pas fait dévier la pensée qui était la vôtre ? – Non », répond Djo

Le président rebondit : « Ça ne change pas votre avis, mais est-ce que ça le conforte ? – oui. » Me Chiche à son tour : « Vous voyez une différence entre conforter et influencer ? –  Oui », répond encore Djo. La deuxième assesseuse reprend au vol : « Mais ça vous incite à aller voir d’autres jurés ? – Oui », opine invariablement le prévenu.

Le prévenu, contrit, conclu : « Je présente mes excuses à l’État pour mon comportement pas exemplaire, j’espère que ça va causer de dégât par la suite, car je sais que c’est une histoire qui n’est pas fréquente. Si c’était à refaire je ne le referai pas, je me comporterai comme un bon citoyen. »

« Je vous jure – Alors là on va peut-être pas jurer »

Le président invite à la barre le prévenu Razmo, qui apparaît nerveux « Est-ce que vous avez conscience que vous êtes en train de commettre un délit, ou en tout cas de faire quelque chose qui est anormal ? » Il est interrogé sur ses intentions à l’égard de Djo : « J’espérais rien du tout. C’était par curiosité, par commérage, pour avoir des informations ». La première assesseuse insiste : « Moi j’aimerais comprendre comment vous passez à l’acte, qu’est-ce qui vous a incité à parler à M. D. ? – Ça s’est fait comme ça, je vous jure – Alors là on va peut-être pas jurer ; qu’est-ce qui fait que vous faites la démarche ? – C’était sur le coup, sur le fait, je voulais m’informer. »

« Vous savez que les magistrats sont soumis au secret professionnel ?

– Vous me l’apprenez madame

– Enfin vous savez que les avocats, les magistrats, les prêtres sont soumis au secret pro. C’est pas comme si je vous demandais les éléments constitutifs du recel », lance-t-elle au prévenu.

Razmo passe un sale moment. La deuxième assesseuse : « Avez-vous pensé à la victime et au fait qu’elle ait droit à un procès qui se tienne dans les règles ? – Non, sur le coup je n’y ai pas pensé. »

Son avocat l’invite à exprimer sa pensée. « Ce que j’ai fait, c’est inacceptable. J’aurais dû faire demi-tour, mais je ne l’ai pas fait. Je ne le referai plus jamais. » « Là on est ici pour appliquer la loi, pour comprendre si vous avez intimidé M. D. Est-ce que vous avez pu exercer une forme d’intimidation implicite du fait de la différence d’âge, la conversation était fluide ? – Fluide, comme si je discutais avec vous. »

« Qu’est-ce qui vous passe par la tête ? »

La deuxième infraction reprochée est la fuite du verdict une trentaine de minutes avant qu’il soit énoncé par le président. Cela s’est fait simplement : Butch a envoyé un message à Djo sur Snapchat, pour lui demander comment ça se passait, et Djo lui a donné le verdict. « Pourquoi envoyez-vous un message alors qu’il est en délibéré et qu’on vous dit qu’il n’a pas le droit de communiquer ? Qu’est-ce qui vous passe par la tête ? » questionne la première assesseuse. « Moi quand je suis arrivé au tribunal, y’avait plus de débat, je lui dis comment ça se passe et il m’envoie le résultat. C’est bête, je reconnais la bêtise, ça ne sert à rien. » Il ajoute : « Et après ça part en vrille, je n’y peux rien du résultat. » Or, Butch s’est empressé de diffuser le verdict dans la salle, qui était connu de tous vingt minutes avant son énonciation par le président. Il est donc, comme Razmo, poursuivi pour recel de la violation du secret professionnel, tandis que Djo l’est pour l’infraction principale.

Dans son réquisitoire, le procureur Adrien Luneau dépeint la discussion, une « convocation » du jeune homme dans « le huis clos d’une voiture ». « Entre gens de justice on sera tous d’accord pour dire que moralement, c’est inacceptable comme comportement, mais la question est de savoir si cela constitue une infraction.

L’indépendance de la justice garantie le procès équitable. Ce que je vous décris, là, c’est un acte d’intimidation, pas des menaces. Vous devez apprécier objectivement. La différence d’âge, dont va découler un profond respect, tangible, signifie que M. D. se sent obligé de rester et d’écouter. L’intervention de ces deux-là auprès de M. D., en elle-même, est intimidante. Pas besoin que cette manœuvre soit suivie d’un effet qu’on peut quantifier, il s’agit d’actes faits en vue d’influencer son comportement. »

Il conclut : « Je vais requérir des peines graves, des peines lourdes, car à mon sens ce qui est commis est extrêmement grave. M. D., vous le condamnerez à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis, avec une interdiction de droits civiques d’une durée de cinq ans. Deux ans d’emprisonnement pour messieurs A. et F., avec cinq ans d’interdiction des droits civiques également ».

« On s’est rendu compte que ça fait pschitt ! »

L’avocate de Djo, Agathe Grenouillet, ne peut que plaider coupable, et partage son analyse. « Après la note du président de la cour d’assises, j’étais en colère. Comme si on était en Seine-Saint-Denis dans une zone de non-droit judiciaire. On a voulu faire de ce procès une généralité, alors que ce qu’il s’est passé est exceptionnel. Ce dossier n’est pas le procès de la justice de Seine-Saint-Denis, c’est le procès d’un homme qui n’a pas pris la mesure du serment qu’il avait prêté. J’avais peur qu’on fasse le procès du jury populaire. » Elle propose des travaux d’intérêt général ou un stage de citoyenneté en guise de peine.

Me Chiche plaide à son tour. « La tenue de ce procès est à plusieurs encablures de celui auquel je pouvais, je crois, prétendre et auquel je croyais devoir m’attendre », commente-t-il. L’affaire s’est en effet un peu dégonflée à l’audience.

Il décrit la démarche de son client auprès de Djo. « On met en situation l’intéressé de se soumettre et d’être perméable au message qui va être diffusé. Ne dénaturez pas l’intention. Aux prémisses de cet échange, il y a eu une connexion intellectuelle. Y a-t-il eu influence ? Absolument pas. » Il plaide la relaxe.

Me Gallochat parle à son tour. « On s’est rendu compte que ça fait pschitt ! ». Lui aussi plaide la relaxe.

Dans l’après-midi, le tribunal a finalement condamné Djo à dix mois de prison avec sursis et à un stage de citoyenneté. Razmo et Butch sont condamnés à deux ans de prison, aménageables.