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Inviolabilité des élus européens : le Tribunal de l’Union européenne confirme l’impuissance du Parlement

Par une ordonnance de référé du 3 mars 2020 rendue dans l’affaire Junqueras, le vice-président du Tribunal de l’Union européenne clarifie l’articulation entre le bénéfice de son inviolabilité par le parlementaire européen et les pouvoirs des autorités nationales pour prononcer la déchéance de son mandat, dans le respect des règles d’immunité de l’Union. 

par Daniel Venturale 20 avril 2020

Dans son ordonnance du 3 mars 2020 (aff. T-24/20 R), le vice-président du Tribunal de l’Union européenne a rejeté la demande de sursis à exécution de la décision du Parlement européen du 13 janvier 2020 par laquelle celui-ci « constate » la vacance du siège d’Oriol Junqueras en conséquence de sa condamnation pénale par la Cour suprême espagnole le 14 octobre 2019 suivie de la déchéance de son mandat par la Commission électorale centrale espagnole le 3 janvier 2020. L’ordonnance rappelle que le constat de vacance n’est pas un acte justiciable et que le Parlement européen ne dispose d’aucune marge d’appréciation pour contrôler la régularité de la procédure nationale ayant conduit à la déchéance du mandat d’un de ses membres, notamment au regard des règles d’inviolabilité des parlementaires européens. Ce contrôle revient aux juridictions nationales ou le cas échéant, à la Cour de justice de l’Union, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel ou d’une procédure en manquement. Alors que les contentieux touchant à l’inviolabilité de parlementaires européens français sont nombreux (v. Dalloz actualité, 1er févr. 2013, obs. L. Sadoun-Jarin), cette nouvelle solution aura une résonnance certaine quant à l’articulation future entre les pouvoirs des juridictions répressives françaises, le gouvernement et le Parlement européen.

Une question de compétence entre Parlement européen et autorités nationales

Bien qu’elle témoigne d’une juste répartition des compétences entre les États membres, le Parlement européen et la Cour de l’Union, cette ordonnance a pourtant provoqué de vives réactions au regard de l’arrêt du 19 décembre 2019 de la grande chambre de la Cour de justice (CJUE, gr. ch., 19 déc. 2019, Junqueras, aff. C-502/19) que certaines voix médiatiques et politiques ont vu comme la porte ouverte à une éventuelle libération d’Oriol Junqueras.

L’inviolabilité du parlementaire européen, qui est au cœur de l’affaire, est inscrite à l’article 9 du protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne. Elle le protège contre les arrestations et toutes autres mesures privatives ou restrictives de liberté dans les mêmes conditions que les parlementaires nationaux de son pays (cette inviolabilité est régie en France par l’art. 26, al. 2 et 3 de la Constitution). Elle lui garantit également de pouvoir se rendre sur les lieux de réunion du Parlement ou bien d’en revenir.

Les contentieux relatifs au bénéfice de cette protection fonctionnelle ont pour point commun la question des compétences respectives que le Parlement européen et les autorités nationales détiennent en matière d’application ou d’inapplication de l’inviolabilité lorsqu’un député européen fait l’objet de poursuites pénales pour des actes extérieurs à l’exercice de son mandat (v. par ex., s’agissant de parlementaires européens français, Trib. UE, 10 avr. 2003, aff. T-353/00, Le Pen c/ Parlement ; 17 janv. 2013, aff. T-346/11 et aff. T-347/11, Gollnisch c/ Parlement ; Trib. UE, 17 janv. 2013, n° T-346/11, D. 2013. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; 30 avr. 2019, aff. T-214/18, Briois c/ Parlement).

L’inviolabilité du parlementaire européen et la procédure de déchéance de son mandat : deux questions juridiques distinctes au cœur d’une même affaire

L’affaire Junqueras concerne l’ancien vice-président de Catalogne au moment de l’adoption de la « loi portant réglementation et référendum d’autodétermination » en septembre 2017. Ce dernier a été élu député européen le 26 mai 2019 alors qu’il se trouvait en détention provisoire dans le cadre d’une procédure pénale où il fut incriminé de rébellion, sédition, désobéissance à l’autorité et détournement de fonds. La commission électorale centrale espagnole a proclamé officiellement les résultats de ce scrutin le 13 juin 2019. Or, par une ordonnance de la Cour suprême espagnole du 14 juin 2019, celle-ci refusa de lever son placement en détention provisoire afin qu’il puisse prêter serment de respecter la Constitution espagnole, acte qui conditionne, en droit espagnol, l’acquisition de sa qualité de membre du Parlement européen (art. 224 de la Ley orgánica 5/1985). En conséquence, la commission électorale centrale espagnole déclara le 20 juin la vacance du siège qui lui était attribué au Parlement européen, de sorte qu’il ne put se rendre à l’ouverture de la session du nouveau Parlement européen.

Saisie d’une requête contestant l’ordonnance du 14 juin 2019, la Cour suprême espagnole demanda à titre préjudiciel à la Cour de justice si l’inviolabilité du député européen qui découle de l’article 9 du protocole n° 7 s’opposait à ce qu’elle refuse de lever la mesure de placement en détention provisoire. En définitive, la question sous-jacente était celle du moment à partir duquel s’appliquent les dispositions régissant les privilèges et immunités de l’Union européenne.

La grande chambre de la Cour de justice, statuant sur renvoi préjudiciel du Tribunal Supremo (Cour suprême espagnole), ne s’est prononcée que sur le point de savoir si Junqueras bénéficiait, en juin 2019, de l’inviolabilité lui permettant de se rendre librement au Parlement européen afin d’effectuer les formalités induites par l’exercice de son mandat (CJUE, gr. ch., 19 déc. 2019, aff. C-502/19). Or, entre temps, celui-ci fut condamné par la Cour suprême espagnole le 14 octobre 2019 à une peine de treize années de privation de liberté ainsi qu’à la perte définitive de toutes ses charges et fonctions publiques sans que cette juridiction n’adresse de demande de levée d’immunité au Président du Parlement européen. C’est au sujet de cette condamnation pénale et de la déchéance de mandat qui s’ensuivit que le vice-président du Tribunal de l’Union a confirmé le 3 mars dernier une position déjà retenue par le juge de l’Union en vertu de laquelle le Parlement européen ne peut que prendre acte de la déchéance du mandat parlementaire par les autorités nationales compétentes (v. en ce sens, Trib. UE, aff. T-353/00, Le Pen c/ Parlement, § 91).

Les contingences du temps judiciaire étaient certes propices à des confusions quant aux objets respectifs de la procédure devant la Cour de justice et devant le juge des référés du Tribunal de l’Union. Pourtant, loin de se contredire, l’arrêt du 19 décembre 2019 et l’ordonnance de référé du 3 mars 2020 ont bel et bien des objets distincts et leurs portées respectives se complètent.

L’extension temporelle du bénéfice de l’inviolabilité – Les apports limités de l’arrêt du 19 décembre 2019

Dans son arrêt du 19 décembre 2019, la Cour de justice s’est penchée sur la notion de « membre du Parlement européen » et a jugé, en substance, que cette dernière établissait le « lien entre la personne et l’institution », à la différence du « mandat » qui est le « principal attribut » de la qualité de « membre » et établit « le lien entre la personne et la législature pour laquelle il a été élu » (§ 74). Partant, la qualité de membre « est acquise au moment où une personne est officiellement proclamée élue », avant que le mandat ne débute. Les nouveaux membres sont donc couverts par le régime d’inviolabilité garanti à l’article 9, § 2, du protocole (n° 7) sur les privilèges et immunités de l’Union européenne « lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion du Parlement européen ou en reviennent » ce qui inclut l’ouverture de la première session de la législature. La grande chambre a considéré que le requérant était bel et bien devenu membre du Parlement européen le jour de la proclamation des résultats, soit le 13 juin 2019. Il aurait dû ainsi pouvoir accomplir librement les formalités requises par son statut. Alternativement, si l’autorité nationale compétente souhaitait maintenir les effets de la détention provisoire, elle aurait dû demander la levée de cette protection au Parlement européen, ce qu’il est compétent à faire, en vertu de l’article 9, § 3, de ce même protocole. Sur la base de cet arrêt, une députée européenne demanda dès le 20 décembre au Président du Parlement de prendre des mesures urgentes pour protéger le bénéfice de l’inviolabilité du député, ce qu’il est fondé à faire en vertu de l’article 8 du Règlement intérieur du Parlement européen.

L’arrêt du 19 décembre 2019 semblait à première vue extrêmement favorable au requérant en ce qu’il a confirmé le statut de membre de Junqueras et l’inviolabilité qui s’attache à ce statut à compter du 13 juin de la même année. Pourtant et c’est un point décisif, la Cour de justice ne s’est prononcée que sur le régime d’inviolabilité dont aurait dû bénéficier Junqueras alors qu’il se trouvait en juin 2019 en situation de détention provisoire. Elle ne s’est pas prononcée sur les effets de cette inviolabilité sur l’exécution de la peine prononcée le 14 octobre 2019, ce qu’elle n’était pas amenée à faire.

La Commission électorale centrale espagnole a ainsi déclaré le 3 janvier 2020 l’inéligibilité du requérant et prononcé la déchéance de son mandat, ce que confirma la Cour suprême espagnole le 9 janvier, avant que le Parlement européen n’en prenne acte le 13 janvier 2020. Considérant que le Parlement avait violé le caractère obligatoire et contraignant de l’arrêt du 19 décembre, Junqueras a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision du 13 janvier ainsi que de ce qu’il considère être une décision de rejet implicite de la demande de mesures urgentes du 20 décembre 2019. Ces deux demandes furent assorties, par acte séparé, d’une demande en référé visant à suspendre le constat du 13 janvier 2020 ainsi que le rejet de la demande du 20 décembre 2019 et ordonner au Parlement de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger ses immunités et son droit à exercer sa qualité de membre du Parlement jusqu’au prononcé de l’arrêt au fond et même ordonner à l’Espagne de le libérer.

Loin de contredire l’arrêt du 19 décembre 2019, l’ordonnance du 3 mars 2020 du vice-président du Tribunal de l’Union européenne ne fait que tirer les conséquences qui s’imposent de la maîtrise par les États membres de la procédure pénale et de la procédure électorale (qui inclut la proclamation officielle des résultats ainsi que la déchéance du mandat), sans préjudice, toutefois, des pouvoirs que conserve la Cour de justice pour contrôler la bonne ou mauvaise application par les États membres du statut des députés européens qui ne peut être régi que par le droit de l’Union.

L’ordonnance du 3 mars – la réconciliation des compétences respectives du Parlement et des États membres en matière d’inviolabilité parlementaire

Ce n’est qu’à titre exceptionnel que le juge des référés peut ordonner le sursis à l’exécution d’un acte attaqué devant le Tribunal ou bien prescrire les mesures provisoires nécessaires, si tant est que leur octroi « est justifié à première vue en fait et en droit (fumus boni juris) et qu’elles sont urgentes pour éviter un préjudice grave et irréparable aux intérêts de la partie » (aff. T-24/20 R, § 42) . Deux chefs de conclusions jugés irrecevables méritent d’être évoqués très brièvement avant de mentionner l’apport principal de l’ordonnance.

D’une part, le vice-président du Tribunal de l’Union juge irrecevable la demande de sursis à exécution du rejet allégué de la demande de protection des immunités émise le 20 décembre 2019. Il considère en effet que rien ne permet de considérer que cette demande ait effectivement fait l’objet d’un rejet explicite et rappelle qu’en droit de l’Union, le seul silence d’une institution ne saurait être assimilé à une décision implicite (v. en ce sens, Trib. UE, 9 sept. 2009, aff. T-437/05, Brink’s Security Luxembourg c/ Commission, § 55). À supposer même qu’une telle décision ait eu lieu, il s’agirait d’une décision de rejet, dont le sursis n’aurait donc pas pour effet de modifier la situation du requérant de sorte que la demande serait sans objet (CJUE, ord., 29 mars 2012, aff. C-570/11 P(R), Gollnisch c/ Parlement).

D’autre part, en ce qui concerne la demande d’injonction sollicitée du juge des référés afin que le Parlement défende l’immunité parlementaire, l’ordonnance rappelle qu’elle méconnaîtrait le système de répartition des compétences établi à l’article 266 TFUE qui ne permet pas au juge de l’Union de se substituer au Parlement pour prendre les mesures que comporte l’exécution d’un arrêt annulant l’un de ses actes.

Sur le fond, le moyen principal invoqué par le requérant est qu’en déclarant la vacance de son siège, le parlement aurait violé l’arrêt du 19 décembre 2019 en ce qu’il n’a jamais été saisi d’une demande de levée d’immunité parlementaire et aurait par conséquent admis le non-respect du droit à la protection de son immunité parlementaire en violation de la primauté du droit de l’Union (notamment les règles du protocole n° 7 mais encore les dispositions du Règlement du Parlement européen relatives aux immunités et à la procédure de vacance de siège) ainsi que du principe de coopération loyale. L’ordonnance rejette ce moyen en distinguant clairement la procédure de déchéance du mandat, propre aux États, de celle de levée de l’inviolabilité par le Parlement européen.

En ce qui concerne la procédure de déchéance du mandat, les États membres conservent la compétence exclusive pour en régir les conditions (art. 13, § 3, de l’acte électoral du 20 sept. 1976) en sorte que lorsque les autorités compétentes des États membres notifient au Président du Parlement « la fin du mandat d’un député au Parlement européen » en raison de la déchéance de son mandat, le Président ne peut qu’en prendre acte et considérer que le mandat a pris fin « à la date communiquée par les autorités compétences de l’État membre » (art. 4, § 4, al. 2, du Règlement intérieur du Parlement européen). Le Parlement ne contrôle ainsi pas la régularité de la procédure ayant conduit à la déchéance du mandat, notamment au regard de l’article 9 du protocole n° 7.

Au contraire, en ce qui concerne le respect du régime d’inviolabilité des parlementaires européens, le vice-président du Tribunal précise que la déclaration de vacance ne préjuge en rien de la régularité des procédures ayant conduit à la déchéance du mandat et notamment du point de savoir si l’absence de demande de levée de l’immunité parlementaire par les autorités espagnoles compétentes était bien fondée ou non. Ce contrôle revient aux juridictions nationales, ou bien, le cas échéant, à la Cour de l’Union par la voie d’un renvoi préjudiciel ou d’une procédure en manquement.

L’affaire Junqueras vient rappeler que la maîtrise par les États membres de la procédure électorale au Parlement européen est une source évidente de grande complexité compte tenu du fait que l’indépendance du Parlement et de ses membres est garantie quant à elle par le droit de l’Union. Il se dégage de l’ordonnance du 3 mars 2020 que si le Parlement n’est pas compétent pour remettre en cause la procédure de déchéance du mandat, la Cour de justice peut de son côté tirer toute conclusion utile de l’absence de demande de levée d’inviolabilité par la Cour suprême espagnole, tant en ce qui concerne le refus de lever la détention provisoire du requérant pour qu’il se rende au Parlement en juin 2019 que l’exécution de la condamnation en octobre 2019.

C’est exactement en ce sens qu’Oriol Junqueras a introduit le 13 mars 2020 une requête dite d’« amparo » auprès du Tribunal constitutionnel espagnol afin de faire valoir les droits et libertés constitutionnels que l’arrêt de la Cour suprême du 14 octobre dernier aurait violés en statuant sans émettre de demande de levée de l’inviolabilité auprès du Parlement européen. Si la requête est jugée recevable, il y a fort à penser que la Cour de justice sera saisie à titre préjudiciel de la question de savoir si Oriol Junqueras bénéficiait bien de l’inviolabilité à partir du 13 juin 2019 et le cas échéant, si les autorités espagnoles auraient dû émettre une demande de levée d’immunité auprès du Parlement européen. Tout porte à croire que ce soit le cas, bien que la Cour suprême espagnole s’en défende. Selon elle, l’inviolabilité de Junqueras n’aurait jamais joué en ce qui concerne les poursuites et le jugement dont il a fait l’objet dès lors que les résultats officiels ont été proclamés après que la procédure pénale soit arrivée à son terme et le délibéré ait débuté (aff. T-24/20 R, § 16). Il s’agit à notre sens d’une instrumentalisation des notions d’ « immunité de juridiction » et d’ « inviolabilité » qui promet de très intéressants prolongements.

La « saga » junqueras se poursuit donc…