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« Je voudrais dire merci à Denis Baupin »

L’ancien cadre d’Europe écologie les verts (EELV) poursuit en diffamation six femmes qui l’ont accusé, en 2016, de harcèlement et agressions sexuels. Les révélations avaient été faites le 9 et le 30 mai 2016, dans Mediapart et sur France Inter. Une enquête judiciaire avait été ouverte, puis classée sans suite pour des raisons de prescription. Les journalistes et leurs directeurs comparaissent également devant la 17e chambre correctionnelle de Paris.

par Julien Mucchiellile 6 février 2019

À 20 heures, mardi 5 février, Isabelle Attard est à la barre, revigorée par un soudain aplomb : « Je voudrais dire merci à Denis Baupin, parce que ce procès que l’on n’a pas choisi nous permet à toutes de dire haut et fort, sans fard ni artifice et publiquement, ce que nous avons vécu ». En défense, le banc bruisse de l’approbation des prévenues, à qui Denis Baupin impute des propos diffamatoires diffusés par Mediapart et France Inter (également prévenus), les 9 et 30 mai 2016, sur la foi desquels le parquet a enquêté. « À l’issue de l’ensemble des investigations, il apparaît que les faits dénoncés, aux termes de déclarations mesurées, constantes et corroborées par des témoignages, sont pour certains d’entre eux susceptibles d’être qualifiés pénalement. Ils sont cependant prescrits », avait communiqué le parquet de Paris en mars 2017, alors Denis Baupin, requinqué, avait attaqué ses accusatrices en justice pour laver son honneur. Vingt-huit passages, contenus dans les articles de presse, sont incriminés. Ils font état des accusations de harcèlement sexuel, d’agression sexuelle, formulées par six femmes et écrites par deux journalistes, tous prévenus désormais – aux côtés de leurs directeurs. Mais, par un effet bien connu appelé « effet Streisand », les poursuites de l’ancien cadre écologiste ont donné une nouvelle ampleur, une seconde tribune médiatique à la parole de ces femmes, qui ne se sont pas gênées pour réitérer, avec conviction et dans le détail, leurs accusations.

Pour Elen Debost, ça a commencé en décembre 2011 : « Je crois envoyer un message à l’homme dont je suis amoureuse et par une erreur d’aiguillage je l’envoie à Denis Baupin ». Elle est une simple élue EELV au Mans qui s’inquiète d’avoir confié des choses intimes à un quasi-inconnu, lui est un cadre respecté des écologistes depuis vingt ans et lui dit : « Qu’est-ce que tu me donnes pour que je me taise ? » Elle rapporte : « Je lui dis alors que je n’étais pas intéressée. » La jeune femme reçoit alors de nombreux messages à connotations sexuelles, jusqu’en février 2012. Puis elle s’est tue, jusqu’à ce 8 mars 2016 quand, à l’occasion de la journée internationale des droits de la femme, Denis Baupin s’est affiché peinturluré de rouge à lèvres sur les réseaux sociaux. « Quel honteux foutage de gueule, Denis Baupin avec du rouge à lèvres en mode "je soutiens les femmes", ça me donne envie de hurler et de vomir en même temps. N’y a-t-il aucune limite à l’indécence ? », écrit-elle sur Facebook. Le journaliste de France Inter Cyril Graziani la contacte. Elle accepte de témoigner.

Pour Sandrine Rousseau, c’était en octobre 2011. Elle sort d’une réunion pour aller aux toilettes, il la coince dans un couloir, tente de l’embrasser, la plaque contre le mur en lui posant les mains sur les seins. Elle en a parlé à plusieurs responsables du parti qui lui ont dit : « on sait ». La photo de Denis Baupin aux lèvres rougies fut également un élément déclencheur pour celle qui, depuis, est engagée dans la défense des femmes.

Laurence Mermet avait fait une croix sur son engagement politique, jusqu’à ce qu’elle allume France Inter (« Service public ! ») le lundi 9 mai 2016 : « J’entends des femmes témoigner contre Denis Baupin, je deviens blême. Ce sont des femmes que je ne connais pas, je suis stupéfaite mais pas étonnée. » Elle contacte Mediapart, rapporte avoir subi des caresses non désirées, sur la nuque, de la part de Denis Baupin, et avoir reçu de nombreux SMS « sans équivoque », qu’elle a effacés au fur et à mesure.

Ces SMS, qui peuplent le dossier par milliers, sont étalés par Me Emmanuel Pierrat, que Denis Baupin – peut-être le sentait-il mieux ainsi – a envoyé seul mener la bataille de son honneur. À chaque prévenue, il lit des morceaux choisis de leur prose. Il extrait malicieusement des conversations écrites, présentes en annexe de l’enquête préliminaire et qu’il a versées aux débats mardi 5 février à 13 heures, des SMS qui, pris isolément, laissent penser que ces femmes se prêtent au jeu de séduction mené par Denis Baupin. Ainsi, l’avocat, avec une hargne singulière, celle de l’honneur blessé de son client, mitraille les prévenues qui n’ont pas vraiment le temps de répondre. « Vous dites avoir été victime d’agression sexuelle et vous envoyez des smileys à votre agresseur ? C’est étonnant ! », dit-il à Sandrine Rousseau.

À Isabelle Attard, qui était députée au moment des faits, son avocate demande : « Qu’avez-vous ressenti en recevant ces SMS ?

— Un profond malaise. Je n’ai pas envie que Denis Baupin me mordille l’oreille ou devienne mon amant dès que j’ai de la place dans mon calendrier. »

Me Pierrat, à son tour : « Où est le harcèlement quasi quotidien à caractère sexuel ? » Isabelle Attard lit une série de SMS : « Tu es très en beauté », « Tu es un amour », « Tu es formidable ».

Me Pierrat, crispé : « "Tu es un amour" c’est du harcèlement sexuel ?

— Je n’écris pas ça à mes collègues.

— C’est du harcèlement sexuel ?

— On ne dit pas ça à un collègue de travail. »

C’est elle qui a lancé l’enquête, en confiant à Edwy Plenel, lors d’un déjeuner en juillet 2015 qui portait sur l’actualité politique, que certains comportements au sein du parti étaient déplorables. Au tribunal, elle a appelé cela une « bouteille à la mer ». Le directeur de Mediapart, prévenu à ce titre, confie la bouteille à Lenaig Bredoux (Mediapart) (qualifiée, dans la stupeur générale, de « mormone en chef » par Me Pierrat) sur le coup, bientôt rejointe par Cyril Graziani de France Inter. Les deux journalistes rencontrent de nombreuses personnes, recoupent les témoignages et tentent de contacter Denis Baupin pour recueillir sa réaction, sans succès. En revanche, le 8 avril 2016, il met en demeure les journalistes, par le biais de Me Pierrat, de cesser d’enquêter. Une rencontre a lieu finalement, au cabinet de l’avocat, mais les conditions sont selon les journalistes « inacceptables » : Denis Baupin voulait répondre en off aux accusations portées contre lui, c’est-à-dire qu’il exigeait que ses propos ne soient pas rapportés.

L’avocat de la partie civile doit démontrer, pour emporter la conviction des juges, que les propos tenus dans les articles de presse sont calomnieux, que son client n’a jamais été un harceleur ou un agresseur sexuel et que l’enquête journalistique a été faite au détriment du sérieux et de la prudence, c’est-à-dire qu’elle n’a pas été faite de bonne foi. Il se concentre sur deux éléments : le fait que les journalistes n’aient pas consulté les SMS (ils avaient été effacés ou le portable avait été volé) constitutifs des harcèlements et le fait que certaines personnes de l’entourage de Denis Baupin n’aient pas été interrogées. Il en cite une quinzaine et, pour lui, cela montre que les journalistes n’ont pas travaillé sérieusement. Le voilà qui juge l’enquête journalistique sur la base d’éléments réunis par l’enquête préliminaire, ouverte sur la base des révélations dans la presse.

Les journalistes répondent qu’ils ont recoupé les témoignages, vérifié leur cohérence auprès de personnes qui ne se connaissaient pas et ont fait le choix de ne pas interroger certaines personnes qui, selon eux, n’intéressaient pas leur enquête. Lenaig Bredoux raconte avoir rencontré des « femmes terrorisées, qui ont peur pour leur famille, peur de perdre leur emploi, peur d’être discréditées définitivement ». L’époque n’était pas à l’écoute bienveillante des femmes victimes de violences sexuelles. Le seul exemple récent, celui de Tristane Banon contre Dominique Strauss-Kahn, était celui d’un lynchage médiatique. C’est l’union qui a fait la force, parce qu’à l’époque, « il y a trois ans, on parlait encore de “sexualité à la française”, de libertinage : c’était les puritains contre les libertins », dit la « mormone en chef ». Bien avant #MeeToo, donc, l’affaire Weinstein et ce qu’il est convenu d’appeler un changement de paradigme, des femmes, dont plusieurs anonymes aujourd’hui également prévenues de diffamation, ont dénoncé des faits de violences sexuelles, commis par homme qui traînait depuis longtemps déjà la réputation d’un homme « porté sur la gent féminine », la réputation d’un dragueur lourdingue, en même temps cadre primordial du parti, spécialiste incontesté des questions énergétiques, vice-président de l’Assemblée nationale (dont les anciens collègues viendront parler jeudi 7 février).

Elles en ont subi les conséquences liées à l’exposition médiatique, ont dû changer de carrière, ont vu leurs plaintes classées pour prescription. L’action publique est éteinte, elles n’obtiendront pas réparation. « J’ai divorcé trois semaines avant la publication de l’article, dit Sandrine Rousseau. J’ai dit à celui qui allait devenir mon ex-mari : "L’affaire Baupin va sortir". Il m’a répondu "c’est en partie à cause de lui qu’on est là". » Sandrine Rousseau pleure. « On n’en avait jamais reparlé. Un couple avec trois enfants qui se sépare à cause d’un connard ! Il faut le dire ici : on ne touche pas impunément au corps des femmes, ça a des conséquences. »