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Le juge administratif face aux réserves d’un traité international

Le Conseil d’État, dans sa formation la plus solennelle, précise la portée d’une réserve accompagnant un traité ou un accord international et l’attitude que doit adopter le juge administratif qui s’y trouve confronté.

par Jean-Marc Pastorle 17 octobre 2018

Face à un traité ou un accord international qui a fait l’objet de réserves formulées par France, le juge administratif applique le texte international en tenant compte de ces réserves mais sans pouvoir apprécier leur validité.

À la suite d’un contrôle effectué dans un salon de coiffure, le directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration a estimé que la SARL Super coiffeur employait illégalement deux travailleurs étrangers. Il a mis à la charge de cette société le paiement des sommes relatives à la contribution spéciale prévue à l’article L. 8253-1 du code du travail et de la contribution forfaitaire représentative des frais de réacheminement prévue à l’article L. 626-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). La SARL Super Coiffeur a recherché l’annulation des titres de perception émis pour le recouvrement de ces contributions. La cour administrative d’appel de Paris a jugé que l’existence d’une décision pénale de relaxe, au motif que les faits d’emploi d’étrangers sans titre n’étaient pas établis à l’égard de l’un d’eux, ne faisait pas obstacle au prononcé des sanctions administratives. La société s’est pourvue en cassation.

Limites du contrôle du juge sur le cas des réserves

Après avoir confirmé la responsabilité de la société, la haute juridiction s’est trouvée confrontée à l’application de la Convention européenne des droits de l’homme et, en particulier, à la réserve figurant à l’article 4 du protocole n° 7 sur la règle non bis in idem. Elle rappelle la supériorité de la norme internationale dès lors que sa ratification ou approbation a été autorisée par la loi (CE 18 déc. 1998, n° 181249, SARL du parc d’activités de Blotzheim et SCI « Haselaecker », Lebon avec les conclusions ; AJDA 1999. 180 ; ibid. 127, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; D. 1999. 56 ; RFDA 1999. 315, concl. G. Bachelier ). Les dispositions de l’article 55 de la Constitution impliquent, « en cas d’incompatibilité entre ces deux normes, que le juge administratif fasse prévaloir le traité ou l’accord sur la loi, dès lors que celui-ci remplit les conditions ainsi posées à son application dans l’ordre juridique interne et crée des droits dont les particuliers peuvent directement se prévaloir ». Puis le Conseil d’État précise les limites du contrôle du juge administratif sur le cas des réserves : « Lorsqu’un traité ou un accord a fait l’objet de réserves, visant, pour l’État qui exprime son consentement à être lié par cet engagement, à exclure ou à modifier l’effet juridique de certaines de ses clauses dans leur application à son endroit, il incombe au juge administratif, après s’être assuré qu’elles ont fait l’objet des mêmes mesures de publicité que ce traité ou cet accord, de faire application du texte international en tenant compte de ces réserves. De telles réserves définissant la portée de l’engagement que l’État a entendu souscrire et n’étant pas détachables de la conduite des relations internationales, il n’appartient pas au juge administratif d’en apprécier la validité ».

Pas de saisine pour avis de la Cour européenne des droits de l’homme

L’assemblée du contentieux avait la possibilité de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sur le fondement de l’article 1er du protocole n° 16 à la Convention (v. sur ce point, L. Burgorgue-Larsen, AJDA 2018. 1770 ), d’une demande d’avis portant sur les conditions d’application de l’article 4 du protocole n° 7. Sur les recommandations de son rapporteur public, elle choisit de ne pas saisir la CEDH. Si l’application du protocole posait problème, la saisine de la Cour européenne aurait pu être justifiée, ce n’est pas le cas en l’espèce. Le juge doit donc appliquer le protocole en tenant compte des réserves, même s’il n’est pas en mesure d’en apprécier la validité. Et l’assemblée du contentieux rappelle la jurisprudence du Conseil d’État en la matière (CE 26 déc. 2008, n° 282995, Gonzales-Castrillo, Lebon ) : « La règle non bis in idem, telle qu’elle résulte de ces stipulations, ne trouve à s’appliquer, selon la réserve accompagnant l’instrument de ratification de ce protocole par la France et publiée au Journal officiel de la République française du 27 janvier 1989, à la suite du protocole lui-même, que pour "les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale" et n’interdit ainsi pas le prononcé de sanctions administratives parallèlement aux décisions définitives prononcées par le juge répressif ». Si la société requérante soutenait que cette réserve, par sa formulation trop générale, méconnaissait les stipulations de l’article 57 de la Convention européenne, relatif aux réserves que les États peuvent formuler au moment de sa signature ou du dépôt de son instrument de ratification, il n’appartenait pas au juge national de se prononcer sur la validité de cette réserve, non dissociable de la décision de la France de ratifier ce protocole.

Pas de nécessité de caractériser l’élément intentionnel

Rejetant le pourvoi de la SARL Super Coiffeur, le Conseil d’État précise que les contributions prévues à l’article L. 8253-1 du code du travail et à l’article L. 626-1 du CESEDA ont pour objet de sanctionner les faits d’emploi d’un travailleur étranger séjournant irrégulièrement sur le territoire français ou démuni de titre l’autorisant à exercer une activité salariée, « sans qu’un élément intentionnel soit nécessaire à la caractérisation du manquement ». Toutefois, un employeur ne saurait être sanctionné sur le fondement de ces dispositions, « lorsque tout à la fois, d’une part, et sauf à ce que le salarié ait justifié avoir la nationalité française, il s’est acquitté des obligations qui lui incombent en vertu de l’article L. 5221-8 du code du travail et que, d’autre part, il n’était pas en mesure de savoir que les documents qui lui étaient présentés revêtaient un caractère frauduleux ou procédaient d’une usurpation d’identité ». Mais, en l’espèce, la société requérante ne soutenait pas sérieusement avoir respecté les obligations découlant de l’article L. 5221-8.