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Article
Le juge des référés entre la protection du droit de propriété et le droit à la liberté d’expression
Le juge des référés entre la protection du droit de propriété et le droit à la liberté d’expression
Aux termes de deux arrêts rendus le 10 juillet 2024, la Cour de cassation prend parti sur la faculté laissée au juge des référés d’ordonner le retrait de vidéos tournées dans un élevage sans l’autorisation du propriétaire des lieux. Écartant, dans les deux espèces, l’application de la loi du 29 juillet 1881, elle a posé un principe simple : un propriétaire peut s’opposer à la diffusion, par un tiers, d’une vidéo réalisée sur sa propriété, y compris par la voie d’une action en référé, lorsque cette diffusion lui cause un trouble manifestement illicite. Toutefois, procédant ensuite à une mise en balance des intérêts en présence, elle brouille la clarté de ce principe.
par Nicolas Hoffschir, Maître de conférences à l'Université d'Orléansle 17 septembre 2024
Nul n’ignore que le juge des référés peut « même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, […] pour faire cesser un trouble manifestement illicite » (C. pr. civ., art. 835, al. 1, art. 873, al. 1 et art. 894, al. 1). Mais, lorsque surgit la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les débats, la mise en œuvre de cette règle n’est pas toujours aisée. Les deux arrêts commentés, rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation le 10 juillet dernier, en témoignent.
Au cas d’espèce, pour dénoncer le traitement réservé à des poules, une association de défense de la cause animale avait mis en ligne, sur un site internet et des réseaux sociaux, des images et des vidéos, captées sans autorisation, de locaux au sein desquels deux sociétés pratiquaient l’élevage des volailles. Prenant connaissance de ces diffusions, les deux sociétés ont répliqué en saisissant parallèlement le juge des référés d’un certain nombre de demandes visant à mettre fin à ce qu’elles considéraient être un trouble manifestement illicite ; l’association, pour sa défense, a notamment soulevé la nullité de chacune des assignations, parce qu’elle ne reproduisait pas les mentions exigées par l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
L’exception de nullité de l’assignation a été rejetée par les deux cours saisies d’un appel ; en revanche, quand l’une a notamment ordonné à l’association de retirer ses vidéos et ses photographies, interdit l’utilisation et la rediffusion des vidéos litigieuses et ordonné la publication du dispositif de son arrêt (n° 22-23.170, Légipresse 2024. 413 et les obs. ), l’autre a, au contraire, rejeté les demandes de la société et dit n’y avoir lieu à référé, en soulignant notamment que « le fait [que la vidéo] ait été tournée à l’intérieur de ces locaux, sans autorisation, ne peut en soi constituer la preuve du trouble manifestement illicite invoqué, tiré de la violation du droit de propriété et des règles sanitaires, dès lors que la vidéo a pu être réalisée par une personne habilitée à pénétrer dans les lieux » (n° 22-23.247, D. 2024. 1328 ; Légipresse 2024. 412 et les obs. ).
Ces deux affaires ne pouvaient en rester là et ont été portées devant la Cour de cassation qui, tour à tour, a dû déterminer si la loi du 29 juillet 1881 était applicable et si les juges des référés avaient correctement exercé les pouvoirs dont ils disposaient.
L’applicabilité de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
Les affaires posaient toutes deux une première question : celle de savoir si les exceptions de nullité des assignations avaient été justement rejetées par les juges du fond.
Pour répondre à cette question, encore fallait-il déterminer si la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était applicable : si elle l’était, la citation devait, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et indiquer le texte de loi applicable à la poursuite (Loi du 29 juill. 1881, art. 53) ; si elle ne l’était pas, l’assignation devait plus modestement comprendre un exposé des moyens en fait et en droit (C. pr. civ., art. 56). La circonstance que les demandes aient été portées devant un juge des référés plutôt que devant un juge chargé de statuer sur le fond du litige ne changeait rien à l’affaire : cela ne permettait pas d’exclure l’application de la loi du 29 juillet 1881 (v. par ex., Civ. 1re, 26 sept. 2019, nos 18-18.939 et 18-18.944 P [à propos d’un référé « dommage-imminent »], Dalloz actualité, 18 oct. 2019, obs. S. Lavric ; 10 juill. 2013, n° 12-20.544, inédit, Légipresse 2013. 526 et les obs. ; ibid. 609, Étude G. Lécuyer ; 27 sept. 2005, n° 04-15.179 P ; 27 sept. 2019, n° 04-15.180, inédit ; Civ. 2e, 22 janv. 2004, n° 01-11.887 P ; 6 févr. 2003, n° 00-22.697 P, D. 2003. 667 ).
Il est vrai que, dans chacune des affaires, la citation ne mentionnait aucune des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 et les juges du fond avaient estimé qu’elle ne relevait pas du champ d’application de cette loi. Mais on sait que, pour la réparation des abus de la liberté d’expression, la loi du 29 juillet 1881 évince très largement l’application du droit commun de la responsabilité pour faute (v. par ex., Com. 28 juin 2023, n° 21-15.862, inédit, D. 2024. 136, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2023. 388 et les obs. ; ibid. 2024. 125, obs. N. Verly ; Civ. 1re, 25 mars 2020, n° 3-16.730 P ; 10 avr. 2013, n° 12-10.177 P, Dalloz actualité, 25 avr. 2013, obs. S. Lavric ; D. 2014. 131 , note C. Bigot ; ibid. 508, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2013. 270 et les obs. ; ibid. 425, Étude N. Verly ; 27 févr. 2005, n° 03-13.622 P ; Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-10.160 P, D. 2000. 463, et les obs. , obs. P. Jourdain ; RTD civ. 2000. 842, obs. P. Jourdain ; ibid. 845, obs. P. Jourdain ). De la sorte, les juges du fond étant tenus, par application de l’article 12 du code de procédure civile, de donner ou de restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions (Cass., ass. plén., 21 déc. 2007, Dauvin, n° 06-11.343 P, Dalloz actualité, 14 janv. 2008, obs. L. Dargent ; D. 2008. 228, obs. L. Dargent ; ibid. 1102, chron. O. Deshayes ; RDI 2008. 102, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2008. 317, obs. P.-Y. Gautier ; v. égal., Civ. 1re, 28 mars 2018, n° 17-10.031, inédit, D. 2018. 720 ; Com. 29 nov. 2017, n° 16-19.841, inédit ; Civ. 3e, 6 nov. 2013, n° 12-25.502, inédit), on pouvait se demander s’il ne leur appartenait pas, en l’espèce, de procéder à une requalification.
Même si les arrêts ne sont pas toujours limpides, toute obligation de requalification paraît exclue dès lors que la citation, qui ne vise aucune disposition de la loi du 29 juillet 1881, n’articule aucun fait de nature à porter atteinte à l’honneur et à la considération du demandeur (Civ. 1re, 20 oct. 2021, n° 20-14.354, inédit, D. 2022. 189, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2021. 518 et les obs. ; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; ibid. 194, étude N. Verly ; RTD civ. 2022. 106, obs. A.-M. Leroyer ; 8 avr. 2021, n° 19-23.289, inédit, D. 2022. 189, obs. E. Dreyer ; Dalloz IP/IT 2021. 473, obs. E. Derieux ; Légipresse 2021. 197 et les obs. ; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; ibid. 194, étude N. Verly ; Com. 17 mars 2021, n° 19-20.459, inédit, Légipresse 2021. 197 et les obs. ; ibid. 2022. 194, étude N. Verly ; 26 sept. 2018, n° 17-15.502, inédit ; Civ. 1re, 6 déc. 2017, n° 16-21.679, inédit, D. 2018. 208, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2018. 9 et les obs. ; 8 nov. 2017, n° 16-23.779 P, Dalloz actualité, 22 nov. 2017, obs. S. Lavric ; D. 2017. 2303 ; ibid. 2018. 208, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2017. 591 et les obs. ; 16 mai 2013, n° 12-18.223, inédit, D. 2014. 508, obs. E. Dreyer ) ; en revanche, l’absence de référence à la loi de 1881 est, en elle-même, naturellement insuffisante (Civ. 1re, 26 sept. 2019, nos 18-18.939 et 18-18.944, préc.).
C’est ce critère dont il a, en l’espèce, été fait application dans les deux affaires soumises à la Cour de cassation. Dans l’une (n° 22-23.247), l’inapplicabilité de la loi du 29 juillet 1881 paraissait moins contestable : la citation, qui ne visait pas de disposition de cette loi, ne comprenait ni le contenu de la vidéo ni des allégations ou des imputations de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la société exploitant de l’élevage ; la Haute juridiction a logiquement approuvé les juges du fond d’avoir écarté la loi du 29 juillet 1881. En revanche, dans l’autre affaire (n° 22-23.170), le demandeur avait annexé à l’assignation un constat dressé par un commissaire de justice décrivant le contenu des vidéos et des pages internet ; si la Cour de cassation a néanmoins approuvé les juges du fond d’avoir écarté l’application de la loi du 29 juillet 1881, c’est vraisemblablement parce que ce constat visait simplement à établir la preuve des faits allégués et non à articuler des faits constitutifs d’une diffamation. Où l’on voit néanmoins que les frontières du champ d’application de la loi du 29 juillet 1881 ne sont en pratique pas toujours faciles à...
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