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Le juge judiciaire : seul garant de la liberté individuelle ?

Si la prolongation systématique de tous les titres de détention arrivant à expiration, sans le contrôle d’un juge, est légale, elle est en revanche contraire à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme et sa conformité à la Constitution devra être tranchée par le Conseil constitutionnel.

par Hélène Christodouloule 29 mai 2020

« Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté », ces mots, écrits par Rudolf Von Hiering, (re)prennent tout leur sens à la lecture des arrêts rendus par la Cour de cassation, après avoir été mis de côté pendant plus d’un mois par le gouvernement avec l’assistance du Conseil d’État.

Le législateur, à l’aune de la théorie des circonstances exceptionnelles développée par le juge administratif, a adopté une loi sur laquelle l’intégralité du régime dérogatoire, destiné à endiguer la pandémie du covid-19, repose. Un nouveau chapitre relatif à « l’état d’urgence sanitaire » a donc été consacré au sein du code de la santé publique. Au regard de l’application de ce droit d’exception, le pouvoir exécutif a notamment été habilité à prendre des ordonnances, dans des domaines relevant habituellement de la loi, ayant pour effet de restreindre les libertés individuelles. Ainsi, nombreuses sont celles prises dans la précipitation afin de prévenir et de limiter la propagation du virus, déstabilisant corrélativement l’État de droit (v. notre étude, L’État de droit déstabilisé par l’état d’urgence sanitaire : menaces et encadrements, Observatoire de la justice pénale, 13 mai 2020). La prolongation « de plein droit » des « délais maximums » de détention provisoire ou d’assignation à résidence sous surveillance électronique, prévue par l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020, en est une illustration (ord. n° 2020-303 s’appuyant sur l’art. 11, I, 2°, d, de la loi d’urgence sanitaire n° 2020-290 du 23 mars 2020).

D’ordinaire, en matière correctionnelle (C. pr. pén., art. 145-1) et criminelle (C. pr. pén., art. 145-2), le code de procédure pénale prévoit que l’allongement de la durée de la détention provisoire doit être exceptionnelle et faire l’objet d’une ordonnance motivée de l’autorité juridictionnelle, après un débat contradictoire. Cette dernière entend alors les réquisitions du parquet, puis les observations de la personne mise en examen et, le cas échéant, de son avocat. Néanmoins, avec l’état d’urgence ces garanties ont été écartées au profit de l’automaticité afin de faire face au ralentissement forcé du système judiciaire. Concrètement, le prolongement de plein droit de la mesure était corrélé au quantum de la peine encourue. Si cette dernière était inférieure ou égale à cinq ans, elle était allongée de deux mois, de trois mois dans les autres cas, et jusqu’à six mois en « matière criminelle et, en matière correctionnelle, pour l’audiencement des affaires devant la cour d’appel ». Toutefois, pour chaque procédure, une limitation semblait envisagée puisque la prolongation automatique ne pouvait être appliquée qu’une seule fois.

Or la disposition s’est rapidement retrouvée au centre des débats et la Cour de cassation a été saisie de quatre pourvois, dans des affaires instruites par les cours d’appel de Fort-de-France, Grenoble et Paris, deux d’entre eux ayant été déclarés sans objet, la haute juridiction estimant dans ces deux affaires que la détention du demandeur apparaissait désormais fondée sur un autre titre que la prolongation automatique litigieuse (Dalloz actualité, 20 mai 2020, obs. J. Mucchielli).

La chambre criminelle a donc apporté son éclairage, dans le cadre des deux autres pourvois.

Dans les affaires en cause, les deux requérants étaient placés en détention provisoire, mais leur statut était différent. Le premier, mis en examen, était détenu, pour une année, depuis le 4 avril 2019, et son titre de détention expirait le 3 avril 2020. Ainsi, à l’ère de la crise sanitaire, une prolongation de cette mesure a été demandée au juge des libertés et de la détention qui a constaté un allongement automatique de celle-ci jusqu’au 4 octobre 2020 (pourvoi n° 20-81.971). Le second, quant à lui, attendait son jugement devant la cour d’assises depuis le 12 avril 2019, son titre de détention expirant le 22 avril 2020. Le procureur général a saisi la chambre de l’instruction afin de voir proroger de plein droit les effets du mandat de dépôt pour une durée de six mois (pourvoi n° 20-81.910). Sa privation de liberté a donc été rallongée automatiquement jusqu’au 22 octobre 2020.

En définitive, outre le caractère systématique de la prolongation, l’article 16 de l’ordonnance conduisait à différer d’un an l’examen de la nécessité d’une telle privation de liberté alors qu’en temps normal cet examen aurait eu lieu après un délai de six mois.

Au-delà de remettre en cause l’interprétation de la disposition litigieuse par les juges, les demandeurs au pourvoi contestaient cette situation qu’ils considéraient à la fois illégale, inconstitutionnelle (Constit., art. 66) et inconventionnelle (Conv. EDH, art. 5).

Entre-temps, le législateur a supprimé la disposition en question (L. n° 2020-546, 11 mai 2020, art. 1er, III, 2°).

La Cour de cassation devait donc répondre à diverses interrogations épineuses : comment l’expression la « prolongation de plein droit » des « délais maximums » de détention provisoire devait-elle être comprise ? La disposition prévoyant une telle automaticité quant à l’allongement de la durée de la privation de la liberté individuelle était-elle légale, constitutionnelle et conventionnelle ?

L’article 16 de l’ordonnance a cristallisé, outre des tensions, de nombreux doutes que la chambre criminelle tente de dénouer en deux temps : avant d’effectuer, à sa façon, un contrôle normatif de la disposition, elle l’interprète.

L’interprétation sémantique : la fin d’un débat chaotique

Le 1er avril 2020, plusieurs syndicats et associations ont demandé au juge des référés du Conseil d’État de suspendre l’exécution de l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 et de sa circulaire d’interprétation (CE, ord., 3 avr. 2020, req. n° 439894, § 14 et req. nos 439877, 439887, 439890 et 439898, § 19, Dalloz actualité, 9 avr. 2020, obs. J.-B. Perrier). Il apparaissait notamment une incertitude autour du sens que revêtait l’expression « la prolongation des “délais maximums de détention provisoire” ». À la lecture de la circulaire, confortée par un courriel de la directrice des affaires criminelles et des grâces, la durée de tous les mandats de dépôt en cours arrivant à expiration devait être rallongée automatiquement ; à l’inverse, les requérants soulignaient que seules les détentions provisoires au terme desquelles aucun mandat de dépôt ne pouvait être renouvelé étaient concernées par la disposition. Quoi qu’il en soit, selon eux, les deux interprétations portaient une atteinte « grave et manifestement illégale au droit à la sûreté et à la présomption d’innocence », même si l’absence de contrôle juridictionnel était contrebalancée par la possibilité de demander une mainlevée de la mesure. Selon le juge administratif, cet allongement général des délais maximums de détention ne portait pas une « atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale ». Il rejetait alors, par une ordonnance de tri, la requête, comme dans 90 % des cas durant l’épidémie (v. Dalloz actualité, 30 avr. 2020, obs. J. Mucchielli).

L’interprétation du juge judiciaire était donc grandement attendue. Après une motivation relativement détaillée, la chambre criminelle vient de lever le doute en se rangeant, avec surprise, du côté de la conception du gouvernement et du Conseil d’État. À l’inverse, elle va à l’encontre de l’analyse fournie par certains juges du fond (Nancy, ch. inst., 5 mai 2020, n° 308/2020, Dalloz actualité, 22 mai 2020, obs. S. Fucini). Concrètement, elle affirme explicitement qu’il « convient d’en déduire que l’article 16 s’interprète comme prolongeant, sans intervention judiciaire, pour les durées qu’il prévoit, tout titre de détention venant à expiration, mais à une seule reprise au cours de chaque procédure » (n° 20-81.971, § 24, et n° 20-81-910, § 19).

Le contrôle normatif : de la légalité évidente à l’inconventionnalité prudente

La haute juridiction a réalisé un contrôle normatif à trois égards : en se prononçant, d’abord, sur la légalité de l’article 16 de l’ordonnance pris sur le fondement de la loi d’habilitation ; en transférant, ensuite, l’examen de sa constitutionnalité au Conseil constitutionnel pour clamer, enfin, son inconventionnalité, mais avec prudence.

La légalité affirmée

Les doutes persistaient autour de la légalité de l’article 16 de l’ordonnance à la lecture de divers arrêts rendus par les juges du fond. En effet, certains détenus concernés par cette mesure exceptionnelle ont saisi le juge pénal qui demeure compétent pour interpréter et apprécier la légalité des actes administratifs, réglementaires ou individuels, dès lors qu’ils sont liés à la solution du procès (C. pén., art. 111-5). Une minorité de magistrats ont mis en exergue le caractère illégal de cette disposition essentiellement sur les fondements des articles 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 66 de la Constitution, 5 et 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme (Dijon, ch. inst., 20 mai 2020, n° 2020/00176 ; T. corr. Épinal, 7 avr. 2020, Dalloz actualité, 22 avr. 2020, obs. J. Mucchielli), mais la majorité d’entre eux ont, à l’inverse, choisi de ne pas statuer sur les prolongations des détentions, estimant légale leur automaticité (Paris, 8 avr. 2020).

La chambre criminelle coupe court à tout débat en affirmant explicitement la légalité du texte. À cette fin, elle considère que l’article 16 n’excède pas les limites de l’article 11, I, 2°, d, de la loi d’habilitation du 23 mars 2020 (n° 20-81.971, § 27 s. et n° 20-81-910, § 22 s.). Toutefois, une largesse est, en réalité, octroyée au gouvernement et même si elle ne choque pas la Cour de cassation, elle existe sans aucun doute. En effet, même si le pouvoir exécutif a été autorisé à adapter le déroulement et la durée des détentions provisoires, il n’est nullement fait état au sein de la loi d’aller jusqu’à rendre automatique leur prolongation. Le véritable problème est lié, selon elle, à l’absence d’intervention de l’autorité judiciaire, seule garante de la liberté individuelle.

La constitutionnalité douteuse

À cet égard, la Cour de cassation a transmis deux questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, jugeant « sérieux le risque d’inconstitutionnalité » (Cass., communiqué de presse, 26 mai 2020). À l’aune de la théorie de la « loi-écran », le Conseil constitutionnel est en effet le seul à pouvoir contrôler la constitutionnalité de l’article 16 de l’ordonnance pris sur le fondement de l’article 11, I, 2°, d, de la loi d’urgence sanitaire (n° 20-81.971, § 31 s. et n° 20-81-910, § 26 s.). Il devra notamment s’interroger sur le respect de l’article 66 de la Constitution, faisant de l’autorité judiciaire la seule gardienne de la liberté individuelle. Or, si la prolongation de la détention provisoire était automatique, à quel moment interviendrait le juge ? Tardivement, voire à l’expiration de la mesure. Par conséquent, l’inconstitutionnalité de ces dispositions pourrait être bientôt prononcée.

Plus largement, même si la Cour de cassation ne vise pas ce fondement, la disposition litigieuse ne semble pas proportionnée au regard de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En réalité, des solutions intermédiaires étaient envisageables malgré le contexte. L’instauration d’un système de visioconférence, afin de permettre au juge judiciaire d’intervenir, aurait corrélativement eu pour incidence de préserver la liberté individuelle (ord., art. 19), même s’il ne garantissait pas pleinement les droits de la Défense, comme le rappelle régulièrement le Conseil constitutionnel (Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC, § 231 s., Dalloz actualité, 25 mars 2019, art. P. Januel ; ibid., 25 mars 2019, art. T. Coustet ; ibid., 2 avr. 2019, obs. G. Payan ; ibid., 2 avr. 2019, obs. C.-S. Pinat ; ibid., 2 avr. 2019, obs. V. Mikalef-Toudic ; ibid., 2 avr. 2019, obs. S. Fucini ; ibid., 4 avr. 2020, obs. Y. Rouquet ; AJDA 2019. 663 ; D. 2019. 910, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2019. 172, obs. V. Avena-Robardet ; Constitutions 2019. 40, chron. P. Bachschmidt  ; pour une décision plus récente, v. Cons. const. 30 avr. 2020, n° 2020-836 QPC, Dalloz actualité, 18 mai 2020, obs. D. Goetz ; AJDA 2020. 918 ; D. 2020. 983, et les obs. ).

La privation de liberté des requérants permet à la Cour de cassation de ne pas surseoir à statuer en attendant que le Conseil constitutionnel rende sa décision. Ainsi, elle est en mesure d’analyser la conventionnalité de la disposition (n° 20-81.971, § 6, et n° 20-81-910, § 9).

L’inconventionnalité clamée prudemment

Enfin, contrairement au mutisme du Conseil d’État, la Cour de cassation a joué son rôle de garante des conventions internationales (Cass, ch. mixte, 24 mai 1974, Société des cafés Jacques Vabre, n° 73-13.556), par le contrôle du respect, par l’article 16 de l’ordonnance, du droit à la liberté et à la sûreté (Conv. EDH, art.  5). En dépit d’un « danger public menaçant la vie de la nation », lié à l’état d’urgence sanitaire, la chambre criminelle rappelle que la Convention européenne s’applique « normalement », et non de façon assouplie, puisque l’article 15 du texte international n’avait pas été déclenché par la France en considération de choix politiques.

Sans surprise, elle conclut donc à l’inconventionnalité. En effet, « lorsque la loi prévoit au-delà de la durée initiale qu’elle détermine pour chaque titre concerné, la prolongation d’une mesure de détention provisoire, l’intervention du juge judiciaire est nécessaire comme garantie contre l’arbitraire » (n° 20-81.971, § 35, et n° 20-81-910, § 30). En réalité, deux difficultés apparaissaient : l’éviction du juge dans l’allongement de la durée de la détention et le report, pour tous les détenus, de l’examen juridictionnel systématique tant de la nécessité du maintien en détention que du caractère raisonnable de sa durée. D’autant que le débat contradictoire aurait pu se dérouler en visioconférence, voire par écrit, au regard de l’article 19 de l’ordonnance (n° 20-81.971, § 43, et n° 20-81-910, § 38). En somme, selon la Cour, l’automaticité était justifiée, mais elle devait être conditionnée à, au moins, deux égards : d’une part, la présence du juge était obligatoire et ne devait pas être soumise au seul exercice d’un recours par l’une des parties ; d’autre part, il devait intervenir, non pas immédiatement, mais « dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit », sans dépasser un mois en matière délictuelle, sauf si une condamnation était déjà intervenue, et trois mois en matière criminelle, pour les individus en attente de jugement en première instance, faisant en partie écho aux prévisions de la loi du 11 mai 2020 (n° 20-81.971, § 41 et 42, et n° 20-81-910, § 36 et 37).

En réalité, la chambre criminelle fixe des délais afin de concilier sa motivation avec la protection de l’ordre public en permettant au juge de prendre ses dispositions et limiter ainsi les mises en liberté d’office. Or, « à défaut d’un tel contrôle et sauf s’il est détenu pour une autre cause, l’intéressé doit être immédiatement remis en liberté » (n° 20-81.971, § 47, et n° 20-81-910, § 42). Néanmoins, en matière délictuelle, l’absence d’intervention d’un juge depuis plus d’un mois à compter du jour où la détention aurait dû être prolongée, alors qu’aucun texte ne l’exigeait jusqu’alors, devrait dans ce cas conduire à appliquer rétroactivement la solution prétorienne avec pour conséquence la remise en liberté des individus concernés. Par conséquent, « la garde des Sceaux a demandé à ses services d’évaluer le nombre de détenus concernés par cette jurisprudence » (communiqué de presse du ministère de la justice, 26 mai 2020).

La Cour de cassation valide les prolongations tout en posant des garde-fous. Cet encadrement juridictionnel relativise en définitive l’idée d’une privation de liberté de « plein droit » ; sans le dire clairement, elle évince donc l’automaticité du système. Elle se retrouve alors démunie d’une partie de son rôle de gardienne de la liberté individuelle en validant un système qu’elle ne semble pas cautionner. En l’espèce, les chambres de l’instruction seront amenées à se prononcer à nouveau sur la situation des deux requérants avant le 4 et le 22 juillet 2020, sauf si un juge est intervenu entre-temps comme le suggérait la loi prorogeant l’état d’urgence.

Il apparaît que l’urgence, au détriment de la réflexion, justifie l’adoption de mesures déstabilisant l’État de droit. Dès lors, le contrôle juridictionnel semble la seule issue pour lui (re)donner du sens, mais le subterfuge temporel utilisé par la Cour de cassation, pour confirmer la majorité des détentions, sera-t-il validé par la Cour européenne, si elle se retrouve saisie directement après l’épuisement des voies de recours internes ? Rien n’est moins sûr. La France pourrait être de surcroît sanctionnée sur le fondement de l’article 6, § 1, de la Convention, relatif au droit à un procès équitable, comme l’ont soulevé récemment des juges du fond (Dijon, 20 mai 2020, n° 2020/00176 ; T. corr., Épinal, 7 avr. 2020, préc.).