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Une équipe pluridisciplinaire s’est penchée sur la gestion des ressources humaines dans la magistrature judiciaire en France, mais également en Belgique et en Suède. Le constat pour notre pays est sévère : surmobilité des magistrats, émiettement des acteurs, amateurisme des outils, faiblesse des pouvoirs locaux. Alors que la justice est en souffrance, comment reconstruire une gestion des ressources humaines efficace ?
par Pierre Januel, journalistele 7 juin 2022
Dirigée par les professeurs Lionel Jacquot, Sylvie Pierre-Maurice et Estelle Mercier, l’équipe a mêlé les disciplines (sociologie, droit, sciences de gestion), et a adopté un regard comparativiste, en étudiant également les situations en Belgique et en Suède. Leur rapport de recherche Justice et magistrat·es : Une gestion des ressources humaines en miettes ? vient d’être publié sous l’égide de l’institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ).
Des transparences opaques et archaïques
Première caractéristique du paysage français : le poids du concours et de la formation initiale. Près des deux tiers des nouveaux entrants dans la magistrature proviennent du premier concours. Les autres concours représentent 21 % et l’intégration directe représente 14 % des admis. L’ENM a ensuite un poids énorme dans la formation et la socialisation des magistrats.
Autre point important : la surmobilité des magistrats. « Chaque année, entre 25 % et 30 % des quelque 8 300 magistrat·es changent d’affectation. » Cela entraîne une multiplication des transparences, qui désorganise les juridictions et la vie personnelle des magistrats. Les effets sexistes de cette surmobilité ont été démontrés par une autre recherche, tout comme les problèmes posés par le « célibat géographique » (qui concerne 14 % des magistrats).
La recherche insiste sur l’éclatement des acteurs chargés des ressources humaines : direction des services judiciaires (DSJ), conseil supérieur de la magistrature (CSM), SAR, chefs de cour, ENM. D’autant que le système français se base sur une dyarchie parquet-siège en matière d’organisation, voire une triarchie, si on y inclut les directeurs des greffes.
La DSJ doit d’abord « faire le travail colossal de préparation des transparences » avec des moyens dérisoires. Elles sont élaborées par une petite équipe, qui ne dispose même pas d’applicatif informatique. Les besoins sont établis par un dialogue de gestion avec les chefs de cour par la DSJ.
La transparence nécessite ensuite un accord du CSM. Or CSM et DSJ ont parfois des désaccords sur la politique à suivre en matière de RH. Ainsi, alors que la DSJ pousse pour le profilage des postes, pour le CSM, il doit se limiter à certaines fonctions particulières. Car ce profilage « est contradictoire avec le mode d’organisation de la profession basée sur la polyvalence du juge ». Le changement de doctrine peut aussi mettre du temps : pour passer de deux à trois ans le temps minimum dans une fonction, « le processus aurait duré près d’un an ».
Les magistrats sont nombreux à dénoncer un fonctionnement opaque et archaïque, « qui consiste à cocher des cases et faire des vœux sans avoir de visibilité sur la réelle vacance du poste ». L’éclatement des acteurs rend les carrières bien plus imprévisibles que dans d’autres secteurs de la haute fonction publique. Le rapport note également le poids des échanges informels. La DSJ peut mener des « négociations feutrées » avec les chefs de juridiction avant la proposition de nomination. Les organisations syndicales sont un autre intermédiaire influent : « Elles font valoir des situations individuelles qui méritent une attention particulière lors des rencontres avec la DSJ. » Les magistrats mobilisent également leur réseau, tissé avec leurs camarades de promotion, « pour chercher des informations sur les postes vacants ou appuyer une demande de mobilité ».
Un système RH défaillant
L’équipe s’est aussi penchée sur le système d’évaluation des magistrats, qui est « largement perfectible » selon le constat du CSM lui-même. La notation dépend essentiellement de l’ancienneté : « les croix auraient tendance à cheminer de la droite vers la gauche, d’insuffisant à exceptionnel au fil des années d’ancienneté du.de la magistrat·e, sans que ne soient réellement prises en compte leurs compétences ». Pour les commentaires écrits, les chefs de juridiction se disent assez « mal à l’aise ».
Afin de préserver le climat social, « le langage utilisé est très codé : “Bien” ne veut pas dire bien ; “Bon” ne veut pas dire bon ». Il y a même des pratiques « déviantes » d’évaluation : de bonnes appréciations sont parfois « destinées à évacuer plus rapidement un·e “mauvais·e magistrat·e” ou a contrario de moins bonnes à conserver un·e “bon·ne magistrat·e” ».
Parmi les autres outils de gestion RH, vingt ans après son instauration, la prime modulable est toujours aussi contestée. En fonction des juridictions, l’équipe a constaté de fortes disparités dans les pratiques d’attribution. La plupart font une répartition à l’ancienneté, certains les lissent, et plus rare, d’autres les modulent selon l’activité annuelle des magistrats.
Alors que les chefs de juridictions n’ont pas la main sur les carrières des magistrats, les leviers RH de reconnaissance dont ils disposent (évaluation et prime) sont donc défaillants. Et ce au moment où ils sont sommés, par les réformes successives, de devenir des acteurs clés de la nouvelle gouvernance des juridictions. Face à la réticence du corps à déléguer le travail RH à des non-magistrats, l’alternative consisterait à offrir une formation bien plus solide aux chefs de juridiction. L’ENM va dans cette voie avec des cycles spécifiques (CADEJ, CAGEM). Mais cela met en tension un modèle de chef de juridiction qui reste avant tout un magistrat.
La conclusion de l’équipe est sombre : dans un moment où la magistrature judiciaire est en crise, le modèle de gestion de ressources humaines est, lui aussi, cassé.
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