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Article
Justice : la leçon de Robert Badinter aux députés
Justice : la leçon de Robert Badinter aux députés
Les annexes du rapport de la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire recèlent une surprise. S’il n’a pas été auditionné, contrairement à d’autres anciens gardes des Sceaux, Robert Badinter a reçu le président et le rapport de la commission d’enquête sur l’indépendance de la justice, le 11 juin dernier. Un entretien qui figure dans les annexes du rapport, dont nous reproduisons de larges extraits.
par Pierre Januelle 17 septembre 2020
L’ancien garde des Sceaux interpelle d’abord les députés sur l’intitulé de la commission d’enquête, qui évoque le « pouvoir judiciaire », comme le souhaitait son président, le député insoumis Ugo Bernalicis.
Pour Robert Badinter, le pouvoir procède de l’élection : « Je ne conçois pas que l’on puisse parler de « pouvoir judiciaire » dans la France d’aujourd’hui. Le pouvoir judiciaire appartenait au monarque du temps où il recevait à Reims l’épée de justice, apanage de la souveraineté absolue ; il s’entend aujourd’hui aux États-Unis où le système de juges, de procureurs et de chefs de police élus n’apparaît pas comme la formule la plus démocratique. En évoquant un « pouvoir judiciaire », vous faites sauter les républicains au plafond ! »
« Aujourd’hui, ce sont les hommes et les femmes politiques qui tremblent devant les magistrats »
L’ancien ministre se livre alors à un rappel historique : « Lorsque j’arrivai au Palais comme jeune avocat, il y a de cela soixante-dix ans, la guerre, l’Occupation, le régime de Vichy étaient encore très présents dans les esprits. L’atmosphère judiciaire était empreinte des années terribles de l’Occupation. N’oublions pas que les juges appliquèrent les lois de Vichy et prêtèrent serment de fidélité au maréchal Pétain, à l’exception d’un seul, Paul Didier ! Le corps judiciaire se rua dans la servitude, le positivisme juridique autorisant les magistrats à appliquer sans état d’âme les législations d’exception, notamment les mesures organisant la spoliation des juifs. En 1950, alors que l’épuration n’était pas tout à fait achevée, le malaise de la magistrature était encore présent et ses doutes sur elle-même étaient considérables. On avait jugé sous Vichy – cela laissait des traces profondes.
La magistrature d’avant, celle de la IIIe République, était habituée à courir demander au député une lettre de recommandation et favoriser ainsi son avancement. Le garde des Sceaux était le patron, à l’autorité certes tempérée par la brièveté du mandat – certains duraient un an, d’autres quelques jours.
La IVe République soumit la magistrature à une autre épreuve morale, celle de la décolonisation, de la guerre d’Algérie et des lois d’exception. Si celles-ci s’appliquèrent de façon distincte sur le territoire algérien, où le ministre résident disposait de tous les pouvoirs, il demeure que cette législation, et les pratiques effrayantes qui en découlèrent, meurtrirent profondément la magistrature.
La création de l’École nationale de la magistrature (ENM) et l’apparition du syndicalisme judiciaire constituent un tournant majeur de l’histoire de la magistrature. Suscitant chez les éléments conservateurs obsession et hantise des « juges rouges », ces évolutions firent émerger le magistrat nouveau.
Arrivé au terme de ma vie, j’observe avec un intérêt non dénué d’ironie la façon dont la relation de pouvoir s’est inversée. Jadis, les magistrats considéraient le pouvoir politique avec déférence – je ne dirai pas que le garde des Sceaux était tout-puissant, mais il avait de grands pouvoirs – ; aujourd’hui, ce sont les hommes et les femmes politiques qui tremblent devant les magistrats.
L’exercice du pouvoir par les magistrats et les liens qui unissent médias et magistrature – sur lesquels une commission d’enquête pourrait utilement se pencher – font que tout homme ou femme politique peut voir sa carrière brisée comme verre, dès lors que la justice pointe en sa direction un doigt accusateur. La présomption d’innocence, bien qu’inscrite dans la loi, n’est pas la dominante dans l’opinion publique : tout homme ou femme politique, s’il fait l’objet d’une enquête et d’une mise en examen, en ressortira politiquement blessé, sinon mort. Qu’il s’agisse de faits de corruption ou d’agression sexuelle, la publication de procès-verbaux prétendument couverts par le secret de l’instruction est à même de ruiner n’importe quelle carrière ; on ne s’en relève que très difficilement ! Ce renversement est encore favorisé par le fait majeur que constitue le triomphe des réseaux sociaux, un espace où les droits de la défense sont inexistants.
En ce qui concerne les institutions, l’évolution a été longue, difficile. Il ne reste plus qu’un petit pas à franchir, avec l’adoption des dispositions relatives au statut du parquet, pour que le système donne satisfaction. Je crois savoir que le Parlement y est prêt. »
« Nous n’avons pas à rougir de notre justice »
Interpellé ensuite sur la défiance envers la justice, l’ancien ministre répond : « Je suis frappé de voir à quel point aujourd’hui on attend tout de la justice et combien on la critique. Le recours à l’institution est constant, mais la défiance va croissant. Est-ce l’ignorance ?
Pourtant, nous n’avons pas à rougir de notre justice. Lorsque l’on a fait beaucoup de tourisme judiciaire – je ne visite jamais une capitale sans me rendre au palais de justice – on sait que la justice française occupe un des meilleurs rangs européens. La formation par l’ENM, la féminisation, le recrutement ont sensiblement amélioré l’institution judiciaire. Mais le rapport de la nation aux juges est mauvais. Il faut dire que toute décision de justice fait au moins un mécontent… »
Le rapporteur Didier Paris : « Certaines voix, lors de nos auditions, se sont élevées en faveur d’un procureur général de la Nation. Qu’en pensez-vous ? »
Robert Badinter : « Je n’ai jamais cessé de le dire : ce n’est pas concevable. Le propre d’une démocratie, c’est la responsabilité de l’exécutif. Or le procureur général de la Nation aurait le pouvoir de diriger l’action publique sans être responsable devant le Parlement. Nommé par le CSM pour cinq ans, il pourrait faire ce qu’il voudrait sans avoir de comptes à rendre à personne, sauf peut-être à sa propre conscience – la responsabilité du magistrat n’est que morale. Vous auriez ainsi un super ministre, avec plus de pouvoirs encore.
Que nul ne soit responsable de l’exercice de l’action publique est inimaginable. C’est pourquoi j’ai toujours dit que la suppression des instructions individuelles était une erreur. Dans le cadre d’une affaire impliquant des intérêts nationaux, on peut concevoir que le garde des Sceaux prenne position, à condition que ce soit écrit et joint au dossier.
Imaginez une émeute dans une ville de province, des paysans en colère, juchés sur leur tracteur, faisant le siège de la préfecture. Le procureur, comme le préfet, sont dans les transes… Le ministre de l’intérieur téléphone au garde des Sceaux : requérir le placement en détention de quelques-uns des manifestants pourrait pousser les autres à incendier le bâtiment. Ce n’est pas au procureur général de décider de telles réquisitions. C’est une responsabilité politique et nationale. Je ne dis pas que le garde des Sceaux doit téléphoner au magistrat instructeur, mais c’est bien de la Chancellerie que doit venir l’indication sur les réquisitions.
[…] Je demeure très hostile à l’idée d’un grand inquisiteur, procureur général de la Nation. Ce ministre de la justice bis exercerait le pouvoir le plus important, celui de l’action publique, tout en étant irresponsable. Je sais bien que les grands parquetiers, de tout temps, en ont rêvé, mais Dieu merci, il y a pour les grands magistrats des postes internationaux à pourvoir ! »
« Je pense qu’un modèle judiciaire européen unique s’imposera »
Didier Paris : « Une pression assez forte s’exerce pour que la part de l’accusatoire, dans notre système intermédiaire, se renforce. »
Robert Badinter : « L’influence de la Cour européenne a été importante à cet égard. Je pense qu’un modèle judiciaire européen unique s’imposera et que le système français complexe, mixte, cédera la place devant l’accusatoire. Certes, la jurisprudence de Strasbourg laisse encore cela en filigrane, mais la séparation entre le parquet et le siège est inévitable.
Je considère que, dans le système actuel, le tronc commun des magistrats est une bonne chose, mais qu’au bout de dix ans, il ne devrait plus être possible de passer du siège au parquet et inversement. Pour des raisons d’européanisation et de dimension internationale de la justice, le système doit aller vers un accusatoire plus marqué, avec un contrôle par le siège, celui de la chambre d’instruction. La masse du contentieux et l’augmentation des pouvoirs d’administration judiciaire du parquet poussent à cette solution. Le juge d’instruction instruit à peine 3 % des affaires, de plus en plus d’affaires s’arrêtent au niveau du parquet : autant que les choses soient claires. Nous sommes à un moment de transition, difficile, mais cette ouverture vers l’avenir est passionnante. »
Le député Ugo Bernalicis l’interroge ensuite : « Qui assume la responsabilité de la décision en matière d’opportunité des poursuites ? »
Robert Badinter : « Le principe demeure : dans une démocratie, pas de pouvoir sans responsabilité. Certes, ce n’est pas l’état d’esprit dominant… Le CSM s’est beaucoup amélioré mais les écueils, la politisation et le corporatisme, restent les mêmes. Le modèle italien séduit beaucoup, mais il est dominé par le corporatisme. Et lorsque l’on entend réclamer que l’institution judiciaire gère ses propres ressources – alors que ce n’est pas aux magistrats de déterminer ce que sera la part de la justice dans le budget de la Nation –, on peut redouter une dérive. »
« L’éloquence judiciaire est un art voué à disparaître pour l’essentiel. »
L’ancien garde des Sceaux a une préoccupation : « La justice numérisée, la relation entre le traitement informatique des affaires et les grands principes de notre justice est la nouvelle question posée à votre génération. »
« Ce que je tiens pour essentiel, c’est le triomphe de la technologie. Face à l’immensité des contentieux, elle ne pourra que s’imposer. […] Il faut bien répondre à la demande de justice : nous ne sommes pas aux États-Unis, où la Cour suprême, qui choisit les quatre-vingts affaires qu’elle juge chaque année. Nous avons l’obligation de rendre des décisions dans un délai raisonnable. Pour traiter le contentieux de masse, nous ne pourrons pas échapper au traitement numérique. L’audience ne sera plus ce qu’elle était, c’est terminé ! L’éloquence judiciaire est un art voué à disparaître pour l’essentiel. »
« Je ne crois pas que réformer le statut de la magistrature soit à notre avantage… »
Didier Paris le relance ensuite sur l’idée de changer l’ENM, portée par le rapport Thiriez.
Robert Badinter : « À mon arrivée à la Chancellerie, je souhaitais conduire une réforme profonde de la magistrature. Je m’en ouvris au Président de la République, qui posait sur la magistrature un regard qui n’était pas exactement celui de Chimène… Il me fit valoir que le Sénat s’opposerait à toute réforme constitutionnelle proposée par la gauche, ajoutant qu’il me faudrait avoir, pour un projet d’une telle portée, le soutien de la majorité de la magistrature : « Si vous recueillez son accord – ce dont je doute – nous en reparlerons. » Nous décidâmes avec Claude Jorda, le directeur des services judiciaires, d’adresser à tous les magistrats, individuellement, un questionnaire composé de 42 questions. Les résultats furent sans équivoque : 85 % d’entre eux répondirent « oui » à la première question – faut-il une réforme du statut de la magistrature ? –, mais aucune des propositions suivantes ne reçut la majorité ! Avec l’ironie dont il était coutumier, François Mitterrand, après s’être enquis des résultats, me glissa : « je ne crois pas que réformer le statut de la magistrature soit à notre avantage… »
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