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L’Agence de la biomédecine, un modèle original au service de la loi de bioéthique

La revue Justice&Cassation consacre, en pleine pandémie, le dossier de son dernier numéro au thème de "La santé"; l’occasion de prendre la température de la santé mesurée avec le thermomètre du juriste. Fidèle à sa forme hybride, pluridisciplinaire et transversale, ce nouveau numéro de la revue de l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation invite à faire le constat que le droit de la santé est souvent un droit de pionniers. Extrait choisi, sur la création de l’Agence de la biomédecine.

Découvrir l’intégralité du dossier "La santé" du numéro 2021 de la revue Justice&Cassation.

Voir les vidéos des entretiens accordés par les contributeurs du dossier.

 

La création de l’Agence de la biomédecine s’inscrit dans le mouvement général, particulièrement prononcé dans le secteur de la santé, de créations d’agences ou d’opérateurs auxquels est confiée l’exécution de politiques publiques. L’Agence de la biomédecine (ABM) est issue de l’Établissement français des greffes (EFG), qui avait été institué par la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal. La création de l’EFG répondait au besoin d’encadrement et d’accompagnement d’une activité de transplantation sensible, très technique et soumise à de fortes tensions du fait de la rareté des organes disponibles au regard de besoins croissants. Comme pour d’autres agences ou opérateurs, si elle répondait ainsi au souhait de disposer d’une expertise dans un domaine très spécialisé, elle intervenait aussi en réponse à des difficultés, qui avaient pu ébranler la confiance de la population avec des conséquences négatives immédiates sur le don d’organes1.

Les résultats obtenus par l’EFG, comme le besoin d’encadrement et d’accompagnement d’autres activités médicales et scientifiques de pointe et tout aussi sensibles, ont conduit à l’extension de son champ de compétences par la création d’une institution profondément originale, l’ABM. Si l’ABM n’est pas forcément l’agence la plus connue, les liens étroits qu’elle entretient avec la loi de bioéthique, et la révision périodique de celle-ci lui assurent une certaine exposition et renforcent sa spécificité.

L’Agence de la biomédecine, un modèle d’agence sanitaire original

L’ABM, une agence sanitaire à part entière

En créant, avec l’EFG, un établissement public national dédié à la transplantation et en en confiant la direction au professeur Didier Houssin, spécialiste des greffes hépatiques pédiatriques et futur directeur général de la santé, il s’agissait de rétablir un climat de confiance, au sein des établissements de santé et parmi la population, essentiel au bon déroulement de cette activité, et d’œuvrer au développement de celle-ci.

La loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique a substitué à l’EFG l’Agence de la biomédecine, avec un champ de compétences étendu. D’une part, la nouvelle agence intègre l’Association France greffe de moelle, association créée par le professeur Jean Dausset, immunologue français et prix Nobel de médecine2, et donc la gestion du registre français de donneurs de moelle osseuse3. D’autre part, alors qu’initialement avait été envisagée la création d’une Agence de la procréation, de l’embryologie et de la génétique humaines, il est décidé de regrouper ces activités au sein d’une « Agence du vivant ».

Concrètement, l’ABM a en charge quatre grands domaines :

  • le prélèvement et la greffe d’organes et tissus ;
  • le prélèvement et la greffe de cellules souches hématopoïétiques – la moelle osseuse ;
  • l’assistance médicale à la procréation ;
  • l’embryologie et la génétique humaines (examen des caractéristiques génétiques, diagnostic prénatal, diagnostic préimplantatoire), y compris la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines.

C’est ce qui lui permet de couvrir aujourd’hui toutes les thérapeutiques utilisant des éléments et produits du corps humain, à l’exception du sang. Ces différents champs de compétence ont en commun de faire appel à une expertise pluridisciplinaire de haut niveau, médicale et scientifique, mais aussi juridique et éthique. Ils partagent aussi le fait d’être d’une grande sensibilité, touchant à la vie, à la mort, à l’intime et à l’humanité, dans leur rapport avec la médecine et la science.

Pour accomplir ses missions, l’Agence emploie environ 250 personnes, dont une cinquantaine en région. Il s’agit donc d’une agence à taille humaine, regroupant des femmes et des hommes ayant un sens aigu de leurs missions et de leurs responsabilités. Elle peut également s’appuyer sur la participation à ses travaux et instances de plus de 400 professionnels de santé, scientifiques et représentants des associations, avec des méthodes de travail participatives, tout en gardant à l’esprit les enjeux éthiques, d’équité et de démocratie sanitaire, ainsi que les impératifs de confiance du public et de la sécurité sanitaire.

L’ABM est une agence sanitaire. À ce titre, elle emprunte un certain nombre de caractéristiques communes à cette catégorie, pour autant qu’elle existe en tant que telle, dont la première d’entre elles est, comme il a été déjà dit, l’expertise.

Régie par les dispositions du chapitre 8 du titre Ier du livre IV de la première partie du code de la santé publique4, cet établissement public est placé sous la tutelle du ministère de la Santé (CSP, art. L. 1418-1). En pratique, cette tutelle est exercée par la direction générale de la santé et donne lieu à la signature d’un contrat d’objectifs et de performance pluriannuel, qui s’articule avec des plans ministériels d’action dans les champs couverts par l’ABM, traductions de leur priorité nationale.

L’Agence dispose toutefois d’une grande autonomie. À cet égard, à la suite des autorités administratives indépendantes, son directeur général a été regardé comme ayant qualité pour représenter l’État devant les juridictions administratives dans les contentieux mettant en cause des décisions qu’il prend au nom de l’État (CE 23 déc. 2014, n° 360958, Agence de biomédecine, Lebon ; AJDA 2015. 377 ; D. 2015. 755, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ).

En tant qu’agence sanitaire, l’ABM est classiquement chargée d’encadrer, évaluer et accompagner les activités dont elle a la responsabilité. Elle participe à l’élaboration de la réglementation (par exemple en ayant un pouvoir de proposition ou d’avis en matière d’édiction de règles ou recommandations de bonnes pratiques), délivre des autorisations (notamment, pour les centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal ou les protocoles de recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines) et dispose d’une inspection spécialisée (CSP, art. L. 1418-2).

Si l’Agence accueille des fonctionnaires ou des praticiens hospitaliers par la voie du détachement ou de la mise à disposition, elle peut, eu égard à la grande technicité et spécificité de ses missions, recourir à des agents contractuels de droit public. Ceux-ci sont régis par un décret commun à plusieurs agences sanitaires, sorte de statut particulier des agences, le décret n° 2003-224 du 7 mars 2003 fixant les règles applicables aux personnels contractuels de droit public recrutés par certains établissements publics intervenant dans le domaine de la santé publique ou de la sécurité sanitaire.

Enfin, l’ABM appartient à ce qu’on appelle le « système d’agences ». À ce titre, son directeur général est membre de droit du Comité d’animation du système d’agences, le CASA5. L’ABM participe également aux réunions de sécurité sanitaire, qui se tiennent tous les mercredis matins, sous la présidence du directeur général de la santé, pour aborder notamment tous les événements sanitaires ayant un certain retentissement (covid, dengue, zika ou l’impact sanitaire de l’ouragan Irma ou des attentats).

Une institution singulière

La principale originalité de l’ABM réside dans le choix fait en France de regrouper les différentes activités dont elle a la charge au sein d’un même établissement public administratif. Ce modèle est unique, en Europe et dans le monde.

Ce caractère inédit reflète l’attachement français à la bioéthique mais aussi la diversité des approches de ces thématiques et de leur organisation dans le monde, y compris au sein de l’Europe. Ce sont des activités peu encadrées à l’international (des principes directeurs de l’OMS sur la transplantation d’organes, de tissus et de cellules, des déclarations de l’UNESCO sans valeur contraignante). Un des rares textes contraignants est la Convention d’Oviedo, que la France a été autorisée à ratifier par la loi de bioéthique de 2011. Mais cette Convention s’inscrit dans le système du Conseil de l’Europe et n’engage pas des pays aussi majeurs que les États-Unis ou la Chine. Les activités elles-mêmes sont organisées de façon très différente selon les pays6. C’est probablement dans le domaine de l’assistance médicale à la procréation que les différences d’approche sur le fond et en termes d’organisation sont les plus marquées. Dans ce secteur, la structure qui se rapproche le plus de l’ABM est l’HFEA britannique, qui lui est d’ailleurs antérieure (Human Fertilisation and Embryology Authority).

Au-delà de cette originalité fondatrice, l’ABM se distingue par son positionnement, son fonctionnement et son organisation.

Son interlocuteur ministériel privilégié est la direction générale de la santé mais l’ABM travaille étroitement avec la direction générale de l’offre de soins. En effet, une grande part des activités dont elle a la charge se déroule dans les établissements de santé ou est assurée par les professionnels de santé. Eu égard à l’obligation de mobiliser des services et personnels très différents, une ancienne directrice générale de l’Agence répétait souvent que la greffe est le canari de l’hôpital, car de la même façon que le canari prévenait d’un coup de grisou dans la mine, quand la greffe connaît des difficultés dans un établissement donné, c’est souvent révélateur de problèmes plus structurels.

L’ABM a également des relations de travail nourries avec le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Non seulement parce qu’elle intervient dans des domaines donnant lieu à de la recherche de pointe (ce qu’elle encourage en finançant des appels d’offre recherche), mais aussi au titre de la délivrance des autorisations de recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires.

Ce positionnement particulier est encore plus vrai à l’égard du Parlement. En effet, la loi confie à l’ABM une mission permanente d’information du Parlement (CSP, art. L. 1418-1) et lui fait obligation de lui présenter son rapport annuel (CSP, art. L. 1418-2). Cette mission d’information est prise très au sérieux par le Parlement, ce qui donne lieu à de nombreuses auditions ou demandes d’information. Certains choix stratégiques ont d’ailleurs pu recevoir une impulsion décisive du Parlement, telle la décision de mettre en œuvre, à côté des prélèvements sur les donneurs d’organes en état de mort encéphalique et sur les donneurs vivants de rein, le protocole de prélèvement dit de « Maastricht 3 », sur les personnes décédées d’un arrêt cardiaque contrôlé, dans le cadre de la législation sur la fin de vie.

Une autre originalité de l’ABM se trouve dans ses missions. D’abord, parce qu’elles sont à la frontière du juridique, du scientifique, du médical et de l’éthique et qu’elles obligent à mobiliser des compétences très diverses et des profils qui n’ont pas forcément l’habitude de cohabiter et de travailler ensemble. Ensuite et surtout, parce que si elle assume les missions habituelles d’une agence sanitaire, l’ABM présente deux particularités.

D’une part, elle exerce des responsabilités opérationnelles. Par exemple, en matière de greffe, elle tient la liste nationale d’attente et le registre national des refus et assure la répartition des greffons. Elle doit à ce titre assurer une continuité de service H24 et 7j/7, accessible sur l’ensemble du territoire et à l’international.
D’autre part, elle a la mission légale de promotion des dons (d’organes, de moelle osseuse et de gamètes). L’inscription dans le modèle français du don éthique, anonyme, gratuit et librement consenti, suppose d’obtenir une adhésion sans faille du grand public et de maintenir sa confiance pour des sujets sensibles mais reposant sur une logique de solidarité. À ce titre, c’est l’ABM qui assure les campagnes nationales de communication sur ces différents dons , en complément des actions menées par les professionnels de santé et les associations.

Enfin, il convient de souligner la particularité tenant à la prise en compte des exigences éthiques, consubstantielle à son existence même.

Par la force des choses, parce que le progrès scientifique doit s’inscrire dans le respect de la dignité humaine, l’éthique irrigue l’ensemble des missions de l’Agence. Cette préoccupation s’est retrouvée dès l’origine dans l’organisation de l’Agence, avec la mise en place d’un organe indépendant et essentiel à son fonctionnement : le conseil d’orientation.

Aux termes de l’article L. 1418-4 du code de la santé publique, ce conseil « veille à la qualité de son expertise médicale et scientifique en prenant en considération des questions éthiques susceptibles d’être soulevées ». Il est composé de membres venant d’horizons différents : parlementaires, membres des juridictions suprêmes, associations, professionnels de santé, représentants des sciences humaines et sociales. C’est en quelque sorte un petit « Comité consultatif national d’éthique » (CCNE), à l’objet spécialisé, qui a pour mission, en intégrant des sensibilités et expériences diverses, d’éclairer le directeur général dans la prise des décisions les plus délicates, comme les autorisations de recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, ou de rendre des avis sur des sujets complexes, comme les greffes de visage et d’avant-bras, l’âge de procréer dans l’assistance médicale à la procréation ou les « scores » c’est-à-dire les règles de répartition des greffons8. La présence des parlementaires mérite d’être soulignée car elle permet de faire un lien utile dans la perspective de la révision des lois de bioéthique.

Et c’est d’ailleurs là peut-être la principale particularité de l’ABM, à savoir les liens particulièrement étroits, quasi organiques, qu’elle entretient avec la loi de bioéthique.

L’Agence de la biomédecine et la loi de bioéthique

Une agence créée et régie par la loi de bioéthique et ses révisions

Les questions de bioéthique n’ont évidemment pas attendu les lois de bioéthique pour trouver une traduction législative dans notre droit interne.

C’est ainsi la loi n° 49-890 du 7 juillet 1949, dite « loi Lafay », qui a permis la pratique de la greffe de la cornée grâce à l’aide de donneurs volontaires. De même, le consentement présumé, qui veut que nous soyons tous présumés donneurs d’organes et de tissus sauf si nous avons fait connaître notre refus de notre vivant, est issu de la loi n° 76-1181 du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes, dite « loi Caillavet ».

Dans la période récente, des lois plus « ordinaires » peuvent aussi traiter de questions de bioéthique. Ce fut une proposition de loi qui, en 2013, fit passer la recherche sur les embryons et les cellules souches embryonnaires humaines d’un régime d’interdiction avec dérogations à un régime d’autorisation sous conditions. Ce fut un amendement à la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé qui a renforcé le principe du consentement présumé en clarifiant les conditions d’expression du refus.

Quoi qu’il en soit, force est de constater que l’ABM est étroitement liée à la loi de bioéthique, certains y voyant même son « bras armé ». Son prédécesseur, l’EFG, avait été créé par les lois de 1994 et l’ABM par celle de 2004. La loi de 2011, comme le projet de loi en discussion, sont l’occasion de discussions sur la gouvernance et les missions de l’ABM. À chaque révision de la loi de bioéthique, l’ABM se retrouve au cœur des débats, situation assez originale s’il en est.

Et c’est cette même législation qui régit non seulement l’agence, mais aussi les secteurs d’activité médicaux et scientifiques qu’elle régule. Chaque révision conduit ainsi à une évolution des règles de fond, qu’il convient d’ailleurs de lire à la lumière des décisions du Conseil constitutionnel. Il revient à l’Agence de veiller à la bonne application de ces règles et à leur déclinaison. À cet égard, certains sujets sont récurrents (don d’organes, par exemple). Mais les préoccupations peuvent changer au cours du temps. Ainsi, la révision de 2011 a donné lieu à des débats nourris sur la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires humaines, auxquels s’ajoutent, pour la révision en cours, l’assistance médicale à la procréation et la génétique.

De ce fait, l’ABM ne peut évidemment pas se désintéresser des révisions de la loi de bioéthique.

Chaque révision constitue un moment très important de notre vie démocratique car les lois de bioéthique intéressent chacun et traduisent un certain état des équilibres sociaux et des sciences, dans le cadre d’une réflexion éthique permanente. C’est ce qui justifie la méthodologie particulière qui a jusqu’ici présidé à la révision des lois de bioéthique, avec notamment l’organisation d’états généraux.

L’Agence apporte sa contribution à cette réflexion collective, mais dans le cadre de son positionnement institutionnel qui peut ne pas être compris de ceux qui voudraient l’attraire dans le débat public. En tant qu’établissement public sous tutelle, elle n’a pas à prendre parti dans les débats de société. Elle apporte son expertise, au gouvernement et au Parlement, ainsi qu’aux autres acteurs institutionnels associés à la réflexion.

Si l’on prend l’exemple de la révision en cours, l’Agence a été amenée à répondre aux demandes d’information du gouvernement et du Parlement ainsi que du CCNE. Elle a participé à de nombreuses auditions, notamment par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques mais aussi par les commissions des Assemblées ou par le groupe de travail constitué au Conseil d’État en vue de l’étude sur le cadrage juridique préalable au réexamen de la loi relative à la bioéthique.

Surtout, pour éclairer les états généraux et nourrir les discussions et débats, l’Agence avait rendu publics trois documents9:

  • d’une part, un état de l’encadrement juridique international pour donner un éclairage international ;
  • d’autre part, une actualisation du rapport d’information au Parlement et au gouvernement sur l’état des sciences et des connaissances, ouvrage de veille scientifique ;
  • enfin, un bilan d’application de la loi de bioéthique qui, dans chaque champ de compétence de l’Agence, rappelait le cadre juridique applicable, présentait sa mise en œuvre et proposait quelques pistes de réflexion.

Ce dernier rapport avait ainsi fait ressortir trois grands types de situation :

  • les questions de société, très présentes dans le domaine de l’assistance médicale à la procréation (extension de son champ au-delà des strictes indications médicales, autoconservation des gamètes en dehors de la préservation de la fertilité, anonymat des donneurs, AMP post mortem, etc.) ;
  • les questions d’ajustement10, du fait de difficultés de mise en œuvre ou en raison de l’évolution des pratiques médicales ;
  • les questions nées de la généralisation de nouvelles technologies, d’évolution voire de rupture dans les sciences, les connaissances et les techniques. Il suffit de penser à l’édition du génome et la révolution issue de la technologie Crispr-Cas911.

Enfin, l’Agence apporte bien évidemment son concours aux ministres, et à leurs services, lors des débats parlementaires.

Une agence confrontée à la « juridictionnalisation » de la loi de bioéthique

La chose contentieuse n’est pas étrangère à l’Agence de la biomédecine.

Elle peut, à de rares occasions, voir sa responsabilité recherchée, parfois au titre de l’EFG, pour des greffes qui se seraient mal passées ou n’auraient pas donné les résultats espérés des patients. Mais dans la chaîne allant du prélèvement à la greffe, l’essentiel, sur le plan médical, se joue à l’hôpital (v. par ex., CE 27 janv. 2010, n° 313568, Hospices civils de Lyon, Centre hospitalier universitaire de Besançon, Lebon ; AJDA 2010. 180 ; D. 2011. 2565, obs. A. Laude ; RFDA 2011. 377, chron. L. Clément-Wilz, F. Martucci et C. Mayeur-Carpentier ; RDSS 2010. 501, note J. Peigné ; RTD eur. 2010. 975, chron. D. Ritleng, J.-P. Kovar et A. Bouveresse ).

Un des domaines d’élection des contentieux intéressant l’Agence, outre quelques autres plus ponctuels, notamment en matière de diagnostic prénatal12, concerne les autorisations relatives à la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, dont la sensibilité est évidente. Cette situation préexistait d’ailleurs à la création de l’Agence (v. pour une décision rendue en référé contre une autorisation ministérielle d’importation de cellules, CE 13 nov. 2002, n° 248310, Association Alliance pour les droits de la vie, Lebon ; AJDA 2002. 1506 , concl. D. Chauvaux ; D. 2003. 89 , note H. Moutouh ). Mais les possibilités de recherche ouvertes depuis la révision de 2004 ont changé la donne et ont justifié l’apport de précisions par le juge, par exemple sur l’obligation de motivation (CE 23 déc. 2014, n° 360958, Agence de biomédecine, Lebon ; AJDA 2015. 377 ; D. 2015. 755, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ), ou sur le cadre réglementaire (CE 8 juin 2016, n° 389450, Fondation Jérôme Lejeune).

Ce domaine contentieux a connu un dynamisme prononcé ces derniers temps, notamment depuis une série de jugements de juin 2015, qui, outre la question désormais classique de savoir si la recherche aurait pu être menée sans recourir à des embryons et des cellules souches embryonnaires humaines, interrogeait les conditions du consentement des personnes dont sont issus les embryons. On n’entrera pas ici dans les détails de cette question complexe. On notera seulement que des éclairages importants ont été apportés par le juge (v. par ex., pour le cas des cellules importées, CE 28 juill. 2017, n° 397413, Fondation Jérôme Lejeune ; pour l’application dans le temps des règles de consentement, CE 28 juill. 2017, n° 397419, Fondation Jérôme Lejeune, Lebon ; AJDA 2017. 2451 ; pour les modalités de contrôle par l’ABM, CE, avis, 5 juill. 2019, n° 428838, Fondation Jérôme Lejeune (Sté), Lebon ; AJDA 2019. 2527 ).

Plus remarquable, des dispositions de principe de la loi de bioéthique donnent désormais lieu à des contentieux, nés de demandes souvent personnelles et pouvant arguer des différences de législations à l’étranger.

C’est particulièrement notable dans le domaine de l’assistance médicale à la procréation, le juge ayant ainsi été amené à examiner des questions délicates et reposant sur des équilibres sensibles. À l’occasion, ceux-ci peuvent être infléchis par la prise en compte du contrôle de conventionnalité européen qui retient une approche casuistique, alors que la loi de bioéthique raisonne selon des normes éthiques générales et impersonnelles.

L’illustration la plus spectaculaire, en tout cas la plus remarquée et la plus commentée, en est donnée par la décision de l’Assemblée du contentieux du 31 mai 201613, par laquelle le Conseil d’État, à propos de la règle d’interdiction des inséminations post mortem, a jugé que cette règle, dans son principe et son abstraction, était compatible avec les exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales mais a aussi porté une appréciation concrète, au vu des circonstances particulières invoquées par la requérante, des effets de l’application au cas d’espèce de ces dispositions pour y déceler une éventuelle ingérence disproportionnée. Cette dialectique du contrôle abstrait et concret a fait couler beaucoup d’encre. On observera toutefois qu’elle n’a pas été systématisée (CE 28 déc. 2017, n° 396571, Lebon ; AJDA 2018. 5 ; ibid. 497 , chron. S. Roussel et C. Nicolas ; D. 2018. 528, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 2019. 505, obs. M. Douchy-Oudot ; AJ fam. 2018. 181, obs. J. Houssier ; ibid. 68, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2018. 86, obs. A.-M. Leroyer , à propos de la règle de l’anonymat absolu des dons de gamètes). Par ailleurs, en pratique, si la solution dégagée fait peser une exigence particulière sur les professionnels de l’assistance médicale à la procréation, a fortiori dans un contexte souvent dramatique, le cas de l’espèce était assez exceptionnel (une ressortissante d’un pays autorisant cette pratique et souhaitant y retourner pour y vivre). Il n’y a quasiment pas eu d’applications positives depuis, notamment pour les ressortissants français n’entretenant aucun lien avec un autre pays européen que la France14. Cette question, comme il fallait s’y attendre, a été largement débattue à l’occasion de la révision en cours de la loi de bioéthique.

En tout cas, dans la période récente, plusieurs règles de principe, auxquelles doit veiller l’ABM, ont été soumises au contrôle du juge (y compris, le cas échéant, européen). C’est l’exemple, indiqué précédemment, de la règle d’anonymat des donneurs de gamètes. C’est aussi le cas de l’interprétation de la notion d’« âge de procréer », qui conditionne l’accès à l’assistance médicale à la procréation (CE 17 avr. 2019, n° 420468, Lebon ; AJDA 2019. 901 ; D. 2019. 944 ; ibid. 2020. 843, obs. RÉGINE ; AJ fam. 2019. 309, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2019. 557, obs. A.-M. Leroyer ).

Cette évolution, qui interroge tout autant le rapport entre le législateur et le juge, renforce le rôle de l’ABM dans l’accompagnement des professionnels, peu familiers des prétoires. Le questionnement permanent que cela implique renforce d’ailleurs l’intérêt d’une instance comme le conseil d’orientation, qui permet de mêler tant les expertises scientifiques, juridiques et éthiques que les points de vue.

***

Près de quinze ans après sa création, l’ABM a démontré que son originalité était aussi sa force. Elle a ainsi pu contribuer, en lien avec ses partenaires, à ce que les exigences éthiques prennent toute leur place dans notre système de santé, y compris pour les activités les plus spécialisées et sensibles. Parce qu’elle traite de sujets qui reposent sur des équilibres particuliers et susceptibles d’évoluer, elle doit faire preuve d’anticipation et de capacité d’adaptation, dans le respect de chacun. C’est ainsi que chaque révision de la loi de bioéthique est l’occasion pour elle de se renouveler ; celle en cours n’y fait pas exception.

 

1. Par exemple, l’affaire dite « d’Amiens ». En 1991, un jeune homme était décédé après avoir été renversé par une voiture alors qu’il circulait à vélo. Un prélèvement d’organes avait été réalisé, ce dont les parents avaient été informés, mais ceux-ci avaient découvert que les cornées avaient été également prélevées.
2. On lui doit notamment la découverte du système HLA (Human Leucocyte Antigen), sorte de carte d’identité génétique tissulaire d’un individu, qui va constituer l’un des déterminants de la compatibilité pour une greffe.
3. La greffe de moelle osseuse est le traitement indiqué pour des maladies du sang, par exemple certaines leucémies ou des lymphomes. En théorie, la probabilité que deux individus pris au hasard soient compatibles est d’une chance sur un million (et une chance sur quatre avec un frère ou une sœur). De ce fait, aucun pays n’est autosuffisant. Cette activité repose donc sur l’interconnexion de 73 registres dans le monde.
4. On notera la numérotation particulièrement aisée à retenir qui en découle (1418-XX).
5. V. CSP, art. L. 1411-5-1 et le Décr. n° 2017-1590 du 20 nov. 2017 relatif à la composition et au fonctionnement du Comité d’animation du système d’agences. Placé auprès du ministre chargé de la Santé et présidé par le directeur général de la santé, ce comité assure la coordination de l’exercice des missions des agences intervenant dans le domaine sanitaire et veille à la qualité de leurs interactions et à l’harmonisation de leurs pratiques, dans l’intérêt de la santé publique et de la sécurité sanitaire.
6. V. le rapport de l’ABM sur l’encadrement juridique international dans les différents domaines de la bioéthique, actualisé en 2018 et accessible en ligne.
7. Ce qui peut donner lieu à des recours contentieux (TA Montreuil, 11 mai 2020, Association Juristes pour l’enfance, n° 1811878, à propos de la campagne nationale d’information et de recrutement pour le don d’ovocytes et de spermatozoïdes).
8. Les avis sont en ligne sur le site de l’Agence de la biomédecine.
9. Ces documents sont accessibles sur le site de l’ABM.
10. Par exemple le don croisé d’organes qui peine à se développer alors qu’il constitue une réponse possible pour les patients hyperimmunisés. Il s’agit de permettre à des paires de donneurs/receveurs de rein non compatibles de s’appareiller avec des paires dans la même situation mais compatibles si l’on croise les paires et les individus entre eux. La question posée est celle d’étendre le nombre de paires concernées et de pouvoir amorcer les chaînes, notamment par un donneur décédé, tout en veillant à protéger chacun d’éventuelles pressions ou défections.
11. Cette technologie, souvent qualifiée de « ciseaux moléculaires », permet de modifier de façon ciblée, facile et peu coûteuse l’ADN. Elle vient de valoir le prix Nobel de chimie à la Française Emmanuelle Charpentier et à l’Américaine Jennifer Doudna, qui l’ont découverte.
12. V. par ex., CE 16 déc. 2016, n° 392557, Fondation Jérôme Lejeune, Lebon ; AJDA 2017. 500 , à propos des recommandations de bonnes pratiques, ou, CE 17 nov. 2017, n° 401212, Fondation Jérôme Lejeune, AJDA 2018. 428 ; D. 2018. 1033, obs. B. Fauvarque-Cosson et W. Maxwell ; JA 2017, n° 570, p. 11, obs. T. Giraud ; AJ fam. 2017. 615, obs. A. Dionisi-Peyrusse , concernant les textes organisant le recueil et la transmission d’informations pour les besoins d’évaluation.
13. CE 31 mai 2016, n° 396848, Lebon avec les concl. ; AJDA 2016. 1092 ; ibid. 1398 , chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; D. 2016. 1470, obs. M.-C. de Montecler ; ibid. 1472, note H. Fulchiron ; ibid. 1477, note B. Haftel ; ibid. 2017. 729, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 935, obs. RÉGINE ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2016. 439, obs. C. Siffrein-Blanc ; ibid. 360, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RFDA 2016. 740, concl. A. Bretonneau ; ibid. 754, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2016. 578, obs. P. Deumier ; ibid. 600, obs. J. Hauser ; ibid. 802, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 834, obs. J. Hauser ; RTD eur. 2017. 319, obs. D. Ritleng .
14. À l’exception d’une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Rennes, mais contre laquelle les voies de recours n’ont pas été exercées.

 

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