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L’Assemblée impose au gouvernement les « juridictions des violences intrafamiliales »

Jeudi soir, à la dernière minute et par une voix de majorité, l’Assemblée a adopté une proposition de loi des députés LR pour créer des « juridictions des violences intrafamiliales ». Le gouvernement, qui a lancé une mission sur le sujet, s’est opposé au texte, mais, piteusement, n’a pas réussi à le bloquer. Récit d’une séance surprenante.

par Pierre Januel, Journalistele 2 décembre 2022

Sous la mandature précédente, le député LR Aurélien Pradié, était un aiguillon concernant les violences conjugales (Dalloz actualité, 25 juin 2019, obs. P. Januel). Il avait ainsi réussi à faire adopter une proposition de loi sur les ordonnances de protection, bousculant le conservatisme de la chancellerie. Sous cette mandature, il a décidé de creuser le même sillon en déposant un texte pour la création de juridictions spécialisées dans les violences intrafamiliales.

Le sujet est porté par les associations d’aides aux victimes et avait repris dans le programme présidentielle d’Emmanuel Macron en 2022. Une mission sur le sujet a depuis été confiée par le gouvernement à la députée Renaissance Émilie Chandler et la sénatrice centriste Dominique Vérien. Mais fidèle à sa réputation d’agitateur, le député LR Aurélien Pradié a décidé de déposer son texte et de l’inscrire dans la niche annuelle de son groupe, avec un argument central : face aux féminicides « nous ne pouvons plus attendre : avançons, votons ce texte, engageons la navette parlementaire et enclenchons le processus ».

« Mais moi, je vous interromps »

La proposition de loi d’Aurélien Pradié est brève. Elle consiste à créer, dans chaque cour d’appel, des tribunaux spécialisés dans les violences intrafamilialles, qu’elles soient commises sur conjoint, enfants ou ascendants. Un juge aux violences intrafamiliales, spécifiquement formé, serait installé dans chaque tribunal judiciaire, et connaîtrait des affaires pénales comme civiles, ainsi que de l’application des peines.

En face, le gouvernement est ennuyé. Il ne veut pas se faire déposséder d’une promesse présidentielle. La réforme risquant d’avoir un impact important sur les services judiciaires, le ministère de la Justice veut pouvoir modeler la réforme, en fonction de ses contraintes, qui sont nombreuses. D’où la mission qui a été confiée aux deux parlementaires.

À la tribune, Éric Dupond-Moretti met en avant le bilan du gouvernement sur les violences conjugales. Le nombre de condamnés pour violences conjugales a doublé : « les infractions aggravées par le lien de conjugalité représentent 11 % des années d’emprisonnement ferme prononcées en 2022, contre 5 % en 2017. L’éviction du conjoint dès le défèrement a connu une hausse de 205 % entre 2017 et 2021 ». Le nombre d’ordonnances de protection a également doublé. Le ministre revendique le fait d’avoir généralisé le bracelet anti-rapprochement.

— Aurélien Pradié : C’est la loi qui l’a généralisé !
— Éric Dupond-Moretti : Oui, mais c’est moi qui l’ai déployé.
— Aurélien Pradié : C’est simplement la mission du ministre. Nous décidons, vous exécutez !
— Éric Dupond-Moretti : Je ne vous ai pas interrompu, monsieur Pradié.
— Aurélien Pradié : Mais moi, je vous interromps.
— Éric Dupond-Moretti : Souffrez que je vous dise les choses telles qu’elles sont.
— Aurélien Pradié : Je ne souffre pas.

Aurélien Pradié s’est construit une réputation de député opiniâtre. Le député tient à ses juridictions spécialisées, mélangeant compétences pénales et civiles (ordonnances de protection). Pour lui, si en 2022, seuls treize bracelets antirapprochement ont été délivrés dès la phase de l’ordonnance de protection, c’est à cause des « réticences des juges aux affaires familiales de manier cette mesure quasi prépénale ». S’il est conscient que la rédaction de son texte est perfectible (il a lui-même proposé des amendements en commission), il veut avancer.

À 23h59, par 41 voix contre 40

Mais si en commission la majorité a réussi à faire rejeter le texte (aidé par le RN qui a déposé des amendements de suppression sur le texte), les débats jeudi soir étaient plus délicats. Face à une opposition qui s’est progressivement soudée derrière le texte LR, le gouvernement tente maladroitement de jouer la montre. Les ministres Éric Dupond-Moretti et Isabelle Rome multiplient les prises de parole, agaçant l’Assemblée.

Ils hésitent toutefois à utiliser les véritables armes du parlementarisme rationalisé. Le gouvernement pourrait déposer des amendements, demander un vote bloqué, demander le rejet du texte au titre de l’article 40 (la loi créant une dépense), exiger des secondes délibérations… Il ne le fait pas et le ministre des Relations avec le Parlement n’est pas là. Malgré les interventions multiples des ministres, l’opposition se soude derrière Pradié et retire tous ses amendements. Les débats avancent mais il faut faire vite : la séance ne peut être prolongée après minuit.

À 23h59, la présidente de séance arrive à passer au vote. Le texte est adopté par 41 voix contre 40. Une claque pour le gouvernement. Si en toute logique, le Sénat devrait profondément remanier un texte qui souffre de nombreuses faiblesses d’écriture, le gouvernement a perdu la main. Il sera difficile pour lui de s’opposer à la réforme ou de la modeler en fonction de ses contraintes. Depuis juin, il arrive que le Parlement l’emporte.