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L’Autorité de la concurrence n’est pas une juridiction !

La Cour de cassation juge que l’Autorité de la concurrence constitue une « simple » autorité administrative indépendante. En conséquence, les règles qui organisent les procédures de récusation ou de renvoi pour cause de suspicion légitime devant les juridictions civiles ne peuvent trouver application devant l’Autorité de la concurrence.

C’est la mise en oeuvre de certaines pratiques dans le secteur des isolants thermiques qui aura conduit la Cour de cassation à répondre à la question de savoir si la requête en récusation dirigée contre le rapporteur désigné par l’Autorité de la concurrence pour procéder à une instruction est recevable.

Le point de départ de toute l’affaire réside dans l’arrêt Autorité polynésienne de la concurrence rendu le 4 juin 2020. Dans cet arrêt inédit, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait décidé que « lorsqu’elle est amenée à prononcer une sanction, l’Autorité polynésienne de la concurrence est une juridiction au sens des articles [6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et L. 111-8 du code de l’organisation judiciaire] de sorte que, même en l’absence de disposition spécifique, toute personne poursuivie devant elle doit pouvoir demander le renvoi pour cause de suspicion légitime devant la juridiction ayant à connaître des recours de cette autorité » (Civ. 2e, 4 juin 2020, n° 19-13.775, inédit, RLC sept. 2020, note B. Bouloc ; ibid. oct. 2020, p. 40, note M. Dumarçay ; CCC 2020. Comm. 130, note D. Bosco). C’était là un petit séisme dans le monde des autorités administratives indépendantes dont les répliques ne se sont pas faites attendre. Dès le 24 juillet 2020, le président de la cour d’appel de Paris jugeait, non sans raison, qu’un raisonnement analogue devait être tenu pour admettre la présentation d’une requête en récusation dirigée contre le rapporteur désigné dans le cadre d’une instruction diligentée devant l’Autorité de la concurrence ; et si les requêtes en récusation dont il était saisi étaient finalement déclarées irrecevables, c’était uniquement parce qu’elles n’avaient pas été déposées suffisamment tôt (Paris, 24 juill. 2020, pôle 1 - ch. 7, n° 20/08149).

Les décisions ainsi rendues par le président de la Cour d’appel de Paris ont fait l’objet de pourvois en cassation qui, assez logiquement, s’évertuaient à souligner que les requêtes en récusation étaient bien recevables car, avant l’arrêt rendu le 4 juin 2020, elles n’avaient aucune chance de succès !

Dans les deux arrêts commentés, la Cour de cassation rejette pourtant les pourvois après avoir opéré une substitution de motifs. Au terme de deux arrêts longuement motivés, elle juge que les requêtes en récusation dirigées contre le rapporteur désigné pour instruire l’affaire devant l’Autorité de la concurrence n’était effectivement pas recevables. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour de cassation laisse entendre, sans l’affirmer toutefois expressément, que l’Autorité de la concurrence ne constitue pas une juridiction, si bien que les dispositions organisant la procédure de récusation ou de renvoi pour cause de suspicion légitime devant les juridictions civiles ne lui sont pas applicables.

Entre arguments logiques et d’autorité

La Cour de cassation avance que l’Autorité de la concurrence constitue une « autorité administrative indépendante », reprenant ainsi à son compte la qualification donnée par l’article L. 461-1 du code de commerce. Mais elle a tenté de démontrer qu’il ne s’agissait pas d’une juridiction ou d’une autorité exerçant un pouvoir juridictionnel en s’appuyant sur une argumentation logique doublée d’arguments d’autorité.

L’argumentation logique de la Cour de cassation est bâtie autour des critères matériels et formels de qualification de la notion de juridiction ; chacun sait que la notion de juridiction est assez fuyante et, en l’absence de certitude, ne peut réellement être déduite qu’à partir d’indices plus ou moins pertinents (L. Cadiet, J. Normand et S. Amrani-Mekki, Théorie générale du procès, 3e éd., PUF, 2020, nos 213 s. ; E. Jeuland, Droit processuel général, 4e éd., LGDJ, 2018, nos 68 s.). La Cour de cassation ne s’est pas dérobée à cette tâche et a recensé divers indices (déjà utilisés par la Cour de justice de l’Union européenne, CJUE 16 sept. 2020, aff. C-462/19, Anesco) : après avoir rappelé la finalité « administrative » de l’Autorité de la concurrence (chargée de veiller au libre jeu de la concurrence et de contrôler les opérations de concentration économique), elle a relevé qu’elle est appelée à devenir partie à l’instance en cas de recours dirigé contre sa décision, qu’elle peut être dessaisie d’une affaire par la Commission européenne et que son président peut former un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris ayant annulé ou réformé sa décision. Autant d’indices qui laissent effectivement penser que l’autorité administrative indépendante ne constitue pas une véritable juridiction car elle peut être dessaisie d’une affaire et ne rend pas ses décisions en qualité de « tiers ».

Quoi qu’il en soit, la Cour de cassation ne s’est cependant pas arrêtée là et a cru bon d’invoquer deux arguments d’autorité en relevant que la Cour de justice de l’Union européenne avait jugé que l’Autorité de la concurrence n’est pas une juridiction apte à lui poser une question préjudicielle en application de l’article 267 du TFUE (CJUE 16 sept. 2020, aff. C-462/19, préc. ; 31 mai 2005, aff. C-53/03, Syfait, RTD eur. 2006. 477, chron. J.-B. Blaise ) et que le Conseil constitutionnel avait retenu que l’Autorité de la concurrence est une autorité de nature non juridictionnelle (Cons. const. 12 oct. 2012, n° 2012-280 QPC, Groupe Canal Plus (Sté), consid. 16, AJDA 2012. 1928 ; D. 2012. 2382 ; ibid. 2013. 1584, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano ; RFDA 2013. 141, chron. Agnés Roblot-Troizier et G. Tusseau ; Constitutions 2013. 95, obs. O. Le Bot ). Il s’agit là de purs arguments d’autorité ; rien n’interdisait d’ailleurs de penser que la Cour de justice de l’Union européenne ou le Conseil constitutionnel avaient exclu la qualification de juridiction au regard de préoccupations propres…

Même si elle s’est ainsi fondée sur l’autorité de la Cour de justice de l’Union européenne et du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation n’a pas pour autant occulté la Cour européenne des droits de l’homme. Il est vrai que, pour apprécier l’applicabilité de l’article 6, § 1er, de la Convention, la Cour européenne des droits de l’homme se borne à rechercher non l’existence d’une juridiction ou d’un tribunal, mais si une personne a fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » : « la notion de juridiction intervient donc dans la mise en œuvre de l’article 6-1 et non dans ses conditions d’applicabilité » (E. Jeuland, Droit processuel général, 4e éd., LGDJ, 2018, n° 68). Incontestablement, lorsque l’Autorité de la concurrence est appelée à prononcer une éventuelle sanction administrative, elle apprécie le bienfondé d’une accusation en matière pénale (CEDH 3 déc. 2002, n° 53892/00, Lilly France SA c/ France). À ce titre, il faudrait qu’elle puisse être qualifiée de tribunal indépendant et impartial (v. par ex. le raisonnement suivi dans CEDH 4 mars 2014, nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, Grande Stevens et a. c/ Italie, D. 2015. 1506, obs. C. Mascala ; Rev. sociétés 2014. 675, note H. Matsopoulou ; RSC 2014. 110, obs. F. Stasiak ; ibid. 2015. 169, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD eur. 2015. 235, obs. L. d’Ambrosio et D. Vozza ) ; mais ce qui importe à la Cour est moins que l’organe ayant prononcé des sanctions puisse être qualifié de tribunal que son indépendance ou son impartialité (même si toutes ces notions sont liées). Or, la Cour européenne des droits de l’homme admet que « dans une procédure de nature administrative, une « peine » soit imposée d’abord par une autorité administrative » dès lors que les sanctions prononcées par celle-ci peuvent faire l’objet de contestations devant un organe judiciaire effectuant un contrôle de pleine juridiction selon une procédure, cette fois-ci, conforme aux canons de l’article 6, §1er de la Convention de sauvegarde (v. par ex., CEDH 10 déc. 2020, n° 68954/13 et 70495/13, Edizioni del Roma societa cooperativa A.R.L. et Edizioni del Roma S.R.L. c/ Italie ; 27 sept. 2011, n° 43509/08, A. Menarini Diagnostics S.R.L. c/ Italie, RTD eur. 2012. 117, étude M. Abenhaïm ). Ayant rappelé cet état de la jurisprudence, la Cour de cassation avait beau jeu de souligner que les décisions rendues par l’Autorité de la concurrence peuvent faire l’objet d’un contrôle de « pleine juridiction » devant la Cour d’appel de Paris, si bien que la partialité éventuelle de l’Autorité de la concurrence ne saurait de facto entraîner le constat de la violation des garanties tirées du droit à un procès équitable.

Au terme de sa démonstration, la Cour de cassation ne peut tirer qu’une unique conclusion : l’Autorité de la concurrence ne constitue pas une juridiction. Elle ne l’exprime pourtant pas expressément et se borne à en tirer la conséquence principale : il n’y a pas lieu de faire application des instruments propres aux juridictions civiles que sont la procédure de récusation ou de renvoi pour cause de suspicion légitime. 

La démonstration paraît impeccable ; il reste à l’éprouver. À dire vrai, il est particulièrement délicat de démontrer que les critères avancés par la Cour de cassation pour établir que l’Autorité de la concurrence ne constitue pas une juridiction sont erronés, même s’il est toujours permis de discuter de l’un ou de l’autre (par exemple même si l’Autorité de la concurrence est réglementairement « partie à l’instance », elle a un rôle singulier). Les critères qui permettent d’établir qu’une institution constitue une juridiction sont variés et leur mise en œuvre peut conduire à des résultats fluctuants ; on ne saurait donc reprocher à la Cour de cassation d’avoir utilisé certains critères plutôt que d’autres. Tout au plus peut-on regretter qu’elle n’ait pas dégagé ses propres indices et ait préféré reprendre une argumentation développée par la Cour de justice pour répondre à une autre question…

Des exigences procédurales aux techniques de leur mise en oeuvre 

Il ne faudrait pas croire que l’impartialité constitue une exigence qui n’a pas sa place devant l’Autorité de la concurrence. Tel n’est assurément pas le sens des arrêts rendus le 30 septembre 2021 ! Même si la Cour de cassation se refuse, au moins implicitement, à qualifier l’Autorité de la concurrence de juridiction, cela n’exclut nullement que certaines exigences procédurales soient applicables aux procédures se déroulant devant elle. L’article L. 463-1 du code de commerce énonce ainsi qu’en principe l’instruction et la procédure devant l’Autorité de la concurrence sont contradictoires. La Cour de cassation ne nie pas que les exigences d’indépendance et d’impartialité trouvent à s’appliquer, dans une certaine mesure, devant cette autorité : elle souligne ainsi que l’organisation de l’Autorité de la concurrence est fondée sur une stricte séparation des fonctions de poursuite et d’instruction et que les textes fixant la composition du collège de l’Autorité de la concurrence et organisant les procédures devant elle tendent à garantir son indépendance et son impartialité. En somme, l’impartialité a sa place devant l’Autorité de la concurrence ; simplement, les techniques mises en œuvre pour la garantir ne sont pas les mêmes que devant les juridictions civiles…

Il reste alors à se demander ce qu’il reste de l’arrêt du 4 juin 2020. Deux chemins s’offrent à l’interprète.

Le premier revient à considérer que l’arrêt du 4 juin 2020 ne constituait finalement qu’un arrêt d’espèce, peut-être lié aux difficultés de fonctionnement qu’a pu rencontrer l’Autorité polynésienne de la concurrence à ses débuts et qui ne se retrouvent pas (ou en tout cas pas avec la même force) à propos de l’Autorité de la concurrence. Cela inviterait à se demander à l’instar du « professeur Zozo » si « ces arrêts ne méritent jamais le détour et que la lettre D, dont la Cour de cassation les accable, les condamne fatalement aux oubliettes du droit jurisprudentiel » (F. Rome, Yoyo et Zozo sont dans un restau…, D. 2011. 2921 ). Toutefois, l’arrêt du 4 juin 2020 paraît bel et bien formuler un principe. Et l’existence d’une divergence de jurisprudence ou d’un revirement ne peut être admise que si toutes les autres explications méritent d’être écartées.

Il faut donc s’efforcer de concilier ce dernier arrêt avec ceux rendus le 30 septembre qui font l’objet du présent commentaire. En somme, cela revient à se poser la question suivante : existe-t-il une raison justifiant que l’Autorité polynésienne de la concurrence soit qualifiée de juridiction lorsqu’elle est amenée à prononcer une sanction quand l’Autorité de la concurrence n’en constitue pas une ? La chose n’est pas aisée et plusieurs commentateurs de l’arrêt rendu le 4 juin 2020 semblaient admettre que la solution retenue à l’égard de la première devait être transposée, par voie d’analogie, à la seconde (v. notes préc.). Et, en ce sens, il est permis d’observer que l’Autorité polynésienne de la concurrence est bâtie selon un modèle similaire à celui de l’Autorité de la concurrence. Il faut toutefois remarquer que les arrêts faisant l’objet du présent commentaire sont fortement inspirés de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, elle-même fondée en tout ou partie sur le droit de la concurrence de l’Union européenne (et notamment sur l’existence de liens entre la Commission et l’Autorité de la concurrence), droit qui n’a pas vocation à s’appliquer en Polynésie française. Cela pourrait bien expliquer la qualification différente retenue à l’égard de l’Autorité polynésienne de la concurrence…