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L’avis du CDJM porte-t-il atteinte à la présomption d’innocence de Valeurs actuelles ?

L’avis rendu par le Conseil de déontologie estime qu’un article de l’hebdomadaire va à l’encontre de la déontologie journalistique, Valeurs actuelles y voit une atteinte à sa présomption d’innocence. Décision le 11 mars.

par Julien Mucchiellile 3 février 2021

Le 27 août 2020, l’hebdomadaire Valeurs actuelles publiait un article long de huit pages, une fiction politico-historique, campant la députée Danièle Obono (France Insoumise) dans la peau d’une esclave, au XVIIIe siècle. Cet article était accompagné d’illustrations sous forme de dessins, l’un d’eux représentant la députée sous les traits d’une esclave enchaînée. Cette publication suscitait de vifs débats, une réprobation générale, jusqu’à provoquer le commentaire du président de la République qui s’était ému de cette représentation dégradante d’une élue de la République. Le parquet de Paris ouvrait une enquête pour injure à caractère raciste et la procédure pénale suivait son cours.

Choqué par cette publication, un particulier, en ces termes : « Cette image de la République est une honte pour son histoire », décida de saisir le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), association créée fin 2019 qui, dans un avis rendu lors de la séance du 10 novembre, « estime que l’article, en plaçant et en représentant Mme Danièle Obono dans une situation dégradante, ne respecte pas la dignité humaine et est susceptible de nourrir les préjugés ».

Valeurs actuelles décide alors d’assigner le CDJM en référé, afin qu’il retire son avis qui porterait atteinte à la présomption d’innocence du magazine dans la procédure pénale en cours, et, le mardi 2 février, la 17e chambre a examiné la demande.

« Moi, je n’ai aucune réticence à défendre Valeurs actuelles », a entamé Basile Ader, l’avocat d’Erik Monjalous, directeur de la publication du magazine. « Et il y a ceux qui sont dans la pensée unique, ceux-là ont extrait ce dessin pour dénoncer une injure à caractère raciste », décrit l’ancien vice-bâtonnier. « Mais il n’y a absolument aucune injure, au contraire, on vient redonner aux esclaves un peu de dignité. » L’avocat rappelle que, s’il n’existe pas d’organe déontologique, c’est parce que la profession ne le veut pas, car elle l’estimerait contraire à son indépendance, car « ne nous y trompons pas, le CDJM est un organisme autoproclamé. C’est un peu comme M. Jourdain qui fait de la prose sans le savoir, il fait du droit sans savoir qu’il fait du droit ». Il estime que l’avis rendu est juridique, et de ce fait viole la présomption d’innocence de son client. « Cet avis dit deux choses : l’article ne respecte pas la dignité humaine, et est susceptible de nourrir les préjugés. Or, l’atteinte à la dignité, c’est constitutif d’une injure. “Attentatoire à la dignité”, c’est du droit. Et “nourrir les préjugés” caractérise l’injure à caractère racial, plaide l’avocat. Or cet avis, lors du procès, ne sera pas inconnu de votre tribunal. On va venir vous dire qu’il y a des gens parfaitement habilités à dire ce qu’est la déontologie d’un journaliste, qui ont déjà dit la messe ! » Il décrit un avis « public » qui rend une « décision définitive » et demande le retrait de cet avis, assorti d’une publication judiciaire.

Intervenant volontaire, le syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) intervient au soutien de Valeurs actuelles. L’avocat du syndicat, Frédéric Gras, dénonce une « super réaction à ce qui n’est qu’un conte philosophique, dans l’esprit de L’Ingénu de Voltaire ». Il estime que « l’homme politique se doit d’accepter des coups », Mme Obono étant elle-même une habituée de la provocation, dit-il.

« Le CDJM fait preuve d’impérialisme déontologique »

Il fustige d’abord l’atteinte à la présomption d’innocence. « Le CDJM vient empiéter sur le travail de l’institution judiciaire ». Puis, il critique « l’aspect officiel » du CDJM, qui n’est pourtant ni une institution déontologique ni une instance de médiation (mais une association privée). Valeurs actuelles n’a pas adhéré au CDJM. En vertu de l’effet relatif des contrats, car c’est selon lui ce droit qui trouve à s’appliquer dans cette situation, « je n’ai pas à être jugé par la CDJM ». Pour lui, le CDJM s’adonne à la pratique du name and shame, qui est « la quintessence du CDJM ». « C’est de la violence numérique ! Le CDJM fait preuve d’impérialisme déontologique », brocarde-t-il enfin.

Pour le CDJM, Me Vincent Fillola déplore que le but principal de cette assignation soit de dénigrer et de détruire le CDJM, la preuve étant que l’essentiel des pièces fournies dans l’assignation questionne la légitimité même du CDJM, « et l’intégralité de la plaidoirie qui vient d’être faite ». Il souhaite recentrer les débats : y a-t-il atteinte à la présomption d’innocence ? « Vous répondrez non, et si vous répondiez oui », la question subsidiaire serait : est-ce que cette atteinte est justifiée par la liberté d’expression ? « Vous répondrez oui. »

Le CDJM, dit-il, n’est qu’une association qui donne son avis, comme il en existe partout dans le monde. La liste de ses membres est publique, ceux qui rendu l’avis ne sont donc pas anonymes, comme le prétendait la partie adverse. Le dessin représente « une députée de la République, noire, renvoyée à sa négritude », s’émeut-il.

Ensuite, il rappelle que l’avis du CDJM se fond sur des textes. La charte déontologique du SNJ (1918, 1938, 2011), syndicat majoritaire dans la profession et adhérent au CDJM et la Charte d’éthique mondiale des journalistes (2019), qui commandent aux journalistes de respecter la dignité des personnes et leur présomption d’innocence. « Ce n’est pas simplement une caractéristique d’une infraction pénale, c’est aussi un terme commun, que la dignité. Les journalistes sont guidés par le respect de la dignité des personnes », argumente-t-il. Le CDJM n’étant « qu’une association, qui n’a pas de pouvoir de coercition, elle donne son avis, comme le ferait un éditorialiste, par exemple », poursuit Me Fillola. Il ajoute que, sur cette affaire, tout le monde a donné son avis, et que la condamnation de ce dessin est très largement partagée. Même Valeurs actuelles a présenté ses excuses à la députée. En effet, le 29 août, le directeur de la rédaction Geoffroy Lejeune écrivait : « Si nous contestons fermement les accusations dont nos contempteurs nous accablent, nous avons suffisamment de clairvoyance pour comprendre que la principale intéressée, Mme Danièle Obono, ait pu se sentir personnellement blessée par cette fiction. Nous le regrettons et lui présentons nos excuses. »

« Si Valeurs actuelles dit cela, pourquoi le CDJM ne pourrait pas le dire ? Je vous demande de les débouter de leurs demandes », a conclu l’avocat. La décision sera rendue le 11 mars.