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L’intelligence artificielle en procès. Plaidoyer pour une réglementation internationale et européenne

Dans un ouvrage récent, le magistrat, Yannick Meneceur, féru d’informatique et détaché au Conseil de l’Europe, propose une passionnante étude des enjeux juridiques de l’essor de l’IA, notamment en centrant la réponse aux difficultés qu’il décèle sur « une boussole solidement ancrée vers la protection des droits de l’homme, de l’État de droit et de la démocratie ».

par Thibault de Ravel d’Esclaponle 9 juillet 2020

L’excellent livre de Yannick Meneceur est une analyse érudite, enthousiaste, et engagée d’un phénomène qui aujourd’hui n’en finit pas d’occuper le devant de la scène : l’intelligence artificielle. Les juristes – et c’est très heureux – n’ont pas manqué de se saisir des implications de cette évolution majeure de notre époque. La disruption, un mot qui n’est pas si nouveau (v. le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, par P. Larousse, t. 6, p. 936 : il est déjà considéré comme « peu usité » et signifie, en chirurgie, une fracture) mais en revanche beaucoup plus à la mode aujourd’hui, est étudiée dans ses moindres détails, dans tous les secteurs, à travers de nombreux cas d’usage. La « sidération collective » (p. 8) qu’évoque l’auteur s’est traduite par une impressionnante floraison doctrinale dont l’on ne peut que se féliciter tant elle est stimulante. Et, en lisant cet ouvrage, tout comme du reste de nombreux autres dans ce domaine, l’on se dit que le professionnel du droit est assurément en train de vivre une période fascinante et passionnante sur le plan intellectuel. Est-ce de l’ordre de l’avènement du machinisme ou plutôt de l’invention de l’imprimerie comme le laisse entendre Yannick Meneceur (p. 5) ? Ce qui est sûr, c’est qu’il se passe quelque chose et que la doctrine du droit est aujourd’hui confrontée à un phénomène technologique d’une ampleur considérable (même s’il est, pour l’auteur, « la résurgence d’ambitions relativement anciennes » : p. 14) qui se révèle le vecteur d’une quantité inimaginable de propositions, de travaux de grande qualité, de chartes et de recommandations. Bien sûr, tout cela contribue à former une sorte de corpus de problématiques et d’idées communes. Progressivement, par le rapprochement des encadrements proposés ici et ailleurs, un droit commun se dégage et est discuté.

Encore faut-il se repérer dans le maquis très touffu des multiples contributions. C’est dans cette première perspective que s’inscrit, d’un point de vue pédagogique, le livre de Yannick Meneceur. Il faut un guide pour comprendre les grands enjeux du domaine. En témoignent les intéressants développements consacrés à la terminologie. En effet, la rupture que représente l’IA a entraîné sa cohorte de mots et de concepts totalement neufs. Cette rupture est, sur le plan sémantique, particulièrement nette et l’expression même d’IA figure parmi celles dont le contenu notionnel est aujourd’hui particulièrement surchargé. Oui, l’IA, dans le langage courant, est devenue « un vaste fourre-tout technologique » et « ainsi employé (…) le terme peine à restituer une forme précise d’objet d’étude et prête à de multiples malentendus » (p. 15). Le parti de l’auteur, qui n’omet pas de relever que la subjectivité ne peut être totalement éludée, est ici d’aborder la définition à travers plusieurs prismes : historique, technique, économique, social, philosophique, éthique, politique et juridique. Quoi qu’il en soit, l’IA n’est pas que le machine learning, même s’il occupe aujourd’hui une part très importante de la recherche et s’il y est très souvent assimilé.

L’ambition du livre est donc de faire le procès de l’IA, de « penser « l’IA » au regard de son process (c’est-à-dire de la manière dont elle est en action), tant dans sa dimension structurante que déstructurante de la société, en juxtaposant, parfois de manière inédite, des éléments concrets et objectifs provenant de différents champs scientifiques. La mettre « en procès », c’est aussi adopter une démarche d’instruction, analytique, respectueuse du contradictoire en évoquant des concepts qui peinent souvent à dépasser les cercles académiques et être vulgarisés par la presse généralise » (p. 2-3). Ce faisant, Yannick Meneceur ne bascule pas dans une technophilie débridée, pas plus qu’il ne verse dans une religion de l’ère nouvelle qui se passerait de toute analyse critique. Comme dans tous les procès, le propos finit cependant par être engagé parce qu’il faut bien apporter des réponses aux problèmes techniques, politiques puis juridiques que suscitent la généralisation de l’IA.

L’auteur n’a pas choisi la forme d’un volumineux ouvrage, privilégiant un livre qui, sans être bref, évite l’écueil de nombreuses longueurs. Sans doute est-ce dû à la méthode et probablement à la formation de l’auteur lui-même. Magistrat détaché de l’ordre judiciaire œuvrant à la transformation numérique au sein même du Conseil de l’Europe, il s’est tout naturellement intéressé à la question de la justice prédictive dans des développements qui mettent en relief avec beaucoup d’acuité les enjeux de cette transformation décisive (v. aussi le dossier, Justice et intelligence artificielle, préparer demain par L. Pécaut-Rivolier et S. Robin, Dalloz actualité, 14, 15, 17 et 20 avr. 2020). L’auteur entend par là « la démarche qui consiste à établir par divers types d’algorithmes des probabilités sur l’issue d’un litige, en traitant non pas un récit brut, mais des faits déjà qualifiés juridiquement » (p. 94). La « matière première » que constituent les décisions de justice va rencontrer l’apprentissage automatique. Pour l’auteur, une discussion est absolument nécessaire tant les dérives d’un tel système sont significatives. La charte proposée par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), en décembre 2018, en est l’un des exemples. Là où l’on attendait peut-être un peu moins Yannick Meneceur était la « médecine prédictive ». Cela étant, il s’agit d’un des domaines d’action du Conseil de l’Europe et les pages qui sont consacrées à cette variété de l’e-santé se révèlent très riches d’enseignements, à tout le moins pour en avoir une première vue.

L’on pourrait multiplier les occurrences tant les terrains d’élection de l’IA sont nombreux, ce que reflète cet ouvrage (v. égal. l’exposé des expériences APB et Parcoursup, avec « l’immixtion des algorithmes dans l’éduction, p. 143 s.) ; mais il faut aussi s’intéresser aux propositions et solutions. Des idées stimulantes sont formulées et pourront, tout naturellement, être discutées. La révolution serait avant tout informatique, écrit Yannick Meneceur. Surtout, « lier « l’IA » à l’histoire et à la science statistique, c’est donc reprendre raison » (p. 82). En somme, l’un des postulats de l’auteur tient à cette idée que tout ne doit pas être perçu comme une révolution totalement nouvelle, de manière absolue et sans nuance. Après tout, « objectiver les réussites, c’est se prémunir des futurs échecs ». Sur cette base, la discussion devrait être nourrie. Mais des réponses juridiques sont aussi concrètement apportées. La première est peut-être dans le titre lui-même de l’ouvrage que Yannick Meneceur pense comme un « plaidoyer » pour une « réglementation internationale et européenne ». La notion de « réglementation » présente l’avantage de la clarté. En cela, tout en reconnaissant que nous ne sommes actuellement pas dans « un total no man’s land juridique » (p. 327), l’auteur rejoint le constat récemment formulé par Céline Castets-Renard, considérant justement qu’il faut remettre le droit au centre du processus normatif » (Comment construire une intelligence artificielle responsable et inclusive, D. 2020. 225 . Dans une autre publication, cet auteur rappelle que « la prolifération internationale des textes éthiques a pu inquiéter sur l’émergence d’un ethical washing, C. Castets-Renard, Le livre blanc de la Commission européenne sur l’intelligence artificielle : vers la confiance ?, D. 2020. 837 ). Pour Yannick Meneceur, « l’absolue nécessité d’un encadrement » (p. 336) s’articule autour d’une série de propositions très variées. Ainsi s’interroge-t-il, par exemple, sur l’organisation des professions appliquant l’IA. La certification des algorithmes est également longuement analysée comme un élément de réponse, l’auteur identifiant des niveaux cumulatifs de certification (p. 357 s.) et recensant les initiatives déjà entreprises à ce sujet. Enfin, l’un des apports originaux de l’ouvrage est de poser les bases d’une convention cadre sur l’IA : « seule réponse véritable aux problèmes techniques et politiques décrits, ce cadre juridique aurait vocation à poser les bases horizontales d’une réglementation afin d’essaimer ensuite dans chacun des secteurs spécialisés d’application » (p. 383).

Dans le passionnant bouillon intellectuel de propositions que véhicule l’essor de l’IA qui, en dépit des louables et opportunes tentatives d’objectivation, continue de fasciner, parfois de manière irrationnelle, l’éclairage de Yannick Meneceur est bienvenu. En expliquant de manière pédagogique les principaux concepts, sans céder aux sirènes de son « enchantement » originel, l’ouvrage fourmille d’idées. Nombre d’elles peuvent – et seront – discutées. Le débat est recommandé ; la Déclaration de Montréal, en décembre 2018, a eu raison de le rappeler. Quoi qu’il en soit, mettre en procès l’IA pour mieux en déployer l’utilisation est une impérieuse nécessité.

 

Y. Meneceur, L’intelligence artificielle en procès. Plaidoyer pour une réglementation internationale et européenne, préf. A. Garapon, postface J. Kleijssen, Bruylant, 2020.