Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

L’ordonnance de protection : de la loi à l’application par la justice

Alors qu’une proposition de loi sur les violences conjugales, centrée sur le développement de l’ordonnance de protection, finie sa navette parlementaire, une recherche faisant le point sur ce dispositif vient d’être publiée. L’application des lois par les magistrats diffère parfois des intentions des parlementaires.

par Pierre Januelle 14 novembre 2019

Les violences conjugales sont une création récente de notre droit. Jusqu’à la décennie 2000, le droit français les considérait comme des conflits de couple ayant dégénérés. Peu à peu s’est imposée une vision plus systémique de ces violences. Parallèlement, le législateur a remis en cause la conception selon laquelle la justice s’occupait de réprimer les auteurs, pendant que le secteur social se chargeait d’accompagner leurs victimes. Deux exemples de ce travail préventif attribué à la justice, sont l’ordonnance de protection et le téléphone grave danger. Ils sont au cœur de cette recherche qui mélange étude statistique, entretiens et enquête ethnographique, dirigée par Solenne Jouanneau, maîtresse de conférences en science politique et soutenue par la Mission de recherche Droit et Justice.

Qui demande une ordonnance de protection ?

La recherche fait d’abord un bilan statistique de l’ordonnance de protection, qui vient compléter un récent Infostat (Dalloz actualité, 25 sept. 2019, art. P. Januel). En 2016, 96,3 % des personnes qui avaient demandé à bénéficier d’une ordonnance de protection étaient des femmes et il s’agissait à 99,8 % de couples hétérosexuels. Le taux de délivrance est de 61 % pour les femmes et de 40 % chez les hommes. L’ordonnance ne concerne que rarement les jeunes couples adultes et les couples très âgés. 87,5 % des couples ont un enfant. Dans 21 % des affaires, les enfants sont des victimes directes des violences et dans 23 % des cas ils y ont été exposés.

Au sein de la population qui renseigne la variable socio-professionnelle, 81 % des femmes en demande et 37 % des hommes en défense sont en situation de précarité au moment de l’audience. La recherche note une nette surreprésentation des personnes étrangères ou immigrées. Les femmes immigrées ont des taux d’obtention plus bas (54 %) surtout si elles sont originaires d’Afrique subsaharienne (47 %).

Lorsqu’une procédure de divorce est en cours, trois épouses sur quatre sont déjà physiquement séparées de son conjoint au moment de l’audience. Dans un quart des cas, elles sont temporairement hébergées chez des proches (16 %) ou dans un foyer d’urgence (9 %).

Des violences au danger, du danger à l’ordonnance

violence_januel.jp…

L’ordonnance de protection ne relève pas de la justice pénale, mais de la justice civile : il n’est donc pas question de « victimes » et de « mis en cause » , mais bien de « partie en demande » et de « partie en défense », qui doivent être traitées de manière strictement équitable par les juges civils. Par ailleurs ces magistrats ne disposent pas de pouvoir d’enquête. L’ordonnance se base sur la notion de « vraisemblance », avec un régime de preuve moins contraignant qu’au pénal.

Seules 13,3 % des femmes ne fournissent aucun élément de preuve au soutien de leur demande. 74 % des jugements mentionnent une plainte, 24 % une main courante, 18 % un certificat médical émis par un médecin légiste d’UMJ, 42 % le certificat d’un médecin de ville, 16 % des attestations de témoins. Plus rares sont les jugements qui mentionnent la production de documents écrits (SMS,…).

Les preuves les plus efficaces sont les documents (SMS), puis les pièces médicales avec une légère supériorité des certificats émis par la médecine légale sur ceux de la médecine de ville (77,5 % contre 71,7 %), les attestations de témoins (67 %), les PV de plainte (69 %) et les copies de mains courantes (64 %). Les femmes qui dénoncent uniquement des violences psychologiques sont celles qui ont le plus de difficultés à les prouver. L’étude relève aussi qu’il vaut mieux faire état d’une seule forme de violences et qu’elle soit jugée vraisemblable plutôt que d’en évoquer plusieurs qui ne seraient que partiellement reconnues. Cela démontre, qu’alors que le législateur défend une conception souple de la notion de vraisemblance des violences, de nombreux magistrats en restent à des éléments de preuve traditionnelle comme le PV de plainte et un certificat médical, si possible d’un médecin légiste. Selon l’étude, les juges qui adoptent ce type de positionnement sont souvent passés par le parquet ou la justice des mineurs et n’ont pas reçu de formation spécifique.

Pour passer de la vraisemblance des violences à l’ordonnance de protection, il faut que le juge considère que la victime est en danger. Mais seules 64 % des décisions qui statuent pleinement en faveur de la vraisemblance des violences concluent à l’existence d’une situation de danger. Pour caractériser le « danger », les magistrats distinguent les « vraies » violences des légères, les violences habituelles et exceptionnelles, les violences structurelles et conjoncturelles. Au contraire, d’autres magistrats accordent plus facilement l’ordonnance en cas de danger associé au refus du conjoint d’accepter la séparation voulue par l’autre.

Ce sont les femmes assistées d’un avocat qui réclament le plus que le juge fixe la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants (CEEE), y compris lorsque le père est en grande précarité. Un jugement constatant le caractère impécunieux du père permettra aux mères de demander une compensation de la CAF. La décision de remise des armes fait l’objet d’une réticence des magistrats, faute d’une circulaire pour prévoir les conditions de remise de ces armes.

À noter, environ 11 % des ordonnances donnent lieu à un traitement pénal pour violation de l’ordonnance. Sur 959 affaires entre 2014 et 2017, 59 % ont été classées sans suite, 7 % des prévenus ont été relaxés et 34 % condamnés.

Toutes les violences conjugales ne sont pas pénalisées de la même façon

Une partie de l’étude est consacrée au téléphone grand danger (TGD). Elle relève des usages parfois « au-delà des textes », sous l’impulsion de magistrats volontaristes. La recherche note aussi que pour les magistrats, le grand danger apparaît moins lié à la gravité des actes de l’auteur qu’à son apparente incapacité à accepter la séparation ou à prendre en considération les rappels à l’ordre des institutions judiciaires.

La recherche s’est enfin penchée sur des dossiers pénaux de violences conjugales. Outre le degré de violences, ce qui détermine l’orientation pénale, c’est la situation d’emprise de la victime et la dangerosité de l’individu (analysée sous l’angle de son impulsivité et de son casier judiciaire). L’absence de plainte de la victime ne semble pas être un frein aux poursuites lorsque la gravité des faits est avérée. Mais si l’ambiguïté dont peuvent faire preuve les victimes vis-à-vis des auteurs, n’a pas de conséquences directes sur la décision du parquet de poursuivre, elle est décisive au moment de la sanction.

Si dans leurs discours, tous les magistrats prennent soin de réaffirmer le caractère transclasse des violences conjugales, les classes moyennes et supérieures sont nettement moins représentées dans les affaires poursuivies que dans les alternatives. La recherche insiste aussi sur la relative clémence des peines. Le sursis simple apparaît comme la modalité d’exécution privilégiée de la peine d’emprisonnement.