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Dans un excellent roman ayant pour trame une affaire se déroulant aux assises, Laure Heinich entraîne le lecteur dans une passionnante étude de cette juridiction fascinante, sondant les tréfonds de l’âme humaine, à travers les yeux et le quotidien de l’avocate des parents de la victime.
par Thibault de Ravel d'Esclaponle 15 février 2021
Le livre de Laure Heinich est une œuvre délicate, subtile et puissante ; une œuvre dont il est difficile de se défaire une fois la lecture achevée. C’est une œuvre qui continue d’habiter, pendant un moment, la pensée du lecteur. Précisément parce que l’avocate, spécialisée en droit pénal, construit tout son roman sur la pensée de sa narratrice, tout aussi avocate que Laure Heinich et tout autant dévouée au droit pénal. Ce roman du je entêtant est ici remarquablement réussi. Il ne cesse de s’imposer à l’esprit, ce d’autant que les faits qu’ils relatent sont terriblement durs et tragiques. La trame est simple. Ève a été atrocement violée et assassinée. Très vite, on retrouve son meurtrier. Très vite, il est arrêté et présenté devant une juge d’instruction. Une homophobie ambiante imprègne le dossier. Les parents d’Ève se rapprochent d’une avocate. S’ensuit la chronique, par cette dernière, des instants d’après. Tout au long de l’ouvrage – un premier roman – la douleur et la fêlure se conjuguent avec beaucoup d’humanité, Laure Heinich rappelant ainsi qu’elle exerce assurément l’un des métiers les plus difficiles. La douleur de la victime est palpable, autant que celle, inextinguible, de ceux qui restent et qui ne comprennent pas, tant ce qui est arrivé dépasse l’entendement. Et c’est bien là l’une des virtuosités de Corps défendus : donner une voix à cette victime. L’ouvrage lui permet de demeurer, avec le lecteur, pendant toute l’instruction du dossier puis du procès. Ève, arrachée à son existence « au petit matin » par son bourreau, reprend vie sous la plume distinguée de Laure Heinich, avec beaucoup d’élégance dans le sens de la formule, sans jamais verser dans l’exagération. Le portait est tout en douceur, dressé notamment au gré de conversations entre l’avocate et l’amie de la victime, habilement rapportée. Fêlure et douleur d’une avocate, aussi. Les parents sont défendus par une femme qui ne peut s’empêcher de laisser l’affaire imprégner sa vie, ses sentiments. C’est normal : la barrière du dossier est factice. C’est un leurre. Ce n’est guère étonnant. Le dossier est « un courrier post-mortem ». Aussi, on ne referme pas celui-ci si facilement, le soir avant de rentrer. Il reste ouvert. Il est constamment à l’esprit. On en parle. Vie professionnelle et vie personnelle ne peuvent manquer de se rencontrer. Comme elle le souligne, en vidant son bureau des autres dossiers, l’avocate de ses parents fait de la place à Ève. Pour autant, Ève ne reste pas dans cette pièce. C’est impossible.
Le roman de Laure Heinich est celui d’une affaire d’assises. Des livres d’enquêtes, la littérature n’en est pas avare. Des livres de procès aussi. Mais des livres pour le tout, des livres du « dossier », c’est moins fréquent. On comprend que la mécanique de l’instruction, puis des assises se met en route. Avec beaucoup de justesse, Corps défendus témoignent de ce qu’est une affaire, dans toutes ses étapes, dans toutes ses dimensions. En un sens, c’est un roman du droit pénal. En technicienne experte de son sujet, l’auteur expose avec une impressionnante précision la façon dont un dossier est traité. Tout n’est pas centré sur le procès, bien loin de là. La période préparatoire est explorée par le prisme de l’avocate des deux parents d’Ève. De l’enquête, avec une scène de reconstitution excellemment bien construite, aux requêtes, des analyses psychiatriques aux interrogatoires menés par la juge d’instruction, les rouages sont analysés avec minutie sans pour autant que le roman ne prenne l’allure d’un documentaire. L’on se rend compte, chemin faisant, que la trame du livre s’inscrit dans une certaine linéarité temporelle qui dure. Laure Heinich a le sens de l’ellipse. Une page, puis une autre. Et cela fait déjà quelques mois. Puis trois ans. Entre le moment où l’avocate entre en scène, officieusement à la faveur d’un appel téléphonique, officiellement par l’entremise d’« une lettre de désignation » (p. 16), et l’instant du verdict, beaucoup de temps s’est écoulé.
Le roman brosse le portrait de la justice d’assises, cette justice qui plonge au cœur de l’humain, parfois dans ce que celui-ci a de plus terrible. La galerie de personnages que dévoile Laure Heinich est saisissante de vérité. Tous sont scrutés et étudiés, sans oublier, bien sûr, le coupable et ses avocats dont la mission n’est pas simple. La spécialiste, à la vie, du droit pénal semble fine observatrice et son métier confère au roman un singulier accent d’authenticité qui ne laisse pas indifférent. Le réalisme maîtrisé de Corps défendus démontre combien l’écriture de Laure Heinich est importante. Ce réalisme si nécessaire est l’indispensable témoignage de ce qu’être avocat est bien plus qu’un métier, qu’une profession. C’est une vie.
L. Heinich, Corps défendus, Flammarion, 2021.
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