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[TRIBUNE] Legal privilege : vers une confidentialité auto-incriminée ?

À l’issue de la Commission mixte paritaire qui se réunira le 5 octobre 2023, il est vraisemblable que le legal privilege soit définitivement adopté au bénéfice des juristes en entreprise.

À propos du legal privilege, autrement dénommé « confidentialité in rem des consultations juridiques internes des juristes d’entreprise », il faut rappeler quelques bonnes évidences.

L’avocat « en » entreprise était perçu par une partie du Barreau comme un facteur de développement souverain de la profession d’avocat dans la vie économique et juridique de l’entreprise.

Selon ses défenseurs, l’avocat en entreprise deviendrait un acteur essentiel de la vie de l’entreprise fort de son secret professionnel imposant sa déontologie et son point de vue au dirigeant social privé de son piédestal puisque d’expérience toujours perdu ou désorienté dans les hypothèses, de plus en plus nombreuses, de mise en cause de sa responsabilité et de celle de l’entreprise sur le plan pénal.

Il ne se serait donc aucunement agi de créer un avocat salarié démuni, soumis et dévoyé, à la botte de l’entreprise.

La profession d’avocat a néanmoins refusé la création de l’avocat « en » entreprise, considérant qu’il pouvait aliéner son indépendance et trahir les principes essentiels de la profession d’avocat.

Laissons donc ce projet en l’état puisque la profession l’a rejeté à une forte majorité.

Le legal privilege s’intégrait dans ce contexte de refus perçu comme devant mettre un terme définitif à ce projet d’évolution de la profession d’avocat.

Une annexe (annexe 15 du tome 3 relative au « secret du conseil juridique en entreprise ») au rapport sur les états généraux préconisait, en termes d’attractivité économique et de concurrence, l’instauration d’une confidentialité in rem des consultations juridiques internes des juristes d’entreprise.

De leur côté, les juristes d’entreprise indiquaient souffrir de l’absence de confidentialité attachée in rem à leurs consultations juridiques internes, dressant un constat alarmant de leur vie professionnelle.

Excédés de hurler dans un désert qu’ils arguaient dépourvu de tout secret, ils réclamaient une réforme. Selon eux, la confidentialité de leurs consultations juridiques internes, qui serait limitée à la matière de la conformité, à la matière civile, commerciale et administrative en général à l’exception du domaine pénal et fiscal à la protection duquel ils renonceraient, serait le gage de leur attractivité et du développement de leur activité.

Selon eux, privés de toute protection, leur survie en entreprise serait menacée au point qu’ils brandissaient, pour certains d’entre eux, la menace de s’expatrier à l’étranger.

Ils sont allés jusqu’à accepter de s’auto-incriminer par référence aux peines du faux en écritures privées de l’article 441-1 du code pénal, par le fait d’apposer frauduleusement la mention « confidentiel-consultation juridique-juriste d’entreprise » sur un document qui ne relèverait pas du texte définissant la consultation juridique prévue à l’article 19 de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 qui prévoit d’intégrer un article 58-1 à la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971.

Ce texte a été adopté par le Sénat et l’Assemblée nationale fera l’objet d’une commission mixte paritaire.

La profession d’avocat, elle, n’a jamais marqué son accord sur cette auto-incrimination.

En effet, quelle que soit la réforme envisagée, un préalable s’impose : remettre d’abord le secret professionnel de l’avocat ainsi que l’avocat de la défense au milieu du village de la justice et de la communauté juridique.

1) Le juriste d’entreprise ne peut pas s’auto-incriminer. Il est le premier bénéficiaire du secret professionnel de l’avocat et son premier et meilleur protecteur en matière d’intrusion judiciaire pénale. Il doit l’être également à propos de ses propres consultations juridiques internes confidentielles.

Un constat s’impose immédiatement : aucune profession juridique ne bénéficie à la fois du secret professionnel de l’avocat in personam et du legal privilege in rem. À l’étranger, le legal privilege est lié à l’exercice de la profession d’avocat « en » entreprise à l’exception notamment de la Belgique qui connaît le legal privilege.

En matière de perquisition judiciaire dans l’entreprise, le juriste d’entreprise également dénommé « tiers », par l’article 56-1-1 du code de procédure pénale, est le premier protecteur du secret de l’avocat par son pouvoir de contestation d’une saisie d’éléments couverts par le secret professionnel défini à l’article 56-1 du code de procédure pénale. Son rôle est identique à celui du bâtonnier en perquisition chez l’avocat. Un auxiliaire de justice en charge d’une mission de protection des droits de la défense, à valeur constitutionnelle, selon la jurisprudence de la chambre criminelle (Crim. 8 janv. 2013, n° 12-90.063 ; 9 févr. 2016, n° 15-85.063, Dalloz actualité, 3 mars 2016, obs. C. Fonteix ; D. 2016. 427 ; ibid. 1727, obs. J. Pradel ).

Ainsi, en chaque juriste d’entreprise doit sommeiller, idéalement, un bâtonnier contestataire investi d’une mission de protection des droits de la défense. Dès lors, un ajout s’imposerait dans ce texte qui devrait prévoir un mécanisme similaire de contestation de la saisie des consultations juridiques internes des juristes d’entreprise devant le juge des libertés et de la détention (JLD) pour éviter un déséquilibre du point de vue du respect du principe de l’égalité des armes.

Il serait donc risqué de vouloir couper le cordon ombilical avec la profession mère nourricière. Le crime de matricide n’a pas sa place dans la relation du barreau avec les juristes d’entreprise dont un grand nombre est issu. La profession d’avocat forme depuis de nombreuses décennies de futurs juristes d’entreprise qui, investis du legal privilege, devraient être soumis à la déontologie et à la formation du barreau auquel ils seraient administrativement rattachés.

2) La confidentialité des consultations juridiques internes des juristes d’entreprise suppose de prévoir la présence du bâtonnier dans les hypothèses d’application de l’article 145 du code de procédure civile.

Et il est vrai qu’un juriste d’entreprise, investi du legal privilege, outre qu’il aurait le pouvoir de contester les saisies dans l’entreprise à propos du secret de l’avocat, deviendrait opportunément un puissant, redoutable et redouté, méga protecteur de la confidentialité qui s’attache à la fois à la relation avocat-client et aux consultations juridiques internes en matière civile. Les dispositions de l’article 145 du code de procédure civile permettent en effet de réaliser ce qu’il convient d’appeler une perquisition civile par tel commissaire de justice sans que le secret professionnel de l’avocat soit protégé par la présence du bâtonnier dont l’intervention n’est prévue par aucun texte dans ce domaine intrusif. Certes, mais pour autant que le juriste d’entreprise possède cette culture judiciaire de la contestation de l’intrusion. Opposer la confidentialité nécessite de savoir résister avec énergie et dextérité à l’autorité judiciaire et policière. Une telle réforme supposerait ainsi de prévoir la présence du bâtonnier dans l’hypothèse de l’application de l’article 145 du code de procédure civile investi de son pouvoir de contestation de l’article 56-1 du code de procédure pénale.

De même, l’intervention du Bâtonnier devrait être obligatoire, en perquisition, lorsqu’est découvert un document couvert par le secret dans un lieu autre que le cabinet ou le domicile d’un avocat (C. pr. pén., art. 56-1-1).

3) C’est pourquoi il faudra au juriste d’entreprise , en pratique, le concours de l’avocat de la défense à ses côtés en perquisition.

À l’heure de l’obsession revendiquée, et assumée, de se conformer à la règle de droit via le développement de la conformité, de la compliance, de l’enquête interne, de la justice négociée, de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), de la Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et d’une évolution de la procédure pénale entièrement fondée sur la déclaration par soi-même de sa propre culpabilité, en d’autres termes sur l’auto- incrimination que fustige pourtant la Cour européenne des droits de l’homme, se pose la question de la présence de l’avocat en perquisition dans l’entreprise.

Cette présence de l’avocat « en perquisition » dans l’entreprise s’impose avec légitimité. Une véritable révolution culturelle, n’en déplaise aux esprits chagrins, cédant aux peurs paniques, angoissés à l’idée de se confronter à l’exercice des droits de la défense.

Rien ne s’oppose à cette évolution et il faut rappeler l’amendement des députés Naïma Moutchou et Raphaël Gauvain n° 814 du 19 mai 2021 instaurant un nouvel article 57-2 du code de procédure pénale. En outre, la jurisprudence de la chambre criminelle est déjà en ce sens depuis l’année 2013 (Crim. 3 avr. 2013, n° 12-88.428, Dalloz actualité, 23 avr. 2013, obs. A. Portmann ; ibid., 26 avr. 2013, obs. M. Léna ; D. 2013. 1940, obs. M. Lena , note S. Detraz ; ibid. 1993, obs. J. Pradel ; AJ pénal 2013. 420, obs. L. Belfanti ; 22 oct. 2013, n° 13-81.945, Dalloz actualité, 5 nov. 2013, obs. M. Bombled ; ibid., 5 nov. 2013, obs. A. Portmann ; D. 2014. 115 , note H. Matsopoulou ; ibid. 311, chron. B. Laurent, C. Roth, G. Barbier et P. Labrousse ; AJ pénal 2013. 668, note L. Ascensi ; D. avocats 2014. 24, obs. J. Danet ).

De plus, le bâtonnier est présent à l’audience du JLD de contestation de saisies dans l’entreprise à la suite d’une perquisition de droit commun soit dans la phase finale de cette mesure intrusive (C. pr. pén., art. 56-1-1).

Enfin, le JLD de Paris admet la présence de l’avocat de la défense lors de cette audience, qu’aucun texte de droit interne ne prévoit à l’exception des textes régissant les perquisitions des autorités administratives. En pratique, les juristes d’entreprise ne sont pas sans savoir qu’une perquisition peut toujours en cacher une autre, que l’on appelle « incidente ». En effet, la saisie d’éléments couverts par le secret professionnel pourrait intervenir simultanément à celle de consultations juridiques internes revêtues du cachet de la confidentialité. La tâche de contestation risque de s’avérer ardue pour le juriste d’entreprise si l’avocat de la défense n’est pas présent à ses côtés et non pas à distance ou dans la pièce d’à côté pour mieux résister à l’intrusion des autorités d’enquête et /ou judiciaires. La contestation d’une saisie en perquisition doit être perçue comme une spécialité à part entière qui mérite d’être consacrée.

Cette présence de l’avocat de la défense en perquisition a fait l’objet de plusieurs amendements du Barreau de Paris lors de la discussion du PJL 2023/2027. Ils ont été rejetés contre toute forme de logique.

4) Quoiqu’il en soit, l’instauration d’un legal privilege n’annihilera jamais le risque d’une jurisprudence qui réduirait la protection de la confidentialité aux seules consultations des juristes d’entreprise données pour l’exercice des droits de la défense : c’est justement le cas de la jurisprudence de la chambre criminelle à propos du secret professionnel qui étend le secret professionnel de l’avocat aux juristes salariés non avocats uniquement à propos du conseil pour la défense (Crim. 26 janv. 2022, n° 17-87.359, Dalloz actualité, 9 févr. 2022, obs. H. Diaz ; AJ pénal 2022. 161, obs. P. de Combles de Nayves ). Il faudra veiller à ce que soit bien définie la notion de confidentialité in rem des consultations internes des juristes d’entreprise qui n’est, semble-t-il, que l’autre nom du secret du conseil.

Et il est indiscutable que la viabilité du legal privilege, en pratique, dépendra nécessairement de la contestation du juriste d’entreprise des saisies judiciaires en perquisition, de la présence de l’avocat de la défense et du bâtonnier en matière d’intrusion judiciaire civile et pénale. À titre anecdotique, l’AFA et le PNF recommandent en matière d’enquête interne que le document rédigé au terme de l’enquête interne ne soit protégé par aucun secret professionnel de l’avocat ou du juriste d’entreprise. Si bien que la porte de l’entreprise serait ouverte à toutes les intrusions. La lutte contre la corruption passe donc par le chemin de la transparence absolue au mépris des droits de la défense. Est-ce bien raisonnable ?

En matière de perquisition administrative de l’Autorité de la concurrence (C. com., art. L. 450-4) de l’Autorité des marchés financiers (CMF, art. L. 621-12), de l’administration fiscale (LPF, art. L. 16B) la présence de l’avocat est expressément autorisée par les textes. Ainsi s’installe l’exigence d’un avocat de la défense pour la protection du legal privilege et du secret professionnel, présent momentanément « dans » l’entreprise, pour être l’avocat « de » l’entreprise, faute d’avoir pu être avocat « en » entreprise. Qu’importe.

Cette présence de l’avocat de la défense pour la préservation en perquisition de droit commun de l’exercice des droits de la défense à valeur constitutionnelle, également acteur d’un nouveau marché du droit, comme celle du bâtonnier dans les cas de mesures in futurum de l’article 145 du code de procédure pénale, sont des exigences sine qua non de la consécration parallèle du legal privilege pour les juristes d’entreprise. Comme d’ailleurs la faculté de contester une saisie par le juriste d’entreprise de consultations rédigées par ses soins par une réforme de l’article 56-1-1 du code de procédure pénale. Outre la présence obligatoire de l’avocat en CJIP comme en CRPC désormais acquise. Non pour protéger des intérêts de chapelle ou d’une caste. Mais pour la protection de la vie des justiciables personnes physiques et de celle des entreprises. Pour lutter de concert, avocats et juristes d’entreprise ensemble, contre l’émergence irrépressible d’un droit pénal de l’ennemi.