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Liberté d’expression des parlementaires : il y a des cloaques qui se perdent

Les sanctions infligées à un eurodéputé pour des propos tenus dans le cadre de ses fonctions parlementaires doivent être annulées en l’absence de trouble grave de la séance ou de perturbation grave des travaux du Parlement.

par Nicolas Nalepale 8 juin 2018

Le 7 juin 2016, en séance plénière du Parlement européen, le député Korwin-Mikke trouvait judicieux de reprendre devant ses homologues les dires d’un diplomate congolais selon lequel « l’Europe [serait] submergée par le cloaque africain ». Son « problème » d’alors, c’était ces « immigrants inappropriés », auxquels il proposait la faim pour les forcer à travailler. Par la suite, lors d’une séance plénière du 1er mars 2017 sur le thème du Gender pay gap, il changea de cible et s’essaya en ces termes : « Et vous savez combien de femmes se trouvent parmi les cent premiers joueurs d’échecs ? […] Pas une. […] Les femmes doivent gagner moins que les hommes parce qu’elles sont plus faibles, plus petites et moins intelligentes […] ». Pour chacune de ses frasques, le président du Parlement lui infligea une série de sanctions (perte de son droit à indemnité de séjour, suspension temporaire de sa participation à l’ensemble des activités du Parlement, sans préjudice de l’exercice du droit de vote en séance plénière, et interdiction de représenter le Parlement). Et comme le bureau du Parlement se prononça en faveur de leur maintien, le parlementaire saisit le Tribunal de l’Union européenne pour demander l’annulation de ces décisions et la réparation des préjudices financiers et moraux prétendument causés par celles-ci.

D’emblée, le Tribunal s’emploie à démontrer que « la liberté d’expression des parlementaires doit se voir accorder une protection accrue eu égard à l’importance fondamentale que le Parlement joue dans une société démocratique » (aff. T-770/16, § 46 ; aff. T 352/17, § 47). Puis il se penche sur le règlement intérieur du Parlement, cerne ses articles 11 [règles de conduite pour les députés] et 166 [sanctions disciplinaires]. Aux termes de ce dernier, « deux cas de figure peuvent être sanctionnés, à savoir soit le fait de "[troubler] la séance d’une manière exceptionnellement grave" soit la "[perturbation des] travaux du Parlement en violation des principes définis à l’article 11 […]" » (aff. T-770/16, § 58 ; aff. T 352/17, § 59). D’abord, aucun élément n’indique que « les propos tenus par le requérant […] aient créé un quelconque trouble [des séances en question], au sens de la première [de ces] alternative[s] » (aff. T-770/16, § 59 ; aff. T 352/17, § 60). Pour ce qui est de la seconde, le Tribunal relève « qu’une violation des principes définis à l’article 11 du règlement intérieur, à la supposer établie, ne peut, à elle seule, être sanctionnée en tant que telle, mais uniquement si elle s’accompagne d’un trouble ou d’une perturbation des travaux du Parlement d’une manière grave » (aff. T-770/16, § 63 ; aff. T 352/17, § 65). Le Parlement avançait quant à lui que la « perturbation » s’était en fait manifestée hors séance, par le biais d’une atteinte à sa réputation et à sa dignité en tant qu’institution. Or, selon le Tribunal, la décision du bureau du Parlement « ne contient aucune appréciation relative aux critères qui ont pu [l’amener] à constater une prétendue atteinte à la dignité du Parlement » (aff. T-770/16, § 64 ; aff. T 352/17, § 66). Ainsi, ces propos « n’auraient, en tout état de cause, pas pu faire l’objet de sanctions, compte tenu de l’absence de trouble de la séance exceptionnellement grave ou de perturbation des travaux du Parlement, en violation de l’article 11 du règlement intérieur » (aff. T-770/16, § 68). « [E]t en dépit du caractère particulièrement choquant des termes employés par le requérant », les décisions du bureau le sanctionnant ont été annulées et ses demandes d’indemnité rejetées.