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Liberté d’expression : une militante Femen échappe à une condamnation pour exhibition sexuelle

Le fait pour une femme d’exhiber sa poitrine constitue bien le délit d’exhibition sexuelle, a jugé la chambre criminelle de la Cour de cassation à propos d’une militante Femen. Toutefois, dès lors que le comportement poursuivi s’inscrit dans une démarche de protestation politique, sa sanction constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.

par Amélie Blocmanle 6 mars 2020

Les Femen, ces militantes qui, revendiquant un féminisme radical, exposent leurs seins dénudés sur lesquels sont apposés des messages politiques, peuvent-elles être condamnées pour exhibition sexuelle ? Dans un récent arrêt, le contrôle de proportionnalité de la chambre criminelle de la Cour de cassation vient, pour la première fois, au secours de l’activiste russe poursuivie.

En l’espèce, une militante du mouvement s’était introduite en 2014 au Musée Grévin, dans la salle des chefs d’État, et avait dévêtu le haut de son corps, révélant sa poitrine nue, portant l’inscription : « Kill Putin ». Elle avait fait alors tomber la statue du président russe, avant d’y planter à plusieurs reprises un pieu métallique peint en rouge, en déclarant : « fuck dictator, fuck Vladimir Poutine ». La jeune femme avait alors été poursuivie pour exhibition sexuelle et dégradations volontaires du bien d’autrui.

Alors que l’intéressée revendique un acte politique, la chambre criminelle de la Cour de cassation juge par un premier arrêt (Crim. 10 janv. 2018, n° 17-80.816, D. 2018. 1061 , note L. François ; ibid. 919, obs. RÉGINE ; RSC 2018. 417, obs. Y. Mayaud ) que cette action constitue bien une « exhibition sexuelle ». L’article 222-32 du code pénal punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public », venue remplacer en 1994 le délit d’outrage à la pudeur.

Statuant sur renvoi après cassation, la cour d’appel de Paris résiste. Si elle déclare la prévenue coupable de dégradations volontaires du bien d’autrui, elle la relaxe pour le délit d’exhibition sexuelle. À l’appui de sa décision, la cour retient notamment que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle, ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui, mais relève de la manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, comme d’autres juridictions du fond avant elle (T. corr. Lille, 23 mars 2016 ; T. corr. Béthune, 19 oct. 2017), la cour d’appel se base sur l’absence d’élément intentionnel de l’infraction pour distinguer la « nudité politique » et la « nudité à caractère sexuel » (V. la chronique d’A. Tricoire et T. Perroud, Légipresse 2019. 144 ).

Mais le ministère public ne l’entend pas ainsi. Il forme un nouveau pourvoi, estimant que « le dol spécial, de l’article 222-32 du code pénal consiste seulement dans l’exposition à la vue d’autrui, dans un lieu public ou accessible aux regards du public d’un corps ou d’une partie de corps dénudé ».

L’absence d’intention sexuelle ne peut neutraliser l’infraction

La chambre criminelle a récemment jugé, concernant la militante Femen qui, dans l’église de la Madeleine, avait inscrit « 344e salope » sur sa poitrine dénudée, avant de procéder, sur l’autel, à un simulacre d’avortement, que caractérise le délit d’exhibition sexuelle « le fait pour une femme de dénuder volontairement sa poitrine dans une église qu’elle savait accessible aux regards du public, peu important les mobiles ayant, selon elle, inspiré son action » (Crim. 9 janv. 2019, n° 17-81.618, D. 2019. 738 , note L. Saenko ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2019. 152, obs. C. Ménabé ; Légipresse 2019. 78 et les obs. ; RSC 2019. 91, obs. Y. Mayaud ).

Dans l’arrêt commenté du 26 février 2020, la Cour de cassation persiste et signe. Elle juge que « c’est à tort que la cour d’appel a énoncé que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle ».

Pour la chambre criminelle, l’absence d’intention sexuelle ne saurait neutraliser l’infraction et le fait, pour une femme, d’exhiber sa poitrine constitue le délit d’exhibition sexuelle. Le mobile de la prévenue est indifférent dans la caractérisation de l’infraction. Peu importe par ailleurs, comme n’a pas manqué de le relever la cour d’appel, que « le regard de la société sur le corps des femmes a évolué dans le temps, que l’exposition fréquente de la nudité féminine dans la presse ou la publicité, même dans un contexte à forte connotation sexuelle, ne donne lieu à aucune réaction au nom de la morale publique ». Peu importe également que la forme d’action militante des Femen « s’analyse comme un refus de la sexualisation du corps de la femme ».

La proportionnalité de l’ingérence dans la liberté d’expression

Le délit d’exhibition sexuelle étant jugé constitué, la Cour est appelée à se prononcer sur la proportionnalité de l’ingérence dans la liberté d’expression. Le ministère public, à l’appui de son pourvoi, reprochait à l’arrêt d’appel de s’être fondé à tort sur l’argumentation de la prévenue qui invoquait, pour justifier son comportement, un mobile politique ou prétendument artistique.

Dans l’affaire de l’Église de la Madeleine, la prévenue estimait que n’avait pas dépassé les limites de la liberté d’expression, en l’état des mœurs, la performance à la fois militante et artistique consistant à exprimer son opinion la poitrine nue et fardée de slogans, et qu’en prononçant une condamnation à une peine d’emprisonnement avec sursis, la cour d’appel (Paris, 15 févr. 2017, n° 15/01363, D. 2018. 919, obs. RÉGINE ) avait méconnu l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Mais la chambre criminelle a jugé que cette condamnation pour délit d’exhibition sexuelle n’avait pas porté une atteinte excessive à la liberté d’expression de l’intéressée, laquelle devait se concilier, compte tenu des circonstances de l’espèce, avec le droit pour autrui, reconnu par l’article 9 de la Convention, de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion (Crim. 9 janv. 2019, n° 17-81.618, préc.). L’affaire a été portée devant la Cour de Strasbourg.

Alors que la liberté religieuse était « venue au secours du délit d’exhibition sexuelle pour confirmer la proportionnalité de l’atteinte à la liberté d’expression » (A. Tricoire et T. Perroud, préc.), dans l’affaire Kill Poutine du Musée Grévin ici commenté, la liberté du discours politique fait pencher la balance de la proportionnalité du côté de l’activiste russe, dont la relaxe est confirmée. À l’appui de sa décision, la chambre criminelle relève que « le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression ».

La Cour de cassation reconnaît donc pour la première fois, à l’aune de l’examen de la nature et du contexte de l’action militante poursuivie, la possibilité pour les Femen de revendiquer la liberté d’expression politique pour échapper à une condamnation pour exhibition sexuelle.

Il n’en demeure pas moins que, plus de trois siècles après Tartuffe, le fait pour une femme de montrer ses seins dans un lieu public est toujours considéré comme un acte d’exhibition sexuelle. (« Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées. Et cela fait venir de coupables pensées. », Molière, Le Tartuffe, 1664).