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La liberté de la presse bute sur l’évacuation de campements de migrants

Alors qu’il consacre la liberté de la presse comme une liberté fondamentale, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté le recours présenté par deux journalistes qui sollicitaient un droit d’accès aux opérations d’évacuation des camps de migrants dans les Hauts-de-France.

par Thomas Bigotle 9 février 2021

Deux journalistes ont demandé au tribunal administratif de Lille, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, qu’il soit enjoint aux préfets du Nord et du Pas-de-Calais de les laisser accéder aux lieux d’évacuation des campements occupés par des migrants présents sur le littoral dans les secteurs de Dunkerque et de Calais lors du déroulement de ces opérations de police. Par une ordonnance du 5 janvier 2021, le tribunal administratif a rejeté leur demande, en tant qu’elle ne remplissait pas la condition d’urgence fixée par l’article L. 521-2 précité. Les journalistes ont donc fait appel de cette ordonnance devant le Conseil d’État.

Dans le cadre du recours, les requérants, soutenus par le Syndicat national des journalistes, faisaient notamment valoir que les refus opposés aux journalistes de se rendre sur les sites portaient une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de la presse, et que ces opérations n’étaient pas justifiées en l’absence de toute tension particulière lors des opérations d’évacuation. En effet, depuis plusieurs semaines, toute personne se présentant sur les sites d’évacuation est maintenue à distance grâce à la mise en place d’un périmètre de sécurité par les forces de police. Alors même que ces opérations de police administrative se déroulent très régulièrement à Calais, à Dunkerque ou dans leurs environs, il s’avère difficile, voire impossible pour les journalistes présents sur place de rapporter et de documenter les méthodes employées par les forces de l’ordre. Méthodes qui sont, par ailleurs, vivement critiquées par les associations d’aide et de soutien aux migrants et par différents organes d’observation des droits humains.

Le Conseil d’État consacre la liberté de la presse en tant que liberté fondamentale

Saisi en appel, le Conseil d’État commence par rappeler sa jurisprudence selon laquelle la liberté d’expression et la liberté de communication des idées et des opinions ont le caractère de libertés fondamentales au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (CE 17 avr. 2012, n° 358495, Saint-Cyr-l’Ecole [Cne], AJDA 2012. 1655  ; 11 juin 2012, n° 360024, L’Étang salé [Cne de], Dalloz actualité, 26 juin 2021, obs. D. Poupeau ; Lebon  ; AJDA 2012. 1190 ). Pour la première fois, la haute juridiction reconnaît la liberté de la presse comme l’une des composantes de la liberté d’expression et de communication et lui attribue le caractère d’une liberté fondamentale, invocable à l’occasion d’un référé-liberté.

Le Conseil d’État reprend ensuite les exigences qui encadrent toute restriction à une liberté fondamentale. Dès lors que la liberté de la presse est une liberté fondamentale, il appartient aux autorités compétentes de respecter les conditions cumulatives fixées par la célèbre jurisprudence Benjamin en matière de police administrative : toute restriction apportée à la liberté de la presse doit, d’une part, être apportée pour des motifs d’ordre public et, d’autre part, être à la fois nécessaire, adaptée et proportionnée (CE 19 mai 1933, n° 17413, Benjamin et syndicat d’initiative de Nevers, Lebon p. 541 ).

En l’espèce, le Conseil d’État considère que l’instauration de périmètres de sécurité lors des évacuations répond bien à un motif d’ordre public, dans la mesure où ils visent à « faciliter l’exécution matérielle de leur mission par les forces de l’ordre, à assurer le respect de la dignité due aux personnes évacuées, et à prévenir les atteintes aux tiers que de telles opérations pourraient engendrer ».

Reste à déterminer si les atteintes à la liberté de la presse valident le « triple test » ordinaire en matière de police administrative.

L’éloignement des journalistes ne constitue pas une atteinte grave et manifestement illégale

Dans un second temps, le Conseil d’État devait donc déterminer si les restrictions apportées à la liberté de la presse, qui se matérialisent par les distances imposées aux journalistes et les contrôles d’identité qui les accompagnent, sont bien nécessaires, adaptées et proportionnées au motif d’ordre public qu’elles poursuivent.

La juridiction considère qu’il « ne résulte pas de l’instruction […] que l’instauration de ces périmètres de sécurité, tels qu’ils sont documentés à partir des opérations d’évacuation menées notamment à Grande-Synthe, au camp dit du bois du Puythouck le 29 décembre 2020, ou sur plusieurs sites à Coquelles et Calais le 30 décembre ou encore au cours du mois de janvier 2021, révélerait une pratique qui aurait eu en l’espèce pour objet ou pour effet de priver les journalistes en particulier de toute visibilité sur le déroulement des opérations de telle sorte qu’ils dépendraient exclusivement des informations délivrées par le service de communication des préfectures ».

Dès lors, « il n’apparaît pas que ces mesures, appréciées concrètement, aient jusqu’à présent excédé ce qui était nécessaire pour assurer la sécurité des opérations dont s’agit et aient porté une atteinte grave et manifestement illégale à l’exercice par les journalistes de leur profession et par suite à la liberté de la presse ».

Le Conseil d’État, après avoir consacré la liberté de la presse comme nouvelle liberté fondamentale invocable en référé-liberté, en limite donc sensiblement la portée utile et valide le principe de l’éloignement des journalistes, dans la mesure où cet éloignement n’apparaît pas suffisamment conséquent pour les priver de toute visibilité et pour porter atteinte à la diversité des sources d’information disponibles. Aussi, en choisissant pour motif de rejet du recours l’existence d’une couverture médiatique malgré la mise en place des périmètres de sécurité, le Conseil d’État préfère un contrôle du résultat concret de la mesure de police, de sorte que son ordonnance semble s’écarter du cadre d’analyse prétorien traditionnel, et plus exigeant, de la jurisprudence Benjamin. Ordonnance qui, d’ailleurs, reste muette quant aux conditions relatives aux caractères adapté et proportionnel de la restriction alors même qu’elles étaient précisément critiquées par la requête.

La juridiction rappelle, enfin, les obligations pesant sur les autorités administratives : « il appartient aux préfets du Nord et du Pas-de-Calais de veiller, dans l’organisation de futures opérations, notamment en ce qui concerne la fixation des distances de sécurité, à ce qu’il ne soit pas porté à l’exercice de la liberté invoquée, une atteinte de la nature de celle mentionnée à l’article L. 521-2 du code de la justice administrative ».

Le juge des référés rejette finalement la requête présentée par les journalistes. Ce premier ballon d’essai contentieux aboutit néanmoins à la reconnaissance d’une liberté fondamentale par le Conseil d’État et, faute de mieux, à une mise en garde explicite à destination des préfectures qui devront, lors des futures opérations, garantir une visibilité minimale sur le déroulement des évacuations et veiller au respect de l’exercice de la liberté de la presse.