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Les limites du mouvement continu de déjudiciarisation

Une étude académique s’est penchée sur le fil rouge des réformes judiciaires des années 2000 : la déjudiciarisation. Elle recense la diversité de ses formes (divorce devant notaire, création d’autorités administratives indépendantes pour certains contentieux, amende forfaitaire pour certains délits) et analyse les différents problèmes en suspens.

par Pierre Januelle 4 septembre 2018

Sous la direction de Sylvie Cimamonti et Jean-Baptiste Perrier, cette étude académique, réalisée avec le soutien de la mission de recherche Droit et justice, porte sur les matières civiles et pénales. En introduction, les auteurs notent que ce mouvement de déjudiciarisation en cours s’accompagne parallèlement d’une judiciarisation persistante : question prioritaire de constitutionnalité (QPC), application des peines, renforcement des compétences du juge des libertés et de la détention, etc.

La première partie est consacrée à la définition même de la notion de déjudiciarisation, qui peut avoir des acceptions différentes, la déjudiciarisation étant parfois surtout une déformalisation ou une déjuridictionnalisation. Ainsi, pour la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), si le rituel judiciaire est simplifié, rien n’est in fine soustrait au juge du siège qui doit homologuer la décision.

Pour les auteurs, la déjudiciarisation recouvre « un ensemble de procédés permettant d’éviter le règlement du litige par le juge lui-même, en matière civile comme en matière pénale, soit en imposant aux parties de tenter de conclure un accord avec ou sans l’aide d’un tiers, soit en permettant à l’une des parties de proposer à l’autre un mode de règlement non juridictionnel, soit enfin en permettant aux parties de choisir une voie consensuelle ou en reconnaissant l’accord conclu par elles ». Quelle que soit la matière en cause, l’accord des parties est central dans la déjudiciarisation, même si cet accord est parfois surtout le fruit d’une renonciation pragmatique sous la contrainte.

Les motivations de ce mouvement sont diverses : simplifier la justice, économiser les moyens, recentrer l’office du juge, désengorger les juridictions, responsabiliser les justiciables ou apaiser les conflits. Mais, pour les auteurs, « la déjudiciarisation est surtout conçue et recherchée pour l’économie de tous ordres qu’elle permet ».

Toutefois, le rôle apaisant des procédés déjudiciarisés devrait être mieux pris en compte par le législateur, pour éviter « une déjudiciarisation plus opportuniste qu’opportune » (v. Dalloz actualité, 14 mai 2018, art. P. Januel isset(node/190506) ? node/190506 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190506). De plus, l’objectif d’économie budgétaire est parfois annihilé par d’autres coûts (ainsi l’augmentation de l’aide juridictionnelle dans le divorce devant notaire). Les auteurs notent aussi qu’en matière pénale, déjudiciariser revient souvent à « circonscrire le rôle du juge du siège sans s’interroger sur l’omniprésence du ministère public ».

Un processus de déjudiciarisation parfois confus

Ce mouvement de déjudiciarisation se fait souvent de manière disparate, incohérente. Exemple, le quantum des délits visés par la transaction pénale est différent dans le code de l’environnement, le code de procédure pénale et le code du travail.

Le processus de déjudiciarisation fonctionne souvent par l’extension continue de dispositifs existants. Ainsi, l’amende forfaitaire, au départ contraventionnelle, est devenue délictuelle par la loi J21 pour la conduite sans permis ou sans assurance (v. Dalloz actualité, 25 nov. 2016, art. E. Allain isset(node/181934) ? node/181934 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>181934). Par manque d’un arrêté, elle n’est toujours pas entrée en application, mais son extension à d’autres délits est déjà prévue par le projet de loi de programmation de la justice.

Malgré la volonté des gouvernements successifs, les auteurs soulignent aussi la difficulté à prendre les textes réglementaires d’application. Ainsi, le décret sur la transaction par officier de police judiciaire, prévu par la loi Taubira, a d’abord fait l’objet d’une QPC, nécessitant une modification législative. Puis, le décret a été annulé par le Conseil d’État en mai 2017 (v. Dalloz actualité, 2 juin 2017, art. A. André isset(node/185185) ? node/185185 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>185185).

Déjudiciariser tout en garantissant les droits, notamment des tiers

Ces retards sont en partie dus aux problèmes induits par la déjudiciarisation sur le respect des principes fondamentaux. Une question trop souvent éludée par le législateur. Pour les auteurs, « l’assise désormais solide des règles du procès équitable nécessite de s’interroger sur la possibilité de transposer ces garanties à des procédés amiables ». Si le contradictoire ne semble pas avoir à s’appliquer en matière civile (les modes alternatifs suivant une logique différente de l’affrontement judiciaire), les questions d’indépendance et d’impartialité continuent à se poser.

En matière pénale, le respect du contradictoire nécessite de renforcer l’accès au dossier et de laisser à la personne le droit à bénéficier d’un délai de réflexion. Cela nécessite d’informer parfaitement le justiciable des faits et de la qualification juridique de l’infraction qui lui sont reprochés (point qui est à l’origine de l’annulation du décret sur la transaction par OPJ). Les auteurs regrettent également l’absence de consécration d’un droit à l’interprète et l’insuffisante information du droit à l’assistance d’un avocat.

Autre sujet soulevé, l’insuffisante prise en compte des droits des tiers, victimes ou non, à faire valoir leurs intérêts dans les procédures déjudiciarisées. Leur information n’est jamais prévue, en matière civile comme pénale, sauf rares cas particuliers (enfant du couple divorçant). Dans les cas d’alternatives aux poursuites, « il n’est pas rare que la victime, pourtant identifiée, ne soit pas sollicitée dans une perspective de célérité et d’économie procédurale ». Et, si la victime se manifeste après, l’action publique étant éteinte, elle doit paradoxalement saisir le tribunal correctionnel sur les seuls intérêts civils.

Un mouvement amené à se poursuivre

Concernant l’efficacité de la déjudiciarisation, cette étude académique donne peu de données. Toutefois, les auteurs notent qu’en même temps que le développement des alternatives aux poursuites, la réponse pénale des affaires poursuivables est passée de 68 % en 2000 à 86 % en 2016. Sur la même période, le taux des affaires ayant reçu une réponse pénale par les modes déjudiciarisés a augmenté de 28 % à 70 %.

Le mouvement étant appelé à se poursuivre, se pose la question de ses limites. Les auteurs notent qu’en matière pénale, l’éviction du juge du siège reste possible si la mesure proposée consiste au paiement d’une amende, en la réparation du préjudice ou l’accomplissement d’un travail non rémunéré ou d’un stage. Elle est plus délicate concernant les mesures restrictives de droits (remise du permis de conduire, engagement de ne pas paraître dans certains lieux).

Le projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022 prévoit de nombreuses mesures de déjudiciarisation, tant en matière civile (Dalloz actualité, 28 mars 2018, obs. G. Payan isset(node/189920) ? node/189920 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189920 ; ibid., 5 avr. 2018, obs. N. Peterka isset(node/189994) ? node/189994 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189994 ; ibid., 9 mai 2018, obs. A. Mirkovic isset(node/190450) ? node/190450 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190450 ; ibid., 30 avr. 2018, obs. J.-R. Binet isset(node/190375) ? node/190375 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190375) que pénale (Dalloz actualité, 16 mars 2018, obs. D. Goetz isset(node/189689) ? node/189689 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189689). Mais, les auteurs mettent en garde : « cette déjudiciarisation à marche forcée est mal perçue et donc mal reçue, surtout lorsqu’elle s’impose dans des domaines où elle n’est pas souhaitée par les parties ».