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Livraison incluse : effet covidien ou mutation des usages commerciaux

Les activités de vente à emporter, de plats confectionnés et cuisinés sur place et de vente de ces plats par internet avec livraison constituent une modalité particulière d’exploitation de l’activité de restauration combinée à celle d’alimentation générale que le bail autorise, ce qui est conforme à l’évolution des usages commerciaux.

L’article L. 145-47 du code de commerce consacré à la déspécialisation partielle permet à un commerçant locataire d’exercer des activités connexes ou complémentaires. Celles-ci ne sont pas définies, mais les modalités d’exercice de cette modification d’activité, elles, le sont : information du bailleur, juridiction compétente pour statuer sur d’éventuels litiges, conséquences de l’extension d’activités sur le montant du loyer lors de la première révision suivante. Si le code de commerce ne définit pas les critères de déspécialisation, les juges du fond les apprécient souverainement (Civ. 3e, 13 févr. 1973, Bull. civ. III, n° 81, Ann. Loyers 1973. 1623 ; 18 mars 1998, n° 96-16.384, D. Affaires 1998. 942, obs. Y. R.), et leur jurisprudence à ce sujet a permis aussi d’établir une classification parmi les activités qui peuvent être adjointes à celles prévues dans la destination du bail commercial.

Déspécialisation partielle vs activité incluse

Toutes ne nécessitent pas le respect de la procédure de l’article L. 145-47 du code de commerce, car elles peuvent se rattacher à la destination initiale du bail, correspondant à une « évolution normale, qu’elle soit technique ou commerciale » (J.-P. Blatter, Traité des baux commerciaux, 6e éd., Le Moniteur, 2018, n° 1651). Ces activités qui peuvent « s’adjoindre implicitement à celles initialement stipulées » (M. Ghiglino, La destination du bail commercial, Droit et Ville 2019/12, n° 88, p. 225) sont qualifiées d’« activités incluses ».

Une notion évolutive

Mais, comme l’indique la définition qui précède, la notion d’activité incluse est évolutive, dépendant à la fois des usages d’une profession et de leur nécessaire adaptation aux nouveaux besoins, voire exigences, de la clientèle, comme en témoigne l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 février 2021 rapporté.

Ainsi, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt sous étude, la juridiction du second degré est appelée à statuer sur une décision du juge des loyers commerciaux du 6 octobre 2017 dont l’un des principaux motifs de déplafonnement du loyer tenait dans l’adjonction d’une activité de « restauration à emporter et vente par internet avec livraison gratuite ». Aucune autorisation du bailleur n’avait été sollicitée et ce dernier y voyait une activité connexe ou complémentaire relevant de la procédure de l’article L. 145-47 du code de commerce. Le locataire conteste en arguant que l’évolution des usages commerciaux fait que la vente à emporter et la livraison à domicile des produits achetés, tant en alimentation générale qu’en restauration asiatique soit devenue « une modalité particulière de l’exploitation telle que prévue par le bail », autrement dit une activité incluse dans la destination du bail commercial, non soumise à autorisation du bailleur et non susceptible de justifier le déplafonnement du loyer.

Approche pragmatique 

Au sujet de la vente à emporter, les nombreuses décisions rendues par les juridictions du fond à propose des activités incluses révèlent de leur part une approche pragmatique et non conceptuelle, aboutissant à des décisions en apparence contradictoire (J.-P. Blatter, op. cit.). Ainsi, elle est admise pour la vente de pizzas sur place et à emporter dans le cadre de l’activité de restauration rapide (Paris, 16e ch. B, 11 juin 2009, n° 08/13759, AJDI 2009. 871 ), mais refusée pour celle de restaurant, salon de thé et pâtisserie (Paris, 16e ch. B, 16 mars 2001, AJDI 2001. 879, obs. J.-P. Blatter ). Par contre, en matière de livraison à domicile, les décisions connues à ce jour ont refusé d’y voir une activité incluse, le principal obstacle étant le fait qu’elle nécessite la mise en place d’une logistique supplémentaire (véhicules, livreurs) étrangère à l’activité initiale de restauration prévue au bail (Paris, 16e ch. A, 23 mai 2001, Administrer 8-9/2001. 39, note B. Boccara et D. Lipman-Boccara ; 25 févr. 2009, AJDI 2009. 790  ; Paris, 16e ch. B, 11 juin 2009, préc.).

Prolongement naturel 

Près de douze ans après la décision refusant d’admettre la livraison comme activité incluse dans celle de pizzeria-restauration rapide, la cour d’appel parisienne, tant par une analyse précise de la destination du bail commercial en cause que par une description contextuelle et macro-économique des activités principales exercées par le preneur (alimentation générale et restauration asiatique), voit en la livraison par commande internet une modalité d’exercice, expression d’une « tendance croissante » permettant « à la clientèle, notamment en milieu urbain, comme en l’espèce, de pouvoir emporter les plats cuisinés par les restaurants ou se les faire livrer à domicile, notamment par l’intermédiaire des plateformes ». La cour d’appel voit dans la livraison le prolongement naturel d’activités ayant mué pour répondre aux besoins de leur clientèle. Elle en déduit donc, par une approche que l’on peut qualifier de « téléologique et fonctionnelle » (L. Maupas, Bail commercial et destination des lieux. Étude des notions d’inclusion et de déspécialisation, JCP N 2009, n° 11, p. 1113), que la vente de plats par internet avec livraison à domicile peut être considérée comme activité incluse dans la destination contractuelle « alimentation générale et restaurant typiquement exotique, c’est-à-dire typiquement asiatique ». Mais elle formule cependant une réserve dans le sens où si l’activité de livraison est prépondérante par rapport à la restauration sur place et à emporter, la requalification de cette activité en activité connexe ou complémentaire n’est pas exclue.

Contexte de crise sanitaire

Cette décision a été rendue dans un contexte de crise sanitaire où diverses mesures ont été prises par les pouvoirs publics pour soutenir une activité, même réduite, au profit des commerces ne pouvant recevoir leurs clients. Parmi celles-ci, le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, en son article 8, autorise les restaurants à ouvrir pour leurs activités de vente à emporter et service de livraison, sans condition d’exercice préalable de telles activités, mais pour une durée limitée à celle de la crise sanitaire que nous connaissons. Un tel dispositif permet de satisfaire la clientèle habituelle ne pouvant consommer sur place mais aussi, grâce à internet, de capter de nouveaux consommateurs, éloignés de la zone de chalandise, compensant ainsi la perte de clients réduisant leurs sorties et/ou réfractaires à ces nouveaux modes de commercialisation.

Indifférence de la nouvelle activité à la contribution à l’augmentation de la zone de chalandise ?

C’est sur ce dernier point que la décision de la cour d’appel pose question. Elle affirme qu’à partir du moment où cette activité supplémentaire est considérée comme incluse, sa contribution à l’augmentation de la zone de chalandise est indifférente, ce qui peut laisser entendre que sa mise en œuvre est sans influence sur la valeur locative du commerce, sauf bien sûr à ce que la livraison contribue de façon prépondérante à l’activité principale.

Au regard de la jurisprudence antérieure, le raisonnement suivi par la cour d’appel semble exclure une décision de circonstance marquée par les difficultés économiques liées à la crise sanitaire. Ainsi qu’a pu le démontrer Ludovic Maupas (art. préc.), les juridictions du fond, quand elles sont appelées à statuer sur des demandes de déplafonnement ou de résiliation de bail reposant sur des activités connexes ou complémentaires non autorisées par les bailleurs, font montre d’une certaine équité en se fondant sur l’observation des seules attentes des clients auxquelles doivent répondre les commerces pour assurer leur pérennité.

Mais la qualification d’activité incluse, si elle permet de sauvegarder l’équilibre économique des commerces, ne porte-t-elle pas atteinte non seulement à la volonté contractuelle, surtout quand la destination des lieux est sans équivoque (et l’on ne peut que conseiller au commerçant de se rapprocher du bailleur pour échanger en vue d’un éventuel avenant au contrat), mais aussi, en raison des changements, voire des nuisances, engendrés par de nouvelles modalités d’exercice commercial (les va-et-vient parfois bruyants des deux roues chargés des livraisons), à la commercialité d’un secteur, celle que Bruno Boccara définissait comme « l’aptitude plus ou moins grande d’un secteur à permettre aux commerçants qui y sont installés, en bénéficiant d’une destination adéquate, de réaliser des profits sur le seul fondement des qualités propres de ce secteur, abstraction faite de l’aptitude des exploitants » (AJDI 1993. 494 ).