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Le lobbying devant le Conseil constitutionnel : derrière les portes étroites

Le lobbying devant le Conseil constitutionnel se fait par des interventions, surnommées « portes étroites ». Un outil qui permet au Conseil constitutionnel d’éclairer ses décisions mais qui est souvent fantasmé. Le Conseil vient de décider de publier leurs contenus. Pas certain que cela arrête les polémiques.

par Pierre Januelle 17 juillet 2019

Expression forgée par le doyen Vedel (L’accès des citoyens au juge constitutionnel, la porte étroite, La vie judiciaire, 11 mars 1991), les premières portes étroites remontent aux années 1970. Pour le professeur Denys de Béchillon, qui en a écrit plusieurs : « la porte étroite n’est pas là pour l’amour de l’art mais pour défendre un intérêt particulier. Mais c’est très utile aussi pour l’intérêt général, car la personne concernée sait souvent mieux que personne les effets véritables que la nouvelle loi aura sur elle. Son regard est donc objectivement précieux ». Le Conseil rendant ses décisions en un mois, ces éclairages peuvent être bienvenus, tout comme les auditions d’experts qui ont lieu régulièrement.

Le phénomène s’est progressivement développé pour s’accélérer ces dernières années. Il y a ainsi eu neuf portes étroites à la loi Justice, douze pour PACTE et sept à la loi Égalité et alimentation. Plusieurs cabinets d’avocats se sont mis à en produire, notamment en matière fiscale. D’autres portes étroites sont rédigées par des constitutionnalistes reconnus. Une signature qui permet donner du poids à la contribution. Un travail qui, comme pour toute consultation spécialisée pour une grande entreprise, est très bien rémunéré. Mais les entreprises ne sont pas les seules à solliciter le Conseil constitutionnel. De plus en plus de parlementaires, de professeurs et d’associations transmettent leurs contributions, parfois sous forme de véritable pétition.

Entre position doctrinale et représentation d’intérêts

Quand on évoque les portes étroites, le nom de Guy Carcassonne revient souvent. En raison de son influence et de son parcours atypique : collaborateur du groupe socialiste, professeur de droit public, conseiller de Michel Rocard à Matignon, il a régulièrement contribué aux saisines du groupe PS et rédigé de nombreuses portes étroites. Selon l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Marc Guillaume, Carcassonne en a transmis vingt-neuf de 1995 à sa mort, en 2013. L’une de ses premières visait à s’opposer au déplafonnement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Les dernières années, elles furent plus nombreuses, jusqu’à trois pour un même projet de loi. Parfois pour défendre une cause, mais le plus souvent en soutien à un client (Association française des entreprises privées [AFEP], Ligue de football). Marc Guillaume cite notamment son intervention pour l’AFEP dans la loi de finances pour 2013 sur le caractère confiscatoire de l’impôt. Une position alors reprise par le Conseil constitutionnel (Cons. const. 29 déc. 2012, n° 2012-661 DC, Dalloz actualité, 7 janv. 2013 isset(node/156728) ? node/156728 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>156728) mais qui figurait aussi dans les recours des parlementaires.

Car les « portes étroites » restent secondes. Si elles sont distribuées aux membres du Conseil, ils ne sont pas obligés de les lire ou d’en tenir compte. Et si elles ne portent pas sur un article saisi par les parlementaires, elles sont presque inutiles. Avant la QPC, il a pu arriver, à quelques rares occasions, qu’une porte étroite inspire la saisine d’office du Conseil constitutionnel. Mais, depuis, il ne se saisit d’office au fond que très rarement et jamais en raison d’une porte étroite.

La porte étroite est d’abord une aide pour le Conseil, plus qu’une véritable intervention à la procédure. Elle n’est efficace que si elle prolonge une saisine parlementaire, en approfondissant l’argumentation juridique ou en détaillant les effets de la loi. Le texte des saisines parlementaires contraint déjà le Conseil à trancher de nombreuses questions dans des délais courts. Il ne souhaite pas se transformer en arène et répondre aux pétitions ou points de vue de tel ou tel acteur (ce que ne prévoit d’ailleurs pas la constitution).

Si on le compare à d’autres cours constitutionnels, la juridictionnalisation du Conseil est inaboutie. Au début de la Ve République, il était d’abord « une arme contre la déviation du régime parlementaire ». Son rôle évoluant, des procédures se sont peu à peu mises en place. Mais il reste pris par l’urgence et son statut initial. Pour le professeur Thomas Perroud, « le Conseil ne veut pas avoir à se justifier de ses décisions et ainsi assumer son rôle politique ». Par ailleurs, « comme le secrétaire général du Conseil fait beaucoup, s’il y a motivation, les juges, qui souvent ne sont pas spécialisés, devront s’impliquer davantage. Or la répartition des tâches actuelle arrange tout le monde ».

Polémiques et transparence

Pour plus de transparence, le Conseil avait fait un premier pas il y a deux ans en rendant publique la liste des contributions extérieures. Mais pas leur contenu, en raison notamment de la protection des droits des auteurs des saisines. Une position alors portée par Denys de Béchillon dans une note pour le club des juristes.

Mais, fin 2018, le Conseil constitutionnel a été pris dans une polémique. Dans sa décision sur la loi égalité et alimentation, il avait censuré vingt-trois articles au titre des cavaliers législatifs, dont l’un portait sur les semences biologiques. Une décision conforme à sa jurisprudence. Mais il s’est vu accuser par Kokopelli d’agir sous la « pression habituelle des lobbys de l’agro-toxico-pharmaco-pétro-industrie ». Une accusation reprise sur de nombreux sites militants.

Ces attaques ont agacé au Conseil constitutionnel. Notamment parce qu’elles gonflaient l’importance des portes étroites. Pour mettre fin aux fantasmes, il a donc décidé de les publier à l’avenir. Un progrès pour la transparence, aux effets encore incertains. Pour Denys de Béchillon, « cette transparence pourrait avoir finalement le même effet que la publication des opinions dissidentes : cela pourrait inciter le juge à s’expliquer plus, voire mieux, sur la solution qu’il prend. Les contributions extérieures sont souvent bien plus convaincantes que les lettres de saisine parlementaire. Il sera plus difficile de faire comme si cela n’existait pas ». Mais pour un lobbyiste qui travaille dans un gros cabinet : « des acteurs qui travaillent beaucoup avec le secteur public ne souhaitent pas forcément jouer le jeu de la transparence ».

Par ailleurs, le lobbying constitutionnel ne se joue pas que devant le Conseil. « Si les parlementaires envisagent un recours, et s’il y a un motif constitutionnel, nous privilégions la saisine préalable, car sans saisine la porte étroite est inutile. Mais il faut avoir échangé sur toute la durée de la navette ». Comme le dit une collaboratrice parlementaire : « les lobbys qui arrivent au dernier moment de la saisine ont assez peu de chance qu’elle soit intégrée au recours ».

De plus, comme l’affirme un autre lobbyiste : « il faut créer un halo autour de la position et faire entrer la position dans le débat public ». Faire entrer une idée au Conseil constitutionnel passe évidemment par la doctrine. Mais pas seulement. « Les juges constitutionnels lisent plus souvent Le Monde que les revues de droit. » Le travail de conviction continue une fois franchie la porte du Conseil, qu’elle soit étroite ou non.