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Loi Badinter : compatibilité de l’acte volontaire de la victime avec la notion d’accident
Loi Badinter : compatibilité de l’acte volontaire de la victime avec la notion d’accident
En dépit du fait que sa démarche constitue un acte volontaire, la personne qui se blesse en relevant un véhicule terrestre à moteur est victime d’un accident de la circulation au sens de l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985.
par Anaïs Hacene-Kebirle 19 novembre 2019
Notion centrale du régime prévu par la loi du 5 juillet 1985, l’accident n’est pourtant pas défini par le texte. Il est cependant acquis que le caractère accidentel de l’événement dommageable est une condition nécessaire à l’application de la loi Badinter. Du latin accidens, le terme renvoie à la soudaineté. « Enfant de la fatalité » (C. Bloch, in P. le Tourneau [dir.], Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2018-2019, n° 6211.12), il désigne un événement dommageable imprévu. Le caractère accidentel de l’événement (choc, collision, incendie) fait défaut chaque fois qu’en est à l’origine une infraction volontaire. Sur ce point, la jurisprudence est constante (Civ. 2e, 6 déc. 1991, n° 88-19.990, Bull. civ. II, n° 328 ; RTD civ. 1992. 571, obs. P. Jourdain ; RCA 1992, n° 90). La Cour de cassation a affirmé de façon claire que la loi du 5 juillet 1985 n’est applicable qu’aux seuls accidents de la circulation à l’exclusion des infractions volontaires (Civ. 2e, 30 nov. 1994, n° 93-13.399, Bull. civ. II, n° 243 ; RTD civ. 1995. 132, obs. P. Jourdain ).
L’appréciation de la condition d’accident soulève néanmoins deux interrogations que l’arrêt sous commentaire ne manque pas de rappeler :
• la première porte sur la personne à l’aune de laquelle la condition doit être appréciée parmi le défendeur, la victime, voire un tiers. Plus précisément, faut-il tenir compte du comportement du conducteur ou du gardien du véhicule terrestre à moteur (VTM) impliqué seulement ? Celui d’un tiers et celui de la victime comptent-ils également ?
• la seconde porte sur l’événement à qualifier en lui-même. Pour qu’il soit dépourvu de soudaineté, faut-il être en présence d’un simple fait volontaire ou d’un fait intentionnel ?
En l’espèce, après s’être arrêté pour relever un scooter à terre, un homme a été victime d’une rupture de la portion distale du tendon du biceps droit imputable à cet effort de soulèvement. Il a assigné le propriétaire du véhicule et son assureur pour obtenir réparation de ce dommage sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. Débouté de sa demande et condamné à rembourser la provision perçue de l’assureur par une cour d’appel au motif que sa blessure n’était pas la conséquence d’un événement fortuit et imprévisible mais d’un acte volontaire, il s’est pourvu en cassation.
La deuxième chambre civile était donc invitée à s’interroger sur la présence ou non du caractère accidentel de la blessure et de son origine. Autrement dit, le fait que la victime du dommage ait elle-même pris l’initiative de relever le scooter retire-t-il tout caractère accidentel à la survenance du dommage ?
Au visa de l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985, la haute juridiction casse la décision des juges du fond. Elle reconnaît qu’il résultait des constatations de la cour d’appel que la victime s’était blessée en relevant un véhicule terrestre à moteur et qu’elle avait ainsi été victime d’un accident de la circulation au sens de l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985. En excluant la mise en oeuvre de cette loi, la cour d’appel a violé le texte susvisé par refus d’application.
La comparaison des motifs de la cour d’appel et de ceux de la Cour de cassation montre que la première se concentre sur la condition d’accident alors que la seconde n’en dit pas un mot. Dans leur décision, les juges du fond donnent explicitement une définition de la notion d’accident, lequel s’entend d’« un événement fortuit et imprévisible » qui s’oppose à tout acte volontaire, quelle qu’en soit la source (initiative personnelle ou demande d’un tiers). Pour la cour d’appel, la démarche volontaire de la victime retire tout caractère accidentel à l’événement. S’il n’y a pas d’accident, une condition nécessaire à l’application de la loi du 5 juillet manque, ce qui empêche sa mise en œuvre. Le raisonnement de la cour d’appel d’Aix-en-Provence donne lieu à une conclusion a priori implacable.
La Cour de cassation n’est pourtant pas de cet avis. Sans se prononcer expressément sur la présence du caractère accidentel de l’événement, elle se contente d’évoquer le fait que les juges du fond ont relevé que le scooter était un véhicule terrestre à moteur et que c’est en le ramassant que la victime s’était blessée. Ce qui, pour elle, suffit à constater que le dommage subi est bien la conséquence d’un accident de la circulation au sens de la loi du 5 juillet 1985.
On comprend que, pour la Cour de cassation, la condition d’accident est bien satisfaite, seulement, on ne sait pas précisément pourquoi. Est-ce parce que la condition d’accident ne s’apprécie pas à l’aune du comportement de la victime ou parce que l’événement qui exclut le caractère accidentel ne doit pas être simplement volontaire mais intentionnel ?
Il est acquis que la condition d’accident s’apprécie à l’aune du conducteur (ou gardien) du VTM impliqué. Cette appréciation à l’endroit du défendeur s’évince directement de la lettre de la loi. En présence d’un accident de la circulation, l’assureur du véhicule impliqué est obligé d’indemniser la victime. C’est en fonction du comportement de l’assuré que la notion d’accident doit s’apprécier. Lorsque le fait dommageable a été recherché par le défendeur, il ne s’agit pas d’un événement fortuit et imprévisible, ce n’est donc pas un accident au sens strict. À plus forte raison, quand l’acte est à la fois volontaire et intentionnel en ce que non seulement le fait dommageable est voulu mais ses conséquences également. La négation du caractère accidentel et l’inapplicabilité de la loi Badinter qui en découle dans ce cas trouvent leur explication dans la technique de l’assurance. L’« antinomie de l’accident et de l’acte volontaire » (RTD civ. 1995. 132, obs. P. Jourdain, préc.) repose sur l’article L. 113-1 du code des assurances, lequel exclut la garantie de l’assureur en cas de faute intentionnelle de l’assuré. Le régime d’indemnisation des accidents de la circulation étant intrinsèquement lié à l’assurance, il est logique que la faute intentionnelle du conducteur ou du gardien du VTM impliqué empêche l’application de la loi et la garantie de l’assureur puisque c’est à l’aune de l’assuré que cette faute s’apprécie. De ce point de vue, la solution retenue par le juge judiciaire ne peut qu’être saluée.
De façon plus contestable, la Cour de cassation considère également que la condition d’accident peut s’apprécier à l’aune du comportement d’un tiers qui n’est ni le défendeur conducteur ou gardien du VTM impliqué ni la victime. Elle reconnaît que la loi doit être écartée quand le dommage découle du fait intentionnel ou simplement volontaire d’un tiers faute d’accident de la circulation (Civ. 2e, 15 mars 2001, n° 99-16.852, Bull. civ. II, n° 50 ; D. 2001. 1145, et les obs. ; RTD civ. 2001. 606, obs. P. Jourdain ; RCA 2001. 186, obs. H. Groutel ; LPA 6 sept. 2001, note M. Leroy ; 23 mai 2002, n° 00-10.839, Dalloz jurisprudence ; 23 mai 2002, n° 00-10.370, Dalloz jurisprudence ; 12 déc. 2002, n° 00-17.433, Bull. civ. II, n° 282 ; D. 2003. 468, et les obs. ; RCA 2003, n° 66 ; Gaz. Pal. 2003. Somm. 1110 ; 23 janv. 2003, n° 00-21.676, Bull. civ. II, n° 8 ; D. 2003. 605 ; RCA 2003, n° 105, obs. H. Groutel ; 11 déc. 2003, n° 00-20.921, Bull. civ. II, n° 377 ; RTD civ. 2004. 519, obs. P. Jourdain ; RCA 2004, n° 64). Cette solution est discutée par la doctrine qui considère que, parce que l’assureur tenu d’indemniser la victime est celui du conducteur ou gardien du VTM impliqué, c’est uniquement par rapport à l’assuré que la notion d’accident devrait être appréciée. Le comportement du tiers devrait rester indifférent. Du reste, malgré le fait volontaire du tiers, l’événement n’en demeure pas moins fortuit pour le conducteur ou le gardien comme pour la victime.
La question demeure de savoir si la condition d’accident s’apprécie aussi à l’aune du comportement de la victime. Si la cour d’appel d’Aix-en-Provence opte pour cette solution, la Cour de cassation ne l’a jamais fait à notre connaissance. Apprécier la notion d’accident par rapport à l’attitude de victime entre en contradiction directe avec l’alinéa 1, mais surtout avec l’alinéa 3 de l’article 3 de la loi, lequel dispose que « la victime n’est pas indemnisée par l’auteur de l’accident des dommages résultant des atteintes à sa personne lorsqu’elle a volontairement recherché le dommage qu’elle a subi ». Autrement dit, la recherche intentionnelle du dommage par la victime exclut son droit à indemnisation. Si la faute intentionnelle de la victime est rangée au rang des "causes d’exonération", c’est qu’en amont, la loi Badinter s’applique et que toutes ses conditions, y compris celle d’accident, sont réunies. « L’article 3 ne s’appliquant que si la situation relève des dispositions de l’article 1er, il faut en conclure que le fait intentionnel de la victime n’exclut pas la qualification d’accident, alors même qu’il n’y a pas réalisation d’un risque qui normalement justifie l’indemnisation de la victime » (C. Bloch, art. préc. ; v. égal. en ce sens S. Hocquet-Berg, La notion d’accident de la circulation, RCA 2015. Doss. 7, n° 22). À ce propos, F. Chabas considérait que l’article 3 n’avait pas sa place dans le régime parce que la faute intentionnelle de la victime s’opposait à l’existence de tout accident (F. Chabas, Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, 2e éd., Litec/Gaz. Pal., 1988, nos 126 et190). Mais puisque la loi est telle, pour éviter une incohérence, la notion d’accident ne doit pas s’apprécier à l’aune du comportement de la victime. À plus forte raison, lorsque celle-ci, comme en l’espèce, a eu une démarche volontaire qui ne constitue pas même une faute simple.
D’ailleurs, la nature de l’événement en cause est la seconde difficulté que soulève la condition d’accident de la circulation. Délicate est la question de savoir si le fait simplement volontaire est exclusif de la qualification d’accident. Si elle n’a jamais précisé de façon claire que l’accident s’entendait de tout fait non volontaire ou de tout fait non intentionnel, la Cour de cassation a retenu les deux possibilités. Pour exclure l’accident, elle a parfois exigé que l’acte en question soit intentionnel (Civ. 1re, 14 oct. 1997, n° 95-18.361, D. 1997. 227 ; RCA 1998. Comm. 37, obs. H. Groutel ; Civ. 2e, 22 nov. 1995, n° 93-21.221, D. 1996. 163 , note P. Jourdain ). D’autre fois, appliquant la loi Badinter de façon plus restrictive, elle a considéré que le fait simplement volontaire, commis sans intention de provoquer le dommage, excluait la présence d’un accident (Crim. 6 févr. 1992, n° 90-86.966, RTD civ. 1992. 571, obs. P. Jourdain ; RCA 1992, n° 207 ; 29 mars 2006, n° 05-82.515, Bull. crim. n° 92 ; AJ pénal 2006. 311, obs. G. Roussel ; Civ. 2e, 2 mars 1994, n° 92-18.818, Bull. civ. II, n° 79 ; RTD civ. 1995. 132, obs. P. Jourdain ; 30 nov. 1994, nos 93-13.399 et 93-13.485, Bull. civ. II, n° 243 ; RTD civ. 1995. 132, obs. P. Jourdain ; RCA 1995, n° 18 ; ibid. Chron. 1, obs. H. Groutel ; 15 mars 2001, n° 99-16.852, Bull. civ. II, n° 50 ; D. 2001. 1145, et les obs. ; RTD civ. 2001. 606, obs. P. Jourdain ; RCA 2001, nos 186 et 187, obs. H. Groutel ; LPA 6 sept. 2001, note M. Leroy ; 12 déc. 2002, n° 00-17.433, Bull. civ. II, n° 282 ; D. 2003. 468, et les obs. ; RCA 2002, n° 66, obs. H. Groutel ; Dr. et patr. mai 2003. 109, obs. F. Chabas ; 11 déc. 2003, n° 00-20.921, Bull. civ. II, n° 377 ; RTD civ. 2004. 519, obs. P. Jourdain ; RCA 2004, n° 64 ; 22 janv. 2004, n° 01-11.665, Bull. civ. II, n° 14 ; D. 2004. 1202 , obs. P. Julien ; RTD civ. 2004. 519, obs. P. Jourdain ; 18 mars 2004, n° 03-11.573, Bull. civ. II, n° 130 ; D. 2004. 2324, et les obs. , note B. Beignier ; ibid. 2005. 1317, obs. H. Groutel ; RCA 2004, n° 240).
Cette oscillation entre conception stricte et conception plus libérale de la loi (en ce sens, v. P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5e éd., LexisNexis, 2018, n° 687, p. 477) devrait être abandonnée. Toujours pour des considérations liées à l’assurance, il conviendrait de limiter l’exclusion de l’accident à la faute intentionnelle de l’assuré conducteur ou gardien du VTM impliqué telle qu’elle résulte du droit des assurances et de la conception qu’en retient la première chambre civile (en ce sens, v. RTD civ. 1995. 132, obs. P. Jourdain ) : « il n’y a faute intentionnelle ou dolosive, au sens de ce texte, que si l’assuré a voulu non seulement l’action génératrice du dommage, mais encore la réalisation de ce dommage lui-même » (Civ. 1re, 10 déc. 1991, n° 90-14.218, RGAT 1992. 507, note Maurice ; RCA 1992. Comm. 109 ; 17 déc. 1991, n° 89-11.344, RGAT 1992. 354, note J. Kullmann ; RCA 1992. Comm. 108 ; G. Brière de l’Isle, La faute intentionnelle, ou cent fois sur le métier…, D. 1993. Chron. 75 ). Seule la faute intentionnelle est inassurable, non le simple acte volontaire. En présence d’un acte volontaire dont les conséquences dommageables ne sont pas voulues, il n’est pas utile d’exclure l’application de la loi puisque l’assureur du conducteur ou du gardien du VTM impliqué reste tenu de garantir une indemnisation à la victime. En l’espèce, la démarche de la victime de relever un scooter à terre est certes volontaire mais il ne s’agit ni d’une faute simple ni d’une faute inexcusable ou intentionnelle. La censure opérée par la Cour de cassation se justifie.
En définitive, à la lecture de l’arrêt, il n’est pas évident de savoir si la Cour de cassation considère que la loi s’applique parce que la condition d’accident ne s’apprécie pas à l’aune du comportement de la victime, qu’il s’agisse d’un acte simplement volontaire ou d’un acte intentionnel, ou si une distinction est à opérer selon que lui est imputable le premier ou le second. Par respect des dispositions de la loi, la logique invite à retenir la première interprétation, mais on peut néanmoins regretter que la portée de cet arrêt ne soit pas plus claire et que la Cour de cassation n’ait pas saisi l’occasion qui lui était donnée de répondre à ces questions maintenant vieilles de trente-quatre ans.
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