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La loyauté d’une collaboration libérale : retour aux racines de la bonne foi contractuelle en matière de rupture et de harcèlement

La bonne foi contractuelle contribue à protéger l’avocat collaborateur libéral. Celui-ci peut désormais obtenir la réparation du préjudice causé par des faits de harcèlement moral caractérisant un manquement aux obligations essentielles inhérentes au contrat de collaboration. De même, en cas de fallacieux prétextes motivant la résiliation de son contrat, l’abus de droit est reconnu. Ces prémisses jurisprudentielles pourraient aboutir à une réflexion plus profonde.

Une réalité. – Face à des chiffres inquiétants (C. Enkaoua, Discriminations et harcèlement chez les avocats : des chiffres inquiétants, Dalloz actualité, 16 sept. 2021), le 12 octobre 2021, le Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris a réaffirmé avec force sa volonté de lutter contre les comportements constitutifs de faits de harcèlement au sein de la profession d’avocat en votant l’intégration de la commission harcèlement et discrimination dans le RIBP dans son annexe XXII du Titre V. On vit « la sensation d’une omerta qui se fissure, mais d’un chemin encore long à parcourir » (Libération, Harcèlement : de nombreux jeunes avocats pressent « Libération » de poursuivre ses enquêtes, 24 janv. 2022). Ce chemin suit naturellement la voie contentieuse, d’où l’importance de l’arrêt du 25 mai 2023 rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation reconnaissant la notion de harcèlement moral dans un contrat de collaboration libérale, pourtant non publié au Bulletin, ce qui est énigmatique (v. pour l’arrêt d’appel, Paris, 13 oct. 2021, n° 18/06074).

Un arrêt de principe… non publié ? – La nature et le régime du contrat de collaboration libérale soulèvent des questions permettant de revisiter les notions fondamentales du droit, spécialement l’abus de droit et la bonne foi contractuelle. L’arrêt offre deux solutions dont leur lecture légitimerait d’y percevoir des principes :

1) « Si une partie peut résilier un contrat de collaboration dans le respect des modalités prévues sans avoir [à] justifier d’un quelconque motif, elle engage sa responsabilité en cas d’abus dans l’exercice de ce droit », notamment lorsque le cabinet d’avocats invoque « dans la lettre de rupture des griefs […] infondés » et qu’il agit « soudainement et brutalement alors que la relation contractuelle se déroulait à la satisfaction mutuelle des parties »

2) « Il résulte des articles 1134, alinéa 3, et 1147 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n 2016-131 du 10 février 2016, que l’avocat collaborateur libéral peut obtenir la réparation du préjudice causé par des faits de harcèlement moral caractérisant un manquement aux obligations essentielles inhérentes au contrat de collaboration et que la responsabilité de l’associé auteur du harcèlement peut être engagée à titre personnel »

Nature du contrat de collaboration. – L’analyse des deux solutions impose au préalable de rappeler la nature du contrat de collaboration libérale. Les sources sont les suivantes. L’article 18, II, du la loi n° 2005-882 du 5 août 2005 a posé la définition selon laquelle « a la qualité de collaborateur libéral le membre non salarié d’une profession mentionnée au I qui, dans le cadre d’un contrat de collaboration libérale, exerce auprès d’un autre professionnel, personne physique ou personne morale, la même profession ». Le texte, tout en renvoyant aux dispositions spéciales applicables à chaque profession libérale concernée, ajoute quelques principes généraux : « le collaborateur libéral exerce son activité professionnelle en toute indépendance, sans lien de subordination. Il peut compléter sa formation et peut se constituer une clientèle personnelle » ; le contrat, établi par écrit sous peine de nullité, doit « préciser […] les conditions d’exercice de l’activité, et notamment les conditions dans lesquelles le collaborateur libéral peut satisfaire les besoins de sa clientèle personnelle » ; « les articles 1er à 4 et 7 à 10 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations s’appliquent à tout contrat de collaboration libérale, y compris lors de sa rupture ». Concernant spécialement le contrat de collaboration libérale d’avocat, l’article 7 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 prévoit les différentes formes selon lesquelles l’avocat peut exercer sa profession. En particulier, l’avocat peut exercer en qualité de salarié ou de collaborateur libéral. Dans ce dernier cas, les conditions de la collaboration sont précisées par les articles 129 et suivants du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, renvoyant encore au règlement intérieur national (RIN) qui peut être complété par des règlements intérieurs propres à chaque barreau. Le collaborateur exerce donc auprès « d’un avocat ou d’une association [AARPI sans personnalité morale comme une société en participation] ou société d’avocats ou d’une société ayant pour objet l’exercice de la profession d’avocat » (Loi n° 71-1130 du 31 déc. 1971, art. 7). Le RIN complète le dispositif en précisant, en son article 14.1, que l’« avocat consacre une partie de son activité au cabinet d’un ou plusieurs avocats » ; « le cabinet et le collaborateur libéral déterminent les conditions de l’organisation matérielle du travail du collaborateur. Ces conditions doivent tenir compte du temps et des moyens effectifs nécessaires au traitement de la clientèle personnelle du collaborateur libéral » ; « l’avocat avec lequel il collabore doit mettre à sa disposition, dans des conditions normales d’utilisation, les moyens matériels nécessaires aux besoins de sa collaboration et au développement de sa clientèle personnelle » (RIN, art. 14.3). L’avocat collaborateur est pleinement intégré au sein du service organisé du cabinet et gère principalement la clientèle du cabinet ; ainsi s’explique le fait que « l’avocat est civilement responsable des actes professionnels accomplis pour son compte par son ou ses collaborateurs » (Décr. n° 91-1197 du 27 nov. 1991, art. 131). Dans un arrêt du 5 juillet 2017, la Cour de cassation en a logiquement déduit, reprenant la position des juges du fond que « le nécessaire droit de regard du cabinet sur les agissements des collaborateurs, dont le corollaire est l’évaluation régulière de leur activité, ainsi que l’obligation de renseignement quotidien du logiciel informatique, outil de gestion administrative pour faciliter l’organisation du cabinet et assurer l’établissement des factures dues par les clients, ne portaient pas atteinte à l’autonomie de l’avocat » (Civ. 1re, 5 juill. 2017, n° 16-22.183, Dalloz actualité, 25 juill. 2017, obs. A. Portmann ; D. 2017. 1479 ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; D. avocats 2017. 321, obs. F. Naftalski et Mounira Mohajri ).

Le rappel des différents textes, identifiant l’objet et le but du contrat, révèle que la collaboration libérale est un contrat de prestation de service, intuitu personæ (P. Bazier, L’intuitus personæ dans le contrat, 2020, Wolters Kluwer, UCLouvain), relationnel (C. Boismann, Les contrats relationnels, préf. M. Fabre-Magnan, PUAM, 2005) et de situation pour le collaborateur (M. Cabrillac, Remarques sur la théorie générale du contrat et les créations récentes de la pratique commerciale, Mélanges G. Marty, Univ. Toulouse, 1978, p. 235) ou de dépendance économique : « Les contrats de dépendance, qu’ils soient à sujétion parfaite ou à sujétion imparfaite, se caractérisent par la dépendance économique de l’assujetti à l’égard de son partenaire privilégié. C’est précisément cette dernière qui constitue le moyen de pression » ; « l’assujetti participe à l’entreprise ou l’activité de son partenaire privilégié, en concourant à son développement et à sa prospérité. Il s’ensuit qu’il est possible de définir les contrats de dépendance comme des contrats régissant une activité professionnelle dans laquelle l’un des partenaires, l’assujetti, se trouve tributaire pour son existence ou sa survie, de la relation régulière privilégiée ou exclusive qu’il a été établie avec son cocontractant, le partenaire privilégié, ce qui a pour effet de le placer dans sa dépendance économique et sous sa domination » (G. Virassamy, Les contrats de dépendance. Essai sur les activités professionnelles exercées dans une dépendance économique, préf. J. Ghestin, LGDJ, 1986, p. 162).

La nature du contrat de collaboration libérale justifie alors une appréciation singulière du comportement du cocontractant dominant lors de l’exécution ou de la rupture du contrat à l’aune de la bonne foi contractuelle (v., B. Fages, Le comportement du contractant, préf. J. Mestre, PUAM, 1997). Même si une partie de la doctrine a été réticente à reconnaître des devoirs au sein d’un rapport contractuel qui ne serait que générateur d’obligations au sens strict (P. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat. Essai d’une théorie, préf. R. Bout, LGDJ, 2000), le « microcosme » d’un contrat modifie nécessairement la portée du devoir de bonne foi (R. Demogue, Traité des obligations en général, t. VI, éd. Rousseau, 1931, spéc. §§ 3, 12, 29). Si « l’obligation de bonne foi suppose l’existence de liens contractuels » (Civ. 3e, 14 sept. 2005, n° 04-10.856 P, D. 2006. Jur. 761, note Mazeaud ; JCP 2005. II. 10173, note Loiseau ; RTD civ. 2005. 776, obs. Mestre et Fages ; Civ. 1re, 28 mars 2000, n° 97-18.737 P ; 7 nov. 2006, n° 04-13.454 P, visant l’« obligation contractuelle de bonne foi, implicitement déduite des articles 1134, alinéa 3, et 1135 du code civil »), cette immersion dans le champ contractuel ne signifie pas qu’elle soit une obligation spécialement définie ; sa nature contractuelle ne lui ôte pas sa généralité et son indétermination originelle ; la bonne foi contractuelle est par essence fonctionnelle ; son intensité et ses expressions dépendent de l’objet et du but du contrat en cause (R. Jabbour, La bonne foi dans l’exécution du contrat, préf. L. Aynès, LGDJ, 2016). Depuis l’ordonnance portant réforme du droit des contrats, sa réaffirmation, à l’article 1104 du code civil que « les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi » confirme son rôle de norme comportementale dans l’exécution des obligations et des prérogatives contractuelles.

Abus dans la résiliation du contrat de collaboration : la condamnation des griefs infondés

Le principe est acquis : « La règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle » (Com. 10 juill. 2007, n° 06-14.768 P). Tout dépend alors de la finalité de la prérogative en cause. En matière de contrat de collaboration libérale à durée indéterminée, la Cour de cassation transpose le principe général garantissant la liberté individuelle (Cons. const. 9 nov. 1999, n° 99-419 DC, en application de l’art. 4 de la DDH, D. 2000. 424 , obs. S. Garneri ; RTD civ. 2000. 109, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 870, obs. T. Revet ) : « Si une partie peut résilier un contrat de collaboration dans le respect des modalités prévues sans avoir [à] justifier d’un quelconque motif » (RIN, art. 14.4. ; C. civ., art. 1201), « elle engage sa responsabilité en cas d’abus dans l’exercice de ce droit ».

La théorie de Porcherot (E. Porcherot, De l’abus de droit, thèse Dijon, 1901-1902, p. 215), reprise et amplifiée par Josserand, s’est imposée : « On abuse de son droit quand, restant dans ses limites, on vise un but différent de celui qu’a eu en vue le législateur ». Trop souvent, des auteurs confondent la « finalité sociale » des droits avec le contrôle de légitimité de leur exercice. Cette confusion est l’œuvre de Josserand (De l’esprit des lois et de leur relativité. Théorie dite de l’abus des droits, préf. D. Deroussin, éd. 1939, réimp. Dalloz, 2006, p. 400 s., nos 296 s.) et de sa critique par Ripert (Abus ou relativité des droits. À propos de l’ouvrage de M. Josserand, Rev. crit. législ. et jur. 1929, p. 33 s.). Déclarer que tout droit poursuit une finalité sociale n’impose pas nécessairement un contrôle de la légitimité de ses motifs lorsque l’auteur ne les a pas dévoilés. Au contraire, dès lors que la finalité du droit de résiliation est l’expression de la liberté individuelle de son titulaire, il est permis de garder secrets ses motifs ; la résiliation d’un contrat à durée indéterminée est discrétionnaire au sens étymologique du terme (Y. Pagnerre, L’extinction unilatérale des engagements, préf. J.-M. Olivier, avant-propos B. Teyssié, éd. Panthéon-Assas, 2012, nos 820 s.). Mais qu’en est-il lorsque l’auteur de la rupture dévoile volontairement des motifs qui se révèlent faux ? Joue alors la doctrine du « fallacieux prétexte », bien connue en droit du travail et en droit des affaires (Y. Pagnerre, op. cit., n° 856). Si l’invocation d’un motif inexact n’est pas en elle-même une légèreté blâmable (Soc. 9 mai 1946, Gaz. Pal. 1946. 1. 246), devient abusive la rupture d’un contrat d’exercice médical « intervenue en l’absence de toute faute du médecin de façon imprévisible, sur des motifs totalement fallacieux » (Civ. 1re, 6 juill. 2000, n° 98-12.828, RDSS 2001. 314, obs. G. Mémeteau et M. Harichaux ; ibid. 783, obs. G. Mémeteau et M. Harichaux ), ayant pour effet de ternir la réputation du médecin envers les patients (Civ. 1re, 7 oct. 1965, Bull. civ. I, n° 520 ; 31 mai 1960, Bull. civ. I, n° 301). Autre exemple, la révocation d’un mandat social est abusive lorsque les circonstances ou conditions « portent atteinte à la réputation ou l’honneur du dirigeant révoqué » (Com. 3 janv. 1996, n° 94-10.765 P), notamment lorsqu’elle intervient « avec brutalité, par pure malveillance, sous des prétextes fallacieux » (Soc. 22 nov. 1972, n° 71-12.390 P ; v. pour la rupture abusive de contrat de distribution en cas de « recours à une série de motifs délibérément fallacieux », Com. 5 oct. 1993, n° 91-10.408 P, D. 1995. 69 , obs. D. Ferrier ; RTD civ. 1994. 603, obs. J. Mestre ; RTD com. 1994. 347, obs. B. Bouloc ).

L’emploi volontaire d’un faux motif, lors de la rupture d’un contrat relationnel, constitue une atteinte à la dignité de la personne que la finalité du droit de rompre ne saurait justifier (C. civ., art. 16) ; pénalement, c’est au demeurant une diffamation (C. pén., art. R. 621-1 ; Loi du 29 juill. 1881, art. 29).

La solution commentée est alors parfaitement légitime : « La cour d’appel a retenu, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, que la société d’avocats avait mis fin au contrat de collaboration, d’une part, en invoquant dans la lettre de rupture des griefs tirés d’un traitement laxiste des dossiers, de retards ou défauts de traitement et d’une attitude incorrecte avec les secrétaires, stagiaires et assistantes, de l’absence de signalement d’une période de sous-charge ou encore d’une majoration artificielle du temps de travail qui étaient infondés, d’autre part, en agissant soudainement et brutalement alors que la relation contractuelle se déroulait à la satisfaction mutuelle des parties, que les évaluations de M. [X] étaient positives et s’étaient traduites par l’attribution de primes et des augmentations conséquentes de sa rétrocession » ; la cour d’appel « a pu en déduire, malgré le respect d’un délai de prévenance de quatre mois, que la rupture du contrat de collaboration était abusive ». Contrairement à ce qu’affirmait le pourvoi, les juges n’ont nullement exigé de la partie à laquelle il est reproché un abus dans la rupture d’un contrat de collaboration libérale qu’elle justifie de griefs réels et sérieux à l’encontre de son cocontractant. L’arrêt constitue une illustration orthodoxe de la théorie de l’abus du droit de rompre, la Cour prenant même le soin de la distinguer de la brusque rupture (c’est-à-dire sans préavis), faisant l’objet de confusions récurrentes (Y. Pagnerre, op. cit., n° 937). La sanction épouse la nature du préjudice en lien de causalité avec l’atteinte commise par la faute d’abus ; ce n’est pas le préjudice (patrimonial) de rupture qui est réparé, mais le préjudice moral résultant de la violation de l’honneur et de la réputation du collaborateur.

Déloyauté dans l’exécution du contrat de collaboration : la condamnation du harcèlement moral

La notion de harcèlement moral a connu une histoire mouvementée. Originellement, l’expression a été invoquée en droit du travail ; ses prémisses ont été jurisprudentielles en se fondant sur « l’obligation d’exécuter loyalement le contrat de travail » (Soc. 13 juill. 2005, n° 03-44.980, D. 2005. 2243, obs. E. Chevrier , pour des faits antérieurs, à la loi du 17 janvier 2002, JCP S 2005. 1234, note T. Lahalle ; B. Lapérou, La notion de harcèlement moral dans les relations de travail, RJS 6/00 p. 423 ; v. Soc. 24 oct. 1973, n° 72-40.546). « Dans l’exercice de son autorité, l’employeur est donc tenu à la loyauté et à la correction. Il doit respecter la moralité et la dignité du travailleur » (G.-H. Camerlynck, Le contrat de travail, 2e éd., Dalloz, Droit du travail, Tome 1, 1982, nos 216 et 202) ; l’objet de la prestation de travail impliquant la personne du salarié (le corps et l’esprit), sa dignité intègre le champ contractuel et doit être protégée contre des abus du pouvoir de direction, de contrôle et de sanction, « détourné de sa finalité, à savoir l’exécution de la prestation de travail » et l’intérêt de l’entreprise (C. Daburon, Loi relative au harcèlement moral, la reconnaissance tardive d’un risque inhérent à l’activité professionnelle, RJS 2002. 719). Sa reconnaissance légale aux articles L. 1152-1 du code du travail et 222-33-2 du code pénal a permis d’étendre la prohibition aux agissements venant de collègues de travail (autrement appelé le harcèlement horizontal). Mais les textes ne sont pas applicables à des collaborateurs indépendants (Crim. 13 déc. 2016, n° 16-81.253, Dalloz actualité, 19 janv. 2017, obs. C. Benelli-de-Bénazé ; RSC 2017. 281, obs. Y. Mayaud : « la demanderesse exerçait son activité de manière indépendante par rapport à M. Z… et qu’ainsi les faits allégués, à les supposer établis, ne s’inscrivaient pas dans une relation de travail entre eux, la chambre de l’instruction a justifié sa décision au regard de l’article 222-33-2 du code pénal »). C’était l’argument développé par le cabinet d’avocat et l’associé mis en cause pour harcèlement moral dans le cadre de leur pourvoi : « Une condamnation par le juge civil pour harcèlement moral suppose que les conditions posées par l’article L. 1152-1 du code du travail soient réunies et que la victime puisse donc se prévaloir de l’existence d’un contrat de travail ». C’était cependant oublier que le contentieux portait sur la responsabilité civile (et non pénale) in solidum du cabinet et de l’associé, auteur des faits.

Logiquement la Cour de cassation, revenant aux racines des premières solutions jurisprudentielles condamnant le harcèlement moral en droit du travail, juge qu’« il résulte des articles 1134, alinéa 3, et 1147 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, que l’avocat collaborateur libéral peut obtenir la réparation du préjudice causé par des faits de harcèlement moral caractérisant un manquement aux obligations essentielles inhérentes au contrat de collaboration ». La question ne lui étant pas posée, les faits dénoncés ne sont pas précisés par la Cour de cassation ; il est simplement indiqué que « la cour d’appel a retenu que les faits de harcèlement moral imputés à la société d’avocats et à l’associé étaient établis et fait ressortir l’existence d’un tel manquement contractuel ». D’abord, le harcèlement moral suppose un « manquement contractuel » lié « aux obligations essentielles inhérentes au contrat de collaboration ». Ces obligations ont des sources multiples ; certaines sont légales, comme le respect de l’indépendance du collaborateur, la faculté de constituer une clientèle personnelle ou l’interdiction des mesures ou propos discriminatoires ; d’autres sont règlementaires et déontologiques, comme les obligations de laisser du « temps […] au traitement de la clientèle personnelle » et de « mettre à […] disposition, dans des conditions normales d’utilisation, les moyens matériels nécessaires aux besoins de sa collaboration et au développement de sa clientèle personnelle ». Citons en ce sens l’arrêt du 5 juillet 2017 qui avait précisé qu’« une charge de travail, pour le compte de la SCP, importante et sans cadre précis, mais néanmoins habituelle pour cette profession, et des moyens humains et matériels parfois peu adaptés à ses besoins » peut justifier « une indemnisation pour exécution déloyale du contrat sans pour autant remettre en cause la qualification des relations contractuelles des parties » (Civ. 1re, 5 juill. 2017, préc.). Mieux, les relations s’exercent « avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité » et « respecte en outre, dans cet exercice, les principes d’honneur, de loyauté, d’égalité et de non-discrimination, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie » (RIN, art. 1.3 ; v. Paris, 20 janv. 2022, n° 20/08516, relatif à une sanction disciplinaire pour des faits de harcèlement à l’endroit de collaboratrices) ; le RIBP ajoute même, implicitement mais nécessairement, la prohibition du harcèlement (RIBP, Annexe XXII). Il s’ensuit que l’exercice illégitime ou excessif du « droit de regard du cabinet sur les agissements des collaborateurs, dont le corollaire est l’évaluation régulière de leur activité » (Civ. 1re, 5 juill. 2017, préc.) peut nourrir un harcèlement. Enfin, il convient, à notre avis, de s’inspirer de la définition donnée par les textes existants à l’aune de l’abus de pouvoir. Sont constitutifs d’un harcèlement moral à l’endroit d’un collaborateur, les propos ou comportements répétés émanant des associés d’un cabinet, détenteurs d’une autorité de droit ou de fait, ayant pour objet ou effet une dégradation (étymologiquement, une faute) des conditions de la collaboration susceptible de porter atteinte à sa dignité ou à ses droits fondamentaux ou d’altérer sa santé physique ou mentale. La lecture des faits retenus par la cour d’appel de Paris dans cette affaire confirme notre opinion (Paris, 13 oct. 2021, préc. ; v. Civ. 1re, 25 mai 2023, n° 22-10.320). Ne semblent pas condamnables, à l’endroit du cabinet et en l’absence de texte spécial en la matière, les éventuels agissements harcelants commis par des collègues collaborateurs ou salariés du cabinet à l’endroit d’un collaborateur.

La Cour de cassation précise que « la responsabilité de l’associé auteur du harcèlement peut être engagée à titre personnel », pour ajouter que la cour d’appel a pu déduire des faits de harcèlement « que la responsabilité de la société d’avocats et celle de M. [X], à titre personnel, étaient engagées ». D’un point de vue technique, la responsabilité contractuelle du cabinet ne fait aucun doute, même si les faits sont commis par l’un de ses associés qui détient une autorité de droit ou de fait sur les collaborateurs ; civilement, l’associé agit comme un organe ou un représentant de la société (Civ. 2e, 27 avr. 1977, Sté Guerre, Bull. civ. II, n° 108). La responsabilité délictuelle de l’associé aurait mérité quelques précisions ; en effet, seule « une faute intentionnelle d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d’associé », est « de nature à engager sa responsabilité personnelle envers le tiers contractant de la société » (Com. 18 févr. 2014, n° 12-29.752, Dalloz actualité, 28 févr. 2014, obs. X. Delpech ; D. 2014. 764 , note T. Favario ; ibid. 2434, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; JCP E 2014. 1160, note B. Dondero). Or, un harcèlement moral n’est pas nécessairement intentionnel d’un point de vue civil ; la répétition de fautes, même non intentionnelles, peut nourrir un harcèlement (v. Soc. 10 juin 2015, n° 13-22.801 ; 10 nov. 2009, n° 08-41.497, Dalloz actualité, 30 nov. 2009, obs. S. Maillard ; Dr. soc. 2010. 110, obs. C. Radé ; RDT 2010. 39, obs. F. Géa ). La responsabilité de l’associé impose nécessairement qu’en l’espèce, les fautes ont été intentionnellement commises.

Cette solution pourrait avoir une portée qui dépasse la seule hypothèse du contrat de collaboration libérale ; dès lors que la prohibition du harcèlement moral repose sur la bonne foi contractuelle, elle pourrait être reconnue dans tous les contrats relationnels, comme les mandats sociaux (lorsque des dirigeants minoritaires ou non associés subissent des atteintes à leur honneur de la part des associés) ou encore les membres d’un réseau de distribution intégré. Toutes ces réflexions laissent alors le mystère originel entier : pour quelles raisons la Cour de cassation n’a pas publié cet arrêt ?