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M. Guénaire, Pierre Gide. Une vie d’avocat

Pierre Gide (1886-1964) est à l’origine d’un cabinet d’avocats mondialement reconnu dans le domaine des affaires. Michel Guénaire propose une biographie érudite et très claire de l’homme qui en est le fondateur, posant ainsi les premières pierres d’un champ historique encore très largement inexploré, celui des grandes structures internationales d’exercice, dont l’identité et la spécificité sont souvent intimement liées à leurs conditions de formation.

par Thibault de Ravel d'Esclaponle 20 octobre 2020

Michel Guénaire attache beaucoup d’importance à la belle photographie de Pierre Gide (1886-1964), prise en 1930 au palais de justice de Paris alors qu’il est aux côtés de sa cliente, Pauline Parker, une danseuse de music-hall dont il s’occupe du divorce. Il a raison. Le cliché rend indiscutablement hommage à l’homme dont il entreprend avec réussite la biographie. Fin, élégant, le port fier, l’avocat a un regard envoûtant, le regard d’un homme affirmé qui sait ce qu’il fait et ce qu’il veut. Et c’est bien là l’une des caractéristiques de cet incroyable avocat : sa remarquable pugnacité, qu’il a su mettre à profit dans le monde des affaires de l’époque et qui lui a permis d’enfanter de ce qui est aujourd’hui l’un des plus importants cabinets d’avocats d’affaires français, de dimension internationale.

Gide. Ce court patronyme résonne souvent aujourd’hui, cent ans après, en droit. On y travaille, on s’y associe. Quelle formidable prospérité ! Le nom est devenu, bien sûr, le symbole d’une certaine manière d’exercer le droit et de pratiquer le métier. Celle-ci a parfois été redoutable pour Pierre Gide, l’isolant à plusieurs reprises de ses confrères, mais elle a assurément fait ses preuves. Cette « douce revanche de l’histoire » (p. 15) méritait bien une biographie, ce à quoi s’est attelé avec érudition, et à partir de sources restreintes par la force des choses (dont les archives privées du cabinet), Michel Guénaire, lui-même associé de la structure fondée par l’homme qui est devenu son sujet. L’ouvrage aurait pu être une hagiographie, se bornant à conter l’histoire merveilleuse du cabinet Gide. Il n’en est rien. Tout d’abord, Michel Guénaire ouvre toutes les portes, compulse tous les dossiers – dont celui de l’Occupation et des opinions politiques – et se forge des convictions. Ensuite, la biographie de Pierre Gide est surtout l’un des premiers et très utiles linéaments d’une histoire plus générale qui reste à écrire, celle des cabinets d’avocats d’affaires. Le sujet ne doit pas être négligé. Sociologiquement et économiquement, ils représentent une part très significative du barreau, pour ce qui concerne le cas français (et bien plus lorsque l’on s’intéresse au monde anglo-saxon). Ce mode d’exercice du droit constitue une rupture historique très nette avec la traditionnelle vision d’un avocat seul, sans associé, ce que souligne Michel Guénaire. En bref, la vie de Pierre Gide, intéressante à de nombreux des égards, est une excellente porte d’entrée pour tenter de comprendre comment se construisent ces cabinets d’ampleur gigantesque et peut-être le moyen de saisir dans quelle mesure il existe, à ce niveau, une certaine spécificité française.

Michel Guénaire relate avec beaucoup de soin la vie de cet homme né à Cherbourg, d’une mère d’origine lorraine et d’un père officier haut-rhinois, ayant opté pour la nationalité française en 1870. Du reste, c’est dans les passionnants entrelacs de la généalogie que l’on retrouve les liens avec l’illustre cousin, André, qui avait embrassé, pour le bonheur des lettres, une tout autre carrière. Les réalisations professionnelles ultérieures de Pierre Gide paraissaient écrites. Sous l’heureux parrainage d’un parent, Louis Sarrut, qui devient premier président de la Cour de cassation, il donne très vite une dimension internationale à son parcours. Il part pour Londres, s’inscrit et est admis à Lincoln’s Inn en 1908. La société anglaise de l’époque, le pragmatisme britannique : tout cela doit le séduire. Et en 1911, il prête serment comme barrister at law. Tout à la fois avocat dans les deux pays, son appétence pour l’étranger – en témoignera son expérience ultérieure à Tanger – ne pouvait que le servir pour le développement de son projet. Comme beaucoup, la guerre de 1914-1918 le surprend et l’emporte. Opérant comme agent de liaison, il est blessé. Il revient à Paris. En 1920, il ouvre son cabinet. Les années 1930 signent le temps des « années heureuses ». L’installation avenue Georges V marque le développement du cabinet. Les clients sont principalement des sociétés, françaises comme étrangères. Les Mines de potasse d’Alsace, dont il est l’avocat, le conduisent à New York. La réputation de Gide s’installe et il s’entoure de collaborateurs, dont la fidèle Lucienne Frochot qui restera toute sa vie à ses côtés. Pierre Gide acquiert une fort jolie propriété, la Chaintraie, en Eure-et-Loir. Pour autant, l’homme n’apparaît pas dispendieux et manifeste un rapport très raisonnable avec l’argent, comme le souligne Michel Guénaire. L’aventure Gide commence. Elle ne s’arrêtera pas.

L’auteur consacre de longs passages à l’époque de l’Occupation et l’on sent effectivement que la question fondamentale était celle qui a dû hanter tout homme d’affaires de l’époque : fallait-il rester à Paris ? Fallait-il aller au contact direct des ennemis pour défendre l’intérêt des clients ? Gide retourne dans la capitale. À cette époque, l’ambassade des États-Unis lui confie certaines affaires et il intervient, en tant qu’avocat, dans des dossiers qui lui seront reprochés à la Libération (dont l’affaire des Mines de Bor), en dépit de ses liens avec la Résistance qui ne sont pas de la dernière heure (p. 126-127). S’il est totalement disculpé sur le plan pénal, une suspension de trois ans, au niveau disciplinaire, est prononcée contre lui, quand pourtant la décision du Conseil relève également sa participation à la Résistance. Avec beaucoup de pédagogie, les développements de Michel Guénaire permettent de comprendre l’extrême complexité de cette période. Quoi qu’il en soit, Gide ne comprend pas et préfère démissionner. Il ressort profondément meurtri de cette expérience.

Mais l’homme renaît. En 1954, il est réintégré au barreau de Paris. Gide songe alors à la suite. Son sens du travail collectif peut pleinement s’épanouir. À la différence de nombreux confrères, Gide n’est pas un homme au singulier. Il se décline au pluriel. Le travail en équipe est important. Il s’est toujours entouré de collaborateurs : Lucienne Frochot, Pierre Gastambide, Raoul Rabinerson, Jean Sarrut, Jehan Burguburu, et d’autres. Puis arrivent dans son cabinet deux jeunes : Jean Loyrette et Philippe Nouel. Dès que l’association est officiellement possible, celle-ci est créée en 1957, ce qui en fait la plus ancienne du barreau de Paris (p. 208). Quelques années plus tard, Lucienne Frochot rejoint l’association. Le fondateur finit par quitter le navire et se retire à Cannes, où il décède en 1964. Pierre Gide n’a guère pu survivre à son départ. En actif qu’il était, en homme de terrain sans cesse en mouvement, cela n’a rien de surprenant. Mais l’aventure Gide, avec le style Gide, lui aura survécu. Et pour parvenir à un tel résultat, il fallait bien une vie d’avocat.

 

M. Guénaire, Pierre Gide. Une vie d’avocat, Perrin, coll. « Biographie », 2020.