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Les magistrats ne sont pas tous logés à la même enseigne

L’association des magistrats intégrés et issus des concours complémentaires et exceptionnels (AMICCE) constate « une réelle dégradation des conditions de recrutement et de déroulement de carrière » des magistrats issus des voies latérales.

par Marine Babonneaule 4 janvier 2016

Ils représenteraient environ 26 % du corps de la magistrature1, qui compte plus de 8 000 personnes. Ce n’est pas rien. Car à côté du concours traditionnel de l’École nationale de la magistrature (ENM) ouvert aux étudiants, il existe une myriade de modalités de recrutements : nomination directe en qualité d’auditeur, deux concours destinés aux fonctionnaires et aux juristes privés, un concours « complémentaire » ouvert aux personnes expérimentées, intégration directe, nomination directe aux fonctions de magistrats hors hiérarchie, les recrutements temporaires… « Depuis 1972, 100 000 candidatures ont été déposées en vue d’intégrer ce corps et 17 % étaient des candidatures à un concours latéral », précisent Florence Audier, Maya Bacache-Beauvallet et Eric Matthias dans une étude de septembre 2013 publiée par le GIP Droit et Justice. Ainsi, en dix ans, il y a eu 342 admis au concours « complémentaire », 372 intégrés ou encore 552 nommés sur titre en qualité d’auditeurs de justice. « L’ouverture de la magistrature à des profils variés constitue une opportunité d’accroître les compétences disponibles au service des missions confiées à l’autorité judiciaire », écrit David Cadin, président de l’AMICCE. Il s’agit également de pourvoir, plus ou moins rapidement, les postes laissés vacants par manque de moyens humains. Comme le précise une magistrate, issue de l’ENM, « la formation d’un magistrat issu du concours complémentaire, c’est moins de 9 mois, tandis que celle d’un auditeur de justice, c’est 31 mois. Les résultats des concours "normaux" et complémentaires viennent de tomber presque en même temps, en décembre. Les concours complémentaires prendront leur poste fin septembre 2016, les auditeurs prendront le leur en septembre 2018 ». Les concours complémentaires sont désormais annuels (entre 2006 et 2010, il n’y en a eu aucun). En 2015, 79 candidats ont été admis et la Chancellerie devrait maintenir les concours en 2016 et 2017. Entre le 1er juillet 2013 et le 30 juin 2014, la commission d’avancement s’est prononcée sur 195 demandes d’intégration directe dans la magistrature avant le stage probatoire et 39 demandes après stage. Quelque 33 % auront un avis favorable. C’est que la sélection est rude, personne ne le conteste d’ailleurs2.

Si les magistrats « latéraux » sont « heureux » de leur affectation et ne regrettent pas d’avoir quitté leurs anciens jobs pour intégrer la magistrature, l’AMICCE évoque « une réelle dégradation des conditions de recrutement et de déroulement de carrière » de ces magistrats. « Il y a la voie normale – l’ENM pour les étudiants – et les voies supplétives, nous », résume David Cadin, interrogé. À commencer par l’arrivée dans la profession. Outre une rapide – trop rapide, selon certains – formation à l’ENM (une semaine pour certains, un mois pour d’autres), les candidats doivent effectuer un stage probatoire de six mois, sans possibilité de redoublement contrairement aux auditeurs (filière ENM). Les intégrés, issus notamment du secteur privé et ne passant pas de concours, ne sont pas rémunérés pendant cette période et, selon la note de l’AMICCE, ils « sont évalués sur leur aptitude à l’ensemble des fonctions », tandis que d’autres candidats, passés par d’autres voies, ne suivent le stage que dans les fonctions non spécialisées du siège et du parquet. Étrangement, à l’issue de ces stages probatoires, un jury déclarera apte un candidat issu du concours complémentaire tandis que, pour un intégré, le jury ne propose qu’un avis, la décision finale appartenant à la commission d’avancement. Des « différences subtiles » qui « apparaissent difficiles à justifier », note David Cadin. Autre incohérence, l’organisation des calendriers des concours complémentaires : les écrits ont lieu en septembre, les oraux en novembre, les résultats mi-décembre pour un début de formation… en janvier. « J’ai eu quinze jours pour clôturer mon cabinet ! Autant vous dire que c’est mission impossible. Vous traînez ça comme un boulet », raconte cette ancienne avocate. « Moi, j’ai liquidé mon cabinet en quinze jours, j’ai cédé gratuitement ma clientèle tout en assurant la transmission des dossiers, pas facile », ajoute un autre avocat devenu également magistrat. Pour les salariés, ce n’est guère plus pratique. Comme le constate l’AMICCE, « le délai de préavis en cas de démission est généralement fixé à trois mois. Les candidats admis doivent s’organiser dans l’urgence pour rejoindre Bordeaux et sont placés dans une situation inconfortable vis-à-vis de leur ancien employeur ». Sans parler de l’absence de prise en compte des situations personnelles et familiales des uns et des autres. Résultat : les candidats peuvent parfaitement être envoyés à l’autre bout de la France. Une situation qui peut d’ailleurs être répétée lorsque ces hommes et femmes sont finalement recrutées. Selon une magistrate, « La DSJ a beaucoup de mal à gérer l’organisation géographique des affectations des voies latérales car ce serait compliqué de faire entendre aux autres magistrtas que les nouveaux leur passent devant dans des régions où les postes sont très demandés ».

Pour cette ancienne directrice juridique, devenue magistrate par l’intégration directe, tout ceci s’est révélé être un sacré parcours du combattant de plus de deux ans. « Entre le dépôt du dossier et le décret de nomination, il faut réussir à gérer ! C’est aberrant et hors de toute réalité économique. J’ai eu la chance d’avoir un employeur qui a bien voulu me reprendre à la suite du stage probatoire – non rémunéré – en attendant d’avoir les résultats finaux ». De quoi décourager plus d’un candidat potentiel… Lors du stage, « on n’est pas forcément très bien reçus, raconte l’avocate. Beaucoup de magistrats sont encore très réfractaires à l’idée de voir des candidats différents. On a l’impression que le corps n’attend rien de vous et que l’expérience n’a servi à rien. C’est vrai aussi de la part de la direction des services judiciaires (DSJ) ». Car c’est là un autre constat partagé par les « voies latérales » : une prise en compte quelque peu byzantine des années de travail « d’avant » qui les bloquent d’un point de vue financier et hiérarchique. « Les magistrats issus de l’intégration et des concours complémentaires ont tous a minima huit à dix ans d’expériences professionnelles et 35 ans », précise David Cadin. Par exemple, « une personne disposant de douze années d’expérience professionnelle, dont deux en qualité de non-cadre, bénéficiera d’une reprise indiciaire de 2,9 ans ». Conséquence, ces magistrats se retrouvent bloqués au dernier échelon du second grade pendant plusieurs années « depuis la mise en place de la grille “écrasée” en 2002, sans évolution réelle de leur rémunération jusqu’à ce qu’ils rejoignent le premier grade ». Il y a donc, logiquement, très peu de recrutements directement au premier grade.

Selon le rapport du GIP Droit et Justice de 2013, « ils sont souvent cantonnés en TI ou en TGI, et nettement sous-représentés parmi les plus hautes fonctions hiérarchiques, ce qui peut être dû à leur relativement faible ancienneté dans le corps […] 37 % ont vu leurs revenus diminuer, parfois lourdement, c’est le cas de ceux qui viennent des professions libérales ». L’avocate, passée par le concours complémentaire, a exercé pendant quinze ans. « Financièrement, c’est déjà pas génial. Je suis magistrate du second grade et il va falloir que j’attende encore cinq ans pour passer au premier. C’est trop long et ça ne tient pas compte de notre expérience. Nous ne sommes pas traités de la même manière ». Des propos qui se répètent. « On ne tient pas compte du passé, je suis substitut, je suis ravi mais tout ce que j’ai acquis par le passé n’apporte rien », dit l’avocat. Quant à l’ancienne directrice juridique, avec ses dix-sept années de pratique, elle ne comprend pas pourquoi son parcours n’est pas pris en compte dans son dossier. « Une fois intégré, la DSJ ne se base que sur le dossier administratif qui ne dit rien de votre passé. J’ai vu des situations aberrantes d’anciens fiscalistes non utilisés par les parquets financiers, par exemple. En somme, on existe qu’à partir de notre arrivée. Nous sommes des “jeunes” magistrats ». « Moi, j’étais spécialiste en droit d’auteur pendant plus de quinze ans et j’ai été assesseur pendant longtemps ! On nous considère comme des gamins », explique un ancien juriste.

David Cadin a donc pris l’occasion de la présentation du projet de loi organique relatif à l’indépendance et l’impartialité des magistrats et à l’ouverture de la magistrature sur la société – dont l’intitulé a été modifié depuis son passage au Sénat – pour se faire entendre. Plusieurs magistrats de l’AMICCE ont été entendus par les sénateurs et, le 7 décembre, par la Direction des services judiciaires. « La DSJ nous a indiqué travailler sur les possibilités de paiement des magistrats intégrés pendant leur stage probatoire. Ce projet doit encore être finalisé avant d’être déployé », se félicite le magistrat. De nombreuses propositions ont également été présentées, comme la révision du calendrier des concours complémentaires ou la meilleure prise en compte de l’expérience. « Nous voulons simplement appuyer une vision d’ensemble pour qu’il y a ait une voie latérale digne de ce nom. Vous croyez que c’est attractif de dire qu’une personne va rester six à sept ans au même niveau ? », interroge David Cadin. Car le risque, à terme, est de dissuader les candidats. « Cette dégradation est insatisfaisante pour l’ensemble des parties concernées. Du point de vue du ministère, l’investissement dans le recrutement et la formation de magistrats ne permet pas de pourvoir tous les postes proposés. Du point de vue des candidats, l’hésitation à rejoindre une profession peu reconnaissante de leurs talents est grande ». La Chancellerie n’est pas très loquace concernant les recrutements latéraux. Situation paradoxale à un moment où les juridictions, comme à Bobigny et Créteil récemment (V. Dalloz actualité) et les syndicats de magistrats rappellent continuellement au gouvernement le manque criant d’effectifs. Dans un courrier du 23 novembre, Virginie Duval, présidente de l’USM, rappelait à François Hollande que « pour se hisser au niveau moyen des pays du Conseil de l’Europe, la justice française devrait compter 12 700 magistrats du siège et 7 800 magistrats du parquet alors qu’en 2015, l’effectif total des magistrats en activité en France est de 8 015 ».

 

 

Les différentes voies pour devenir magistrat

  • 1er concours : ouvert aux titulaires d’un diplôme bac + 4 au minimum, âgés de 31 ans au plus. Formation à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) rémunérée de 31 mois
  • 2e concours : ouvert aux fonctionnaires ou aux agents publics depuis au moins 4 ans, âgés de 48 ans au plus. Formation à l’ENM rémunérée de 31 mois
  • 3e concours: ouvert à ceux justifiant au moins 8 ans d’activité dans le secteur privé, âgés de 40 ans au plus. Formation à l’ENM rémunérée de 31 mois
  • Les recrutements sur dossier : la nomination directe en qualité d’auditeur de justice à l’ENM ( avoir 31 ans au moins et 40 ans au plus; être titulaire d’une maîtrise en droit et justifier de 4 années d’exercice professionnel dans le domaine juridique, économique ou social ou être docteur en droit et posséder un autre diplôme d’études supérieures ou être allocataire d’enseignement et de recherche en droit, ayant exercé cette fonction pendant 3 ans après l’obtention de la maîtrise en droit et posséder un diplôme d’études supérieures dans une discipline juridique) et l’intégration directe dans le corps judiciaire (avoir 35 ans au moins ; être titulaire d’un diplôme sanctionnant une formation d’une durée au moins égale à 4 années d’études après le baccalauréat - non exigible pour les greffiers en chef des services judiciaires et les fonctionnaires de catégorie A du ministère de la Justice - ; justifier de 7 années au moins d’exercice professionnel ou justifier de 17 années au moins d’exercice professionnel
  • Les concours complémentaires sont enfin organisés ponctuellement pour les personnes âgées de 35 ans au moins ayant une expérience professionnelle de 10 ans. Contrairement aux 2ème et 3ème concours, ces concours donnent accès à une formation condensée de 7 mois, au lieu de 31 mois, compte tenu des acquis professionnels antérieurs des candidats.
    Source : site du ministère de la justice

 

 

 

1 Les magistrats entrés par la voie latérale, par Florence Audier, Maya Bacache-Beauvallet, Eric Mathias, rapport au GIP Droit et justice, sept. 2013.
2 Selon le rapport d’activité de la commission d’avancement 2013-2014, les qualités attendues du candidat sont : « l’ouverture d’esprit (ouverture sur la société, intérêt porté à l’actualité, aux grandes réformes…), personnalité (capacité à exprimer des idées personnelles et non les idées que le candidat suppose être celles des rapporteurs, capacité à prendre position, à trancher…), adaptabilité (capacité à changer de métier et à exercer tous types de fonction, en différents lieux…), disponibilité, sincérité du projet qui doit être réfléchi, capacité d’écoute, humilité, capacité à se remettre en cause, capacité d’analyse et de synthèse, connaissances juridiques, aptitude à les utiliser et à les actualiser, prise en compte de la dimension humaine ».