Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Magistrature administrative : état des lieux

Mieux dotée que la juridiction judiciaire, la justice administrative absorbe depuis quelques années des contentieux de masse et malgré ses bons résultats, le Conseil d’État, sa plus haute instance, a pu voir le moral des troupes fléchir. Retour sur un ordre encore mal connu, aux procédures écrites, aux profils hétéroclites, à travers le témoignage de magistrats de toute la France, la parole des syndicats et de membres du Conseil d’État.

par Anaïs Coignac, journalistele 7 septembre 2022

« Un grand paquebot »

« J’ai l’impression d’appartenir à un grand paquebot », lance Emmanuelle Marc, 48 ans, rapporteure publique au tribunal administratif de Versailles. Une grosse machine avec à son bord 1 206 magistrats (contre environ 8 600 dans le judiciaire) et 1 654 agents des 42 tribunaux administratifs et des 9 cours administratives d’appel, auxquels s’ajoutent 671 agents de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), au 31 décembre 2021. Le Conseil d’État (CE), instance suprême, est aux commandes avec ses 239 membres en activité. « Nous avons un fort sentiment d’appartenance. Ici la solidarité compte beaucoup », souligne l’ex-professeure d’université en droit public, partie en détachement en 2013, par « honnêteté intellectuelle » envers ses étudiants, afin de leur parler des procédures contentieuses et de l’office du juge en connaissance de cause, puis intégrée en 2018. « Mon idée était de revenir. Et puis j’ai adoré. C’est un métier très vivant, varié, et dur à la fois. » Entre les cours d’amphithéâtre qu’elle animait et les corrections de jugements par le président de chambre, il aura fallu s’adapter. « Nous sommes dans une remise en question permanente et collégiale. Le jugement est un mille-feuille auquel tout le monde participe », constate la magistrate. De plus, « l’investissement humain et le rythme sont soutenus car la machine tourne en permanence et nous sommes confrontés à des enjeux sociétaux ». La juge traite en priorité du contentieux des étrangers qui représente 48 % des dossiers. Soit « un dossier sur deux », sachant que les mesures d’éloignement sont « très peu exécutées ». Les requêtes en droit des étrangers ne cessent d’affluer dans son tribunal, à l’image de toute l’Île-de-France, atteignant des records en 2021. « Cela reflète la réalité des mouvements migratoires. Ils contestent les refus de titre de séjour et les reconduites à la frontière », commentait l’ex-vice-président du Conseil d’État, Bruno Lasserre, en visite, en septembre 2021, à Versailles pour le bilan annuel selon Le Parisien. Le tribunal administratif de Versailles compte 9 chambres dont une pour les procédures d’urgences en référés, 39 magistrats, 80 avec le personnel de greffe, une parité respectée et une moyenne d’âge de 40 ans environ. Emmanuelle Marc se félicite de la diversité des profils autour d’elle : une ancienne magistrate judiciaire, une ancienne conseillère aux affaires étrangères, et un ex-commissaire de police, référent risques psychosociaux (RPS). « Nous sommes un petit corps, bien doté, et le Conseil d’État est vigilant par rapport à nos besoins. »

Même constat chez Christophe Tukov, 51 ans, lui aussi resté dans l’ordre administratif après deux détachements de son « corps de cœur », le judiciaire. « J’avais le sentiment de ne pas avoir les moyens de bien faire mon travail, c’est ce qui a principalement motivé mon départ », justifie-t-il. « Le judiciaire et l’administratif sont deux mondes différents. Ici, on arrive à conserver un délai de traitement raisonnable notamment grâce aux moyens octroyés, avec des efforts de recrutement de magistrats et d’aides à la décision ». L’ex-vice-président en charge de l’instruction à Nice a définitivement intégré le tribunal administratif de Nice, en 2014. Depuis, il a été président vacataire à la CNDA et il exerce désormais en tant que président de la chambre des urgences avant de rejoindre le tribunal administratif de Montreuil à la rentrée. Un « contentieux sensible », avec des mesures d’assignation à résidence ou d’interdiction de participer à des manifestations, des fermetures de lieux de culte, et des référés-libertés et indemnitaires qui arrivent chaque semaine. « La culture de l’urgence n’est pas celle du juge administratif et j’étais le seul à vouloir ce poste », explique-t-il. A son arrivée dans l’ordre, en 2004, et avant d’étoffer son parcours, Christophe Tukov s’était senti « tout petit » auprès de ses collègues aux « parcours très divers et très riches, avec beaucoup d’énarques ». À Nice, ils seront 26 magistrats à la rentrée, répartis dans six chambres, avec une trentaine de greffiers et d’agents affectés.

Activité croissante et contentieux de masse

En 2021, les tribunaux administratifs ont enregistré 241 384 affaires nouvelles, soit une augmentation de 15 % par rapport à 2020, et 4 % de plus qu’en 2019, avant le covid. Sans surprise, le contentieux des étrangers (obligations de quitter le territoire jugées en 3 mois (OQTF), « OQTF 6 semaines », procédures « 96 heures », contentieux de l’asile) représente 42 % de ces nouvelles affaires, soit 28 % de plus qu’en 2020 et 7 % de plus qu’en 2019. Autre matière croissante : le contentieux social, des litiges relatifs à l’aide sociale, au RSA, au logement et aux droits des chômeurs, représente 13 % des affaires enregistrées. 11 % de plus qu’en 2020, et 2 % par rapport à 2019. La loi relative au droit au logement opposable dite Dalo, de mars 2007, votée sous Nicolas Sarkozy (47 % du contentieux social), augmente de 15 % par rapport à 2020 et de 8 % par rapport à 2019. « Entre 2009 et 2019, les tribunaux administratifs ont vu leur activité augmenter de 34 %, avec des dossiers beaucoup plus lourds. Pourtant, le nombre de magistrats recrutés n’a pas suivi en proportion », cible Maguy Fullana, présidente du Syndicat de la juridiction...

Il vous reste 75% à lire.

Vous êtes abonné(e) ou disposez de codes d'accès :