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Marque : de la notion d’usage dans la vie des affaires

Une personne n’ayant pas une activité commerciale à titre professionnel qui reçoit, met en libre pratique dans un État membre et stocke des produits manifestement non destinés à l’usage privé, qui lui ont été expédiés depuis un pays tiers et sur lesquels un signe, sans le consentement du titulaire est apposé, fait usage de la marque dans la vie des affaires.

par Flora Donaudle 25 mai 2020

Le renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a été mis en œuvre dans le cadre d’une procédure pénale ouverte pour contrefaçon à l’encontre d’une personne physique domiciliée en Finlande, ayant réceptionné, mis en libre pratique et conservé cent cinquante roulements à billes qui lui avaient été expédiés depuis la Chine, et sur lesquels était apposée la marque internationale verbale INA, déposée pour désigner des « Roulements » ; procédure à laquelle s’est jointe en tant que partie civile le titulaire de cette marque.

Si, devant le tribunal de première instance de Helsinki, le prévenu a été relaxé au plan pénal faute d’élément intentionnel, mais condamné au plan civil, notamment à verser des dommages et intérêts au titulaire de la marque, le Helsingin hovioikeus a, au contraire de la décision précédente, estimé que la demande portant sur les intérêts civils n’était pas fondée, car l’appelant n’avait pas fait usage dans la vie des affaires d’un signe similaire à la marque invoquée. Selon la cour d’appel de Helsinki, son activité s’assimilait en fait à un simple service de transit et d’entreposage pour le compte d’un tiers (v. en ce sens, CJUE 16 juill. 2015, TOP Logistics e.a., aff. C-379/14, D. 2016. 396, obs. J.-P. Clavier, N. Martial-Braz et C. Zolynski ; LEPI, oct. 2015, n° 141, obs. F. Herpe), service rendu, au surplus, en échange d’une modeste contrepartie en nature.

Insatisfait, le titulaire de la marque INA a alors formé un pourvoi devant la Cour suprême finlandaise, qui a sursis à statuer et a posé quatre questions préjudicielles, que la Cour de justice de l’Union européenne a examinées ensemble et résumées de la manière suivante :

« si l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2008/95, lu en combinaison avec l’article 5, paragraphe 3, sous b) et c), de cette directive, doit être interprété en ce sens qu’une personne n’exerçant pas une activité commerciale à titre professionnel qui réceptionne, met en libre pratique dans un État membre et conserve des produits manifestement non destinés à l’usage privé qui ont été expédiés à son adresse depuis un pays tiers et sur lesquels une marque, sans le consentement du titulaire, est apposée doit être regardée comme faisant usage de la marque dans la vie des affaires, au sens de la première de ces dispositions ».

La CJUE commence par relever que les éléments servant de base à l’analyse des conditions prévues par l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2008/95/CE rapprochant les législations des États membres sur les marques doivent être purement objectifs (pt 22).

Parmi ces conditions, celle relative à l’usage dans la vie des affaires retient ici toute l’attention de la Cour de justice qui peine scrupuleusement, en se référant à sa célèbre décision L’Oréal, à en donner une définition : « l’expression “usage dans la vie des affaires” […] implique que les droits exclusifs conférés par une marque ne peuvent en principe être invoqués par le titulaire de cette marque que vis-à-vis des opérateurs économiques et, en conséquence, que dans le contexte d’une activité commerciale » (pt 23 ; v. en ce sens, CJUE 12 juill. 2011, L’Oréal e.a., aff. C-324/09, pt 54, Dalloz actualité, 19 juill. 2011, obs. C. Manara ; D. 2011. 1965, obs. C. Manara ; ibid. 2054, point de vue P.-Y. Gautier ; ibid. 2363, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny-Goy ; ibid. 2012. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 2836, obs. P. Sirinelli ; Légipresse 2011. 463 et les obs. ; ibid. 465 et les obs. ; RTD eur. 2011. 847, obs. E. Treppoz ; Propr. ind. 2011, n° 71, obs. A. Folliard-Monguiral ; JCP E 2011, p. 5, obs. Caron). Il en ressort que l’usage dans la vie des affaires serait effectué dans le contexte d’une activité commerciale. Cette première définition se démarque avant tout par son imprécision.

Mais la Cour persévère et rappelle qu’« en outre, si les opérations effectuées dépassent, en raison de leur volume, de leur fréquence ou d’autres caractéristiques, la sphère d’une activité privée, celui qui les accomplit se place dans le cadre de la vie des affaires » (pt 23 ; v. en ce sens CJUE 12 juill. 2011, L’Oréal, préc., pt 55). Cette seconde définition, bien que n’étant pas la « panacée », nous satisfait davantage. En effet, c’est parce que les juges luxembourgeois analysent factuellement les marchandises, eu égard à leur nature et leur volume, qu’ils considèrent en l’espèce que les opérations relèvent d’une activité commerciale et non de la sphère privée. Il est vrai qu’il est difficile d’imaginer ce qu’une personne physique pourrait bien faire de 710 kg de roulements à billes servant généralement de pièces de rechange dans le bâtiment, les travaux publics, ou bien encore dans le secteur des transports ! Observation étant ici faite que la Cour laisse néanmoins le soin à la juridiction de renvoi de vérifier cet élément.

C’est ensuite au tour de la condition relative à l’importation prévue par l’article 5, paragraphe 3, sous c), de la directive 2008/95/CE d’être examinée. La Cour de justice estime qu’une personne qui communique son adresse postale pour recevoir et conserver à son domicile des marchandises, expédiées à la demande d’un tiers, marchandises dont elle a procédé ou fait procéder au dédouanement, pour les mettre en dernier lieu en libre pratique, accomplit une importation. Toutefois, il paraît étonnant que ni la Cour de justice ni les juges finlandais ne fassent, en l’occurrence, référence à l’acte par lequel les roulements se sont retrouvés exportés vers la Russie, car ces produits ont bien évidemment dû être « remis à un tiers » à un moment donné (pt 8). Ne doit-on pas y voir une « participation active », supplémentaire, de la personne concernée, ceci au même titre que le dédouanement ou la mise en libre pratique ? Imaginons (car nous n’avons pas plus d’informations), que l’importateur ait dû répondre présent à son domicile à un rendez-vous fixé par le tiers exportateur afin que ce dernier puisse venir récupérer ses produits, l’importateur se serait dès lors a minima rendu disponible et aurait, en ce sens, de plus fort « participé activement » à l’expédition des marchandises.

En outre, la décision mérite que l’on souligne l’œuvre des juges luxembourgeois, abattant chacun des obstacles qui auraient pu les empêcher de répondre positivement à la question posée, en faisant fi de la propriété des produits litigieux, de leur traitement ultérieur ou bien encore de l’importance de la rémunération de l’importateur.

La CJUE relève, en effet, qu’il importe peu que la personne concernée ait en l’occurrence agi pour le compte d’un tiers et rappelle, à ce titre, qu’elle a déjà jugé que la propriété des produits sur lesquels la marque est illégalement apposée n’a pas d’importance pour déterminer s’il y a contrefaçon ou non (v. en ce sens, CJUE 12 juill. 2011, L’Oréal, préc., pt 91). Il peut donc s’agir indistinctement du propriétaire des biens, de leur possesseur (car en matière de meuble possession vaut titre) ou même du simple détenteur précaire qui, doté du « corpus », est cependant dépourvu de l’« animus », puisqu’il sait qu’il doit remettre les objets litigieux comme c’est le cas ici.

La juridiction luxembourgeoise énonce, par ailleurs, qu’il n’est pas « nécessaire d’examiner le traitement ultérieur de ces produits, notamment s’ils ont été entreposés par l’importateur ou mis dans le commerce dans l’Union ou exportés vers des pays tiers » (pt 28), à l’image de ce que prévoit le droit finlandais (pt 5). Précision faite ici que cela s’oppose à ce que l’on connaît en matière de retenue des marchandises en transit par exemple, où l’enjeu est de savoir s’il existe un risque réel et effectif de voir les produits mis sur le marché d’un État membre (v. not. CJUE 9 nov. 2006, Montex Holding c. Diesel, aff. C-281/05, Rec. CJUE p. I-10881 ; Propr. ind. janv. 2007, n° 2, obs. A. Folliard-Monguiral ; RLDI nov. 2007, n° 1057, note E. Arnaud ; 1er déc. 2011, Nokia c. Philips, aff. C-446/09 et C-495/09, D. 2011. 2994 ; RTD eur. 2012. 264, obs. A. Thillier ; CCE 2013. Repère 4, note C. Caron ; Gaz. Pal. Mars-avr. 2012, p. 770, J. Fournel). La raison d’une telle différence de raisonnement est justifiée par le fait que dans le cas du transit, les produits sont introduits sur le sol sous un régime de franchise, « suspensif », alors que dans notre cas les marchandises ont été mises en libre pratique dans l’État membre car les droits de douane et taxe y afférant y ont été réglés (pt 7 ; v. aussi CJUE 18 oct. 2005, Class international, aff. C-405/03, JCP E 2005, n° 1570 ; Propr. intell. 2006, n° 18, p. 75, obs. G. Bonet, auquel les juges de la Cour suprême finlandaise se réfèrent).

La Cour précise enfin que « l’importance de la rémunération que l’importateur a reçue en contrepartie de son activité est également sans incidence » (pt 29). Dans la présente affaire, le fait relatif à la rémunération perçue par l’importateur qui n’a pas reposé sur l’exploitation économique des roulements à billes mais a consisté en la remise d’une cartouche de cigarettes et d’une bouteille de cognac n’est donc pas un critère pertinent pour déterminer l’existence ou non d’un usage dans la vie des affaires.

En conclusion, on ne peut qu’approuver la décision de la CJUE en ce sens, d’une part, qu’elle nous livre plusieurs enseignements servant de grille de lecture pour une meilleure appréhension de la notion d’usage dans la vie des affaires et, d’autre part, car cette même décision œuvre plus fondamentalement pour la lutte anti-contrefaçon. Pour autant, tous nos doutes ne doivent pas être dissipés et nous devons garder à l’esprit que cette notion européenne est extrêmement difficile à cerner, parce qu’elle restreint la protection accordée à la marque, aux différents actes susceptibles d’en affecter les fonctions, ce dont il ne peut résulter qu’une grande diversité de décisions jurisprudentielles. Il suffit pour s’en convaincre de se référer à un autre récent arrêt de la Cour de justice qui, interrogée sur la question de savoir si l’entreposage constitue un usage de la marque, a jugé cette fois, que si cet entreposage est fait « pour un tiers » et « sans connaissance de l’atteinte », il ne constitue pas un usage dans la vie des affaires, l’entrepositaire n’ayant pas eu la volonté de poursuive la finalité d’offrir ces produits à la vente ou de les mettre dans le commerce (v. CJUE 2 avr. 2020, Coty Germany c. Amazon, aff. C-567/18, D. 2020. 766 ; PIBD 1138-III-2). 

L’étude de la notion d’usage dans la vie des affaires n’est donc définitivement pas une affaire qui « roule » !