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Martinique : derrière le choix du drapeau, l’équilibre interne des pouvoirs

Au mois de mai 2019, le président de la collectivité territoriale de Martinique instituait un drapeau et un hymne « ayant vocation à représenter la Martinique à l’occasion de manifestations culturelles et sportives internationales ». Cette décision unilatérale fit l’objet de diverses contestations tant au regard de la procédure de sélection, maîtrisée par le seul président de l’exécutif territorial, que du choix de l’emblème, rejeté par les partisans de symboles historiques.

Quatre requérants, parmi lesquels un élu territorial et une association (Nasyion Matnik), saisirent le tribunal administratif de la Martinique afin d’en obtenir l’annulation. Parmi les moyens de droit invoqués, deux au moins soulevaient des questions revêtant un réel intérêt au fond. Il était notamment soutenu, d’une part, que « la collectivité territoriale de Martinique ne disposait d’aucune compétence pour organiser une consultation visant à créer un drapeau d’identification de l’île venant s’ajouter au drapeau tricolore national ». Et, d’autre part, que « le président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique n’était pas compétent pour édicter les décisions attaquées, en l’absence de toute décision de l’assemblée de Martinique ».

Par son jugement du 15 novembre 2021, le tribunal a prononcé l’annulation de l’acte réglementaire litigieux en retenant un seul des moyens soulevés, à savoir l’incompétence de l’organe exécutif à agir en l’absence de toute habilitation préalable de l’assemblée délibérante. Ce faisant, c’est à titre principal sur le terrain de la répartition des compétences normatives et de l’équilibre des pouvoirs au sein de la collectivité territoriale que le juge a fondé son raisonnement, la question du régime juridique des symboles n’étant envisagée que de façon incidente.

La subordination de l’organe exécutif à l’égard de l’assemblée délibérante

Au sein des collectivités territoriales, la balance des pouvoirs se concrétise par la prééminence du pouvoir exécutif au détriment des instances parlementaires. Il s’agit là d’une tendance de fond observable à l’échelle des États. Ce leadership de l’exécutif territorial s’explique par des déterminants qui relèvent largement de la science politique et de la sociologie.

Le tribunal vient cependant rappeler que, du point de vue du droit, celui-ci demeure un simple exécutant des décisions votées par l’assemblée délibérante. La primauté des assemblées – qui détiennent une compétence initiale et générale – à l’égard de l’organe exécutif – qui ne dispose que d’une compétence d’attribution et d’application – est, en effet, un principe ancien du droit des collectivités territoriales. Aussi, si le présent jugement se situe dans la continuité de la jurisprudence antérieure du Conseil d’État (CE 13 févr. 1985, n° 40756, Syndicat communautaire d’aménagement de l’agglomération nouvelle de Cergy-Pontoise, Lebon ), il se singularise pour deux raisons au moins.

En premier lieu, car les décisions précédentes étaient essentiellement consacrées au bloc communal et fondaient la « plénitude de compétence de l’assemblée représentative » (B. Faure, Le pouvoir réglementaire des collectivités locales, LGDJ, 1998, p. 78) sur l’existence de la clause générale de compétence (T. confl., 7 juill. 1975, n° 2008, Commune des Ponts-de-Cé c/ Poisson, Lebon ; CE 6 avr. 1979, n° 02462, Lepetre, Lebon ). Or, ici, le juge ne motive pas l’existence d’une « compétence exclusive » de l’assemblée de Martinique par référence à ladite clause (dont bénéficie toujours la collectivité territoriale de Martinique [CTM] à la différence des régions de droit commun, v. CGCT, art. L. 7251-1) mais au regard d’une compétence expresse que lui confère le statut particulier de la collectivité, à savoir le « développement culturel de la Martinique et […] la préservation de son identité ». Par extension, le raisonnement invite à considérer que l’équilibre interne des pouvoirs entre l’organe délibérant et l’organe exécutif n’a pas vocation à être affecté au sein des collectivités ne disposant plus de la clause générale.

Le jugement du tribunal administratif présente, en second lieu, un intérêt propre à la mise en œuvre du statut de la Martinique issu de la loi du 27 juillet 2011. Celle-ci est en effet dotée d’une architecture institutionnelle d’inspiration parlementaire relativement similaire à celle dont disposait déjà la Collectivité de Corse depuis 1991 (bicéphalisme présidentiel, exécutif collégial, responsabilité de celui-ci devant l’Assemblée). Depuis lors, l’exercice interne du pouvoir décisionnel a fait l’objet d’interprétations antagonistes entre les différents acteurs institutionnels. Ces différences d’appréciation se manifestant au cours des débats parlementaires et se déportant parfois sur le terrain du contentieux. Par-delà le cas d’espèce, le juge administratif a ainsi été saisi, en décembre 2020, d’un recours pour excès pouvoir visant un acte du président du conseil exécutif au motif que celui-ci aurait été édicté en contradiction avec une délibération de l’assemblée de Martinique. Onze de ses membres, dont son président, en sont à l’origine. En outre, la question du renforcement des pouvoirs de l’assemblée délibérante fut récemment débattue lors de l’examen du projet de loi 3DS à l’initiative de la sénatrice Catherine Conconne, par ailleurs conseillère à l’assemblée de Martinique. Les deux amendements présentés en ce sens en séance publique ont toutefois été rejetés.

De l’usage des symboles par les collectivités territoriales

La vitalité de l’usage de drapeaux et autres emblèmes par l’ensemble des collectivités territoriales est inversement proportionnelle à l’indigence des règles de droit régissant la matière (sur la problématique particulière du pavoisement, v. not. concl. Donnat sur CE 27 juill. 2005, n° 259806, Commune de Sainte-Anne, Lebon ; AJDA 2006. 196 , note J.-B. Darracq ; D. 2005. 2341 ; RFDA 2005. 1137, concl. F. Donnat ).

S’il est possible d’identifier des cas de contentieux relatifs aux symboles des collectivités territoriales en se tournant vers le droit des marques (Nîmes, 12 août 1996, n° 113612), les requêtes dirigées contre l’usage de drapeaux territoriaux sont inexistantes, à l’exception notable de l’arrêt Commune de Saint-Anne (CE 27 juill. 2005, préc.) de 2005. Dans cette affaire, le Conseil d’État avait annulé la délibération du conseil municipal instituant le pavoisement du drapeau « rouge-vert-noir » sur la façade de la mairie de cette commune martiniquaise au motif que celui-ci constituait « le symbole d’une revendication politique » et portait, par conséquent, atteinte au principe de neutralité du service public. En convoquant la sémiotique au soutien du droit, le juge administratif s’est arrogé un pouvoir de contrôle et de censure considérable sans toutefois définir, de façon positive, les conditions d’adoption par les collectivités territoriales de symboles officiels.

Le tribunal administratif de la Martinique avait donc l’occasion d’apporter une contribution inédite en ce domaine. Cependant, en fondant sa décision sur le seul moyen relatif à la compétence de l’organe exécutif, celui-ci n’aborda cet aspect que de façon incidente. On relèvera néanmoins qu’au soutien de leur raisonnement, les juges du fond établissent une corrélation entre les compétences relatives au « développement culturel de la Martinique » et à « la préservation de son identité », d’une part, et l’objet de la délibération contestée, d’autre part (consid. 10). Une telle approche paraît donc contredire nettement le moyen par lequel les requérants prétendaient que la CTM serait, par principe, incompétente aux fins de « créer un drapeau d’identification de l’île venant s’ajouter au drapeau tricolore national ».

Aussi, en mobilisant la dimension culturelle et identitaire du choix d’un drapeau et d’un hymne martiniquais, les termes du jugement rapprochent les compétences reconnues à la CTM en ce domaine des dispositions figurant aux statuts de la Polynésie ou de la Nouvelle-Calédonie par lesquelles leurs assemblées respectives sont fondées à définir des signes dits « distinctifs » (LO n° 2004-192 du 27 févr. 2004, art. 1) ou « identitaires » (LO n° 99-209 du 19 mars 1999, art. 5) « permettant de marquer [leur personnalité] aux côtés de l’emblème national et des signes de la République ». Les pouvoirs normatifs dont disposent la CTM n’ont, certes, rien de commun avec les lois du pays par le biais desquelles l’assemblée de Polynésie a non seulement consacré officiellement l’existence du drapeau tahitien mais a également instauré un délit d’outrage le concernant (LP n° 2016-14 du 11 mai 2016). Cependant, le champ lexical utilisé inscrit pareillement l’adoption des symboles dans la reconnaissance d’une démarche d’affirmation intrinsèquement politique, ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’adoption d’un logotype par une collectivité territoriale au titre de sa libre administration.

Ces questions pourront paraître vaines pour qui se situe dans une vision utilitariste du droit. Les controverses récentes entourant le choix du drapeau en Martinique, mais aussi en Nouvelle-Calédonie ou au sein de la Communauté autonome de Navarre, viennent pourtant rappeler que, par-delà les âges, « la langue des signes » peut demeurer « le mobile le plus puissant pour les hommes » (Mirabeau, Discours sur le pavillon tricolore, 21 oct. 1790, obs. A. Gaillet, in W. Mastor, J. Benetti, P. Egéa, X. Magnon [dir.], Les grands discours de la culture juridique, 2e éd., Dalloz, 2020, p. 33).

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