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Médicaments : distinction entre dénigrement et liberté d’expression

Les publications qui s’inscrivent dans un débat d’intérêt général sur la santé publique, reposent sur une base factuelle suffisante et sont exprimées dans une certaine mesure ne dépassent pas les limites admissibles de la liberté d’expression et ne constituent pas un acte de dénigrement fautif. 

par Anaïs Hacenele 21 septembre 2018

La tendance jurisprudentielle serait à admettre qu’il peut exister un droit légitime de critique, exclusif de mauvaise foi (en ce sens, v. H. Matsopoulou, note ss Civ. 2e, 13 mai 2004, Renaud F… c. Éric Bouin, Rev. sociétés 2005. 401 ). L’arrêt de cassation du 11 juillet 2018 pourrait bien le confirmer.

Une société était à l’origine de la publication d’un article sur un médicament pour nourrisson commercialisé par un laboratoire pharmaceutique intitulé « Uvestérol : un complément empoisonné pour vos enfants » puis « Uvestérol : un complément inquiétant pour vos enfants ». Elle avait également transmis à ses abonnés un bulletin d’information électronique dont le titre était : « Uvestérol, un poison pour vos enfants ». Le laboratoire l’a assignée aux fins d’obtenir la suppression de l’article et des commentaires, la cessation de la diffusion du bulletin d’information et la réparation de son préjudice.

Alors que la cour d’appel de Paris a fait droit à cette demande, la Cour de cassation casse l’arrêt au visa des articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et 1240 du code civil.

Elle s’oppose au raisonnement de la cour d’appel sur deux points.

D’une part, en retenant qu’en matière de dénigrement, il importe peu que la société à l’origine des publications litigieuses ait ou non disposé d’une base factuelle suffisante, elle considère que les juges du fond ont violé l’article 10 et l’article 1240.

Pour la Cour de cassation, il ne faut pas confondre acte de dénigrement, dont l’objectif est de jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre, et liberté d’expression qui inclut le droit à une libre critique lorsque l’information porte sur un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante. Elle précise toutefois que cette critique doit être exprimée dans une certaine mesure.

La position de la Cour de cassation peut, à première vue, surprendre. La distinction entre diffamation et dénigrement porte notamment sur l’exception de vérité admise dans le premier cas, mais pas dans le second. Contrairement à ce qui est admis en matière de diffamation, l’exceptio veritatis n’est pas, en principe, retenue dans le cadre du dénigrement (v. Rép. com., Concurrence déloyale, par Y. Picod, Y. Auguet et N. Dorandeu, n° 148). La Cour de cassation considère de façon constante que « la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu important qu’elle soit exacte » (Com. 24 sept. 2013, n° 12-19.790, Bull. civ. IV, n° 139 ; Dalloz actualité, 4 oct. 2013, obs. X. Delpech ; ibid. 2812, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; v. égal. Civ. 1re, 5 déc. 2006, n° 05-17.710, Bull. civ. I, n° 532 ; D. 2008. 672 , note V. Valette-Ercole ; CCC févr. 2007. comm 54, note M. Malaurie-Vignal). Or, en faisant référence à « la base factuelle suffisante », la Cour de cassation impose que les faits évoqués dans la publication reposent sur une vérité certaine. En réalité, si le discrédit avait été établi, il aurait été indifférent que l’information soit vraie ou fausse, alors que, pour s’assurer qu’il s’agit de l’exercice d’un simple droit de critique, il est nécessaire que les faits évoqués reposent sur une vraisemblance. Un acte de dénigrement peut être constitué que les faits soient vrais ou non, là où l’exercice du droit à la critique repose nécessairement sur des faits assis sur une base factuelle avérée.

D’autre part, en retenant que, bien qu’ils aient été modifiés, les termes employés étaient extrêmement virulents et que l’affirmation de la dangerosité du médicament commercialisé restait péremptoire et sans nuances de sorte que la société avait excédé son droit d’exercice normal à la critique, la cour d’appel de Paris avait encore une fois violé les articles précités.

La Cour de cassation raisonne en deux temps.

Primo, elle énonce les éléments constitutifs de ce qu’elle entend être une simple application de la liberté d’expression : la critique doit porter sur un sujet d’intérêt général, reposer sur une base factuelle suffisante et être exprimée de façon mesurée.

S’il est nécessaire que le sujet traité dans la publication litigieuse soit d’intérêt général, ce n’est pas suffisant. Il faut également qu’il repose sur une certaine vraisemblance (en ce sens, v. É. Dreyer, obs. ss Crim., 2 nov. 2016, n° 15-85.418, D. 2017. 181 , n° 14 : « exiger une base factuelle suffisante, c’est exiger la preuve d’une vérité vraisemblable. C’est une exigence de fond, plus que de forme »). Le critère de la « base factuelle suffisante » est exigé en matière de diffamation (Crim. 28 juin 2017, n° 16-82.163, inédit, Dalloz actualité, 19 juill. 2017, obs. S. Lavric ; Cass., ass. plén., 16 déc. 2016, n° 08-86.295, Dalloz actualité, 21 déc. 2016, obs. S. Lavric , note E. Raschel ; ibid. 2018. 87, obs. T. Wickers ; AJ pénal 2017. 187, obs. C. Porteron ; Crim. 29 nov. 2016, n° 15-80.510, Dalloz jurisprudence ; 15 déc. 2015, n° 14-82.529, Bull. crim., n° 298 ; Dalloz actualité, 18 janv. 2016, obs. S. Lavric ; ibid. 277, obs. E. Dreyer ; 6 mai 2014, n° 12-87.789, Bull. crim., n° 121 ; Dalloz actualité, 24 mai 2016, obs. S. Lavric ; D. 2014. 1095 ; ibid. 1414, chron. B. Laurent, C. Roth, G. Barbier, P. Labrousse et C. Moreau ; RSC 2014. 780, obs. Y. Mayaud ; 11 avr. 2012, n° 11-83.007, Bull. crim., n° 91 ; Dalloz actualité, 20 avr. 2012, obs. S. Lavric ; ibid. 2013. 457, obs. E. Dreyer ). « Pour être de bonne foi, le diffamateur doit donc s’être préalablement enquis de la chose, c’est-à-dire avoir pris soin de vérifier l’existence d’une “base factuelle suffisante” » (Rép. pén., v° Diffamation, par S. Detraz, n° 300). Elle est ici étendue à la distinction entre dénigrement et liberté d’expression.

Secundo, la Cour de cassation fait une appréciation propre des circonstances factuelles pour démontrer que ces éléments sont réunis (elle avait procédé de la même façon, en matière de diffamation, dans l’arrêt Crim. 19 juin 2018, n° 17-82.526, inédit, Dalloz actualité, 12 juill. 2018, obs. F. de Korodi isset(node/191480) ? node/191480 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>191480). Elle relève d’abord que la critique du médicament avait bien trait à un sujet d’intérêt général puisqu’il concernait une question de santé publique. Elle ajoute ensuite qu’elle repose sur une base factuelle suffisante dans la mesure où l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé avait suspendu le produit et envoyé une note d’information sur sa dangerosité. Enfin, sans nier que la critique est sévère, elle constate qu’elle ne dépasse pas pour autant les limites admissibles de la liberté d’expression.

Ayant démontré l’absence de dénigrement et l’application de la liberté d’expression, laquelle inclut le droit de libre critique, c’est en toute logique que la haute juridiction casse l’arrêt d’appel.