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Robert Badinter, ancien ministre, professeur et avocat est mort, dans la nuit du 8 au 9 février, à l’âge de 95 ans.
par Thomas Clay, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonnele 12 février 2024
Notre monde a perdu son maître. Que l’on soit professeur de droit, magistrat, avocat, juriste, étudiant en droit, Robert Badinter était notre modèle, notre référence, notre vigie. Son rayonnement a dépassé, et de loin, la communauté des juristes, et l’émotion suscitée par l’annonce de son décès est là pour le prouver, s’il le fallait. Chaque citoyen français est aujourd’hui orphelin, et ce sentiment se retrouve dans de nombreux pays du monde. On a même dit qu’il était l’avocat le plus important et le plus écouté depuis Cicéron.
Les raisons de cette admiration unanime sont nombreuses. Au-delà des combats emblématiques qu’il a portés, il était un homme doué d’une culture immense, d’un rapport intime à l’histoire et animé par des valeurs sûres, qui, en quatre-vingt-quinze ans d’une vie incroyablement riche et de choix parfois terribles, ne s’est jamais trompé. Il était, plus que tout autre, un « Juste ».
Impossible évidemment de résumer une telle vie. Cependant, si l’on regarde bien, le parcours professionnel de Robert Badinter a été, comme par une coquetterie de l’histoire, divisé en deux périodes de trente ans : il devient avocat en 1951 et le restera jusqu’en 1981, date à laquelle succédera une nouvelle séquence plus institutionnelle (Ministre de la justice (1981-1986), Président du Conseil constitutionnel (1986-1995), puis sénateur (1995-2011). Deux périodes de trente ans, dont on pourrait dire que l’une était essentiellement consacrée à la pratique du droit avec son métier d’avocat, et l’autre à l’élaboration du droit.
En hommage au professeur de droit qu’il n’a cessé d’être, on retiendra ce découpage chronologique pour tenter de rassembler cette vie hors du commun en deux parties. Mais, de même que Robert Badinter a débordé, et de beaucoup, sa seule vie d’universitaire, les deux parties ici retenues sont elles aussi insuffisantes à restituer ce parcours exceptionnel car il y a un avant et un après.
L’avant justement : Robert Badinter était né le 30 mars 1928 à Paris dans une famille juive qui avait fui les pogroms de Bessarabie (actuelle Moldavie), ce qu’il a d’ailleurs raconté dans l’un de ces derniers livres, Idiss (Fayard, 2018), consacré à sa grand-mère – sans doute son livre le plus personnel.
Sa vie bascule une première fois, le 9 février 1943, lorsque montant les escaliers de l’appartement familial à Lyon où les siens s’étaient réfugiés pour fuir la zone occupée, il comprend que la Gestapo est là, et fait aussitôt demi-tour, ce qui lui permet de se sauver. Cela ne sera pas le cas de son père Simon, de sa grand-mère Schindler, déportée à 79 ans, et d’une grande partie de sa famille : « Vous savez, sur le mur du Mémorial de la Shoah, beaucoup des miens y sont », disait-il. Il est singulier que Robert Badinter se soit éteint justement un 9 février, exactement 81 ans après cette rafle à laquelle il a échappé à l’âge de 14 ans.
Après la guerre, Robert Badinter commence des études à la Sorbonne, en sociologie, puis de droit, et il obtiendra aussi un Master of Arts de l’Université Columbia à New York en 1949. En 1950, il passe l’examen du Barreau et prête serment en 1951. Commence alors la première période de trente ans de sa vie professionnelle, celle du Barreau.
L’avocat
« Par hasard, et non par vocation », il embrasse la carrière d’avocat, assez quelconque au début, jusqu’à ce qu’il croise le grand Henry Torrès qui le forme, mais dont il finit aussi par se détacher, friand de s’attacher au droit plus qu’aux effets de manche.
C’est donc naturellement qu’il soutient en parallèle une thèse de droit en droit privé, sous la direction de Jean-Paulin Niboyet, intitulé « Les conflits de lois en matière de responsabilité civile dans le droit des États-Unis » (1952). À l’occasion d’une immobilisation temporaire en raison d’un accident de ski, alors qu’il est déjà en docteur en droit depuis dix ans, il se réinscrit en 1962 dans un DES de droit romain et rédige même un mémoire intitulé « De l’Indulgentia criminum dans le Bas-Empire romain », sous la direction du grand Jean Gaudemet.
En 1965, alors qu’il a déjà près de 15 ans de pratique comme avocat, il passe l’agrégation de droit privé et sciences criminelles où il est reçu par un jury présidé par Robert Le Balle, dans lequel siégeait aussi Yvon Loussouarn et Michel Vasseur, et même Jean-Denis Bredin comme membre suppléant. Il est reçu au sein d’une promotion éminente, dont le major était Jacques Béguin et dans laquelle figuraient notamment Philippe Fouchard et Jacques Foyer. L’enseignement était devenu sa priorité. Il avouera d’ailleurs plus tard : « Je n’avais pas participé à la campagne de 1965 aux côtés de François Mitterrand, non par choix politique, mais parce que j’avais décidé de me présenter à l’agrégation de droit privé et de réaliser enfin ma première ambition : enseigner le droit (…) Ma participation à la campagne s’est résumée au dépôt de mon bulletin de vote ».
Il devient professeur aux universités de Dijon (1966) et Besançon (1968-1969), puis d’Amiens (1969-1974), avant d’être nommé, en 1974, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il enseignera jusqu’en 1994, date à laquelle il devient professeur émérite, et dans laquelle il ne cessera de revenir pour dispenser des conférences.
Mais, durant la période, il est aussi accaparé par son métier d’avocat et fonde en 1966 avec un autre professeur de droit et avocat, Jean-Denis Bredin, le cabinet Badinter-Bredin, qui reste, aujourd’hui encore, sous le nom Bredin-Prat, l’un des meilleurs cabinets de droit des affaires de la place de Paris. Car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, Robert Badinter était avant tout un avocat de droit des affaires. C’est d’ailleurs comme tel que, par l’intermédiaire de Pierre Lazareff, il rencontre François Mitterrand pour le défendre dans une affaire de diffamation. De toute sa carrière, il n’a fréquenté les assises qu’une vingtaine de fois, certes dans des affaires de peines capitales, mais c’est finalement assez peu. Et s’il est un si bon avocat d’assises, c’est avant tout parce qu’il y fait du droit, même si celui-ci est enrobé dans une éloquence sobre et percutante, portée par une voix sèche, reconnaissable entre toutes.
Il est cependant rattrapé par les dossiers où la peine de mort est en jeu, et devant la Cour d’assises de l’Aube, il ne parvient pas à sauver Roger Bontems, complice de deux meurtres lors d’une mutinerie à la prison de Clairvaux, à qui il avait pourtant promis qu’il ne serait pas exécuté puisqu’il était établi qu’il n’avait pas lui-même tué. Mais le président Pompidou refusa la grâce et, au petit matin du 28 novembre 1972. Roger Bontems fut guillotiné dans la cour de la prison de la Santé, par « le claquement sec de la lame sur le butoir », écrira Robert Badinter dans L’Exécution. Sa vie venait de basculer une deuxième fois : elle serait désormais dédiée à obtenir l’abolition de la peine de mort.
L’occasion d’un nouveau procès d’assises se présenta quatre ans plus tard, devant – autre coquetterie de l’histoire – la même cour d’assises de l’Aube, pour défendre Patrick Henry, lequel avait reconnu l’enlèvement et le meurtre d’un enfant de sept ans. L’affaire était autrement plus difficile, d’autant que, on l’a appris plus tard, Patrick Henry était de ceux qui hurlaient pour réclamer la mort de Roger Bontems et de son complice devant ce même Palais de justice de Troyes quelques années plus tôt. La plaidoirie de Robert Badinter ce 20 janvier 1977 marqua à jamais tous ceux qui y assistèrent. Le grand chroniqueur judiciaire de l’époque, Frédéric Pottecher, a raconté à l’auteur de ses lignes avant même qu’il commence ses études de droit, comment l’avocat s’approchant d’une jurée, l’interpella, lui montra Patrick Henry, et lui dit « Madame, voulez-vous vraiment que cet homme soit coupé, vivant, en deux morceaux ? ». Le jury ne résista pas à l’éloquence brutale de Robert Badinter et Patrick Henry échappa à la peine de mort.
Pour autant, le professeur de droit n’oublia pas sa charge d’enseignement. Lors de son retour en amphithéâtre, ses étudiants furent debout et l’applaudirent longuement. Au tableau est écrit : « Merci, monsieur Badinter ». Le professeur ouvra alors son cartable et leur dit : « Je vous remercie. Il a eu de la chance. Moi aussi ». Et il reprit son cours, comme si de rien n’était.
Robert Badinter estima alors que si cette cour d’assises avait pu renoncer à la peine de mort dans des circonstances si accablantes, c’est que la France était prête pour l’abolition. Il s’y employa désormais. Mais les résistances étaient fortes, à commencer par François Mitterrand, dont il était devenu très proche, et qui n’était guère enclin à l’abolition, ce que son passage au ministère de la Justice sous la quatrième République avait tragiquement montré. Robert Badinter le savait. Il ne parvenait d’ailleurs pas à connaître la position réelle de futur président qui cultivait l’ambiguïté. La campagne électorale de 1981 allait fournir l’occasion d’une clarification, dans un contexte que Robert Badinter a confié à l’auteur de ces lignes.
L’échéance était connue, celle de la grande émission politique de l’époque, « Cartes sur tables », programmée le 16 mars 1981. La question de l’abolition allait être posée au candidat et il ne pourrait plus louvoyer. Robert Badinter tenta à de multiples reprises d’avoir avec François Mitterrand la discussion préalable à la réponse attendue, en vain. C’est finalement grâce à un habile subterfuge qu’il parvint à ses fins, de manière à peine croyable : alors qu’il s’apprêtait à monter dans la voiture qui l’emmenait sur le plateau de télévision, le futur président se vit remettre par le futur garde des Sceaux les quelques dossiers à relire pendant le trajet, au sommet desquels Robert Badinter plaça celui concernant la peine de mort. Et connaissant le souci de Mitterrand de s’inscrire dans l’histoire, il glissa une feuille manuscrite dans laquelle il citait notamment Jaurès et Blum, deux abolitionnistes. Mitterrand pouvait donc suivre cette lignée et épouser la cause, bien qu’elle fût impopulaire. À moins que ce soit justement parce qu’elle était impopulaire qu’il l’épousa, montrant ainsi une forme de courage politique, qu’on lui contestait à l’époque, et se transformant ainsi, uniquement par la force de cette proposition, de candidat en homme d’État. Ce fut le point de bascule de la campagne électorale, et la réforme dont la gauche est la plus fière depuis cinquante ans.
Quelques semaines plus tard, au moment de nommer son Garde des Sceaux, le président Mitterrand choisit plutôt Maurice Faure. Et il ne tient qu’au fait que celui-ci, une fois les élections législatives de 1981 passées, préféra se consacrer à sa mairie de Cahors, pour que Robert Badinter fut nommé en remplacement, le 23 juin 1981. Sa vie allait basculer pour la troisième fois.
L’homme de droit
« La peine de mort est abolie ». Jamais sans doute un texte aussi court eût un tel impact. Six mots qui ont changé la République française, et même bien au-delà. Votée dans les conditions que l’on sait, après l’extraordinaire discours de Robert Badinter à l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981, qui commençait ainsi « J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France », l’abolition de la peine de mort fut prononcée par la loi du 9 octobre 1981. Ce combat, qui montre combien peuvent se mêler les métiers de professeurs de droit, d’avocat et de ministre, fut décrit dans le détail par Robert Badinter dans son livre L’Abolition.
Mais commence alors paradoxalement une période difficile où le nouveau garde des Sceaux, loin d’être adulé pour cet incontestable progrès humain, est au contraire détesté car on lui reproche son passé d’avocat et un supposé laxisme, alors que, comme il le disait : « Défendre, c’est aimer défendre, non aimer ceux qu’on défend ».
Dans son livre méconnu, mais magnifique « Des épines et des roses » (Fayard, 2011), il livre un récit aigre-doux des épreuves traversées pendant cette période. Il y relate les innombrables menaces et insultes, parfois antisémites, dont il fit l’objet et le fait que ses enfants durent être placés sous protection. Au point que, le 3 juin 1983, retranché dans son bureau de la place Vendôme, il craint que la manifestation de policiers qui se déroule sous ses fenêtres, avec force insultes, et à laquelle participe Jean-Marie Le Pen, dégénère et que des factieux viennent le chercher. Il dit alors à Jean-Marc Sauvé, qui était conseiller technique dans son cabinet, « S’ils entrent, nous nous défendrons à coup de codes Dalloz ».
Avec courage, Robert Badinter s’est pourtant employé, pendant toute cette période à moderniser la justice et les lois françaises par une série de réformes qui en font, encore aujourd’hui, la période la plus prolixe du Ministère de la justice. Les lois liberticides « anticasseurs » et « sécurité et liberté » sont abrogées, la Cour de Sûreté de l’État est supprimée, les tribunaux des forces armées sont éliminés par la loi du 21 juillet 1982, les sinistres QHS (Quartiers de Haute sécurité) dans les prisons sont fermés. D’autres textes sont tout aussi importants comme celui qui permit la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme par tout citoyen, la mise en place de la « transparence » pour les promotions de magistrats, ou la création de l’Institut national d’Aide aux Victimes et de Médiation. Et puis, deux réformes majeures, de nature très différente, vont également marquer le passage de Robert Badinter place Vendôme : la dépénalisation de l’homosexualité et l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation par la loi de 1985 qui, curieusement, est la seule qui porte son nom. C’est aussi sous son Ministère que des femmes accédèrent pour la première fois aux plus hautes fonctions de l’institution judiciaire : Simone Rozès comme première présidente de la Cour de cassation et Myriam Ezratti comme directrice de l’administration pénitentiaire.
C’est toujours au cours de cette période que Robert Badinter va être confronté à son passé en même temps qu’à un dilemme terrible. En 1983, il est averti que Klaus Barbie a été localisé en Bolivie et qu’il peut soit être éliminé discrètement sur place, soit être ramené en France pour être jugé. Or Klaus Barbie fut non seulement le sinistre chef de la Gestapo à Lyon, responsable notamment du supplice de Jean Moulin, mais fut aussi celui qui était directement à l’origine de la déportation et de la mort de la famille Badinter. Barbie a signé de sa main l’ordre de déportation de son père Simon. Là où nombreux auraient sans doute céder à un légitime instinct de vengeance, Robert Badinter le fit rapatrier en France, via Cayenne. Arrivé en Métropole, il le fit provisoirement incarcérer à la prison Montluc, près de Lyon car, écrit Robert Badinter, « Quarante ans après ses crimes, c’est à Montluc que Barbie devait passer la nuit, seul dans une cellule avec les ombres des êtres qu’il avait martyrisés », dont sa propre famille. Rien ne ferait dévier l’homme de droit de sa trajectoire : même les pires assassins auraient droit à un procès et à une défense. Telle est la supériorité de notre République sur leur barbarie. Céder à la vengeance eut constitué une victoire de cette même barbarie. « Pour ma part, ajoutera Robert Badinter, que le chef de la Gestapo de Lyon finisse ses jours au fond d’une prison me paraissait une victoire morale sur les hommes de sang, de torture et de mort ». Et cela permit ce procès unique, bouleversant, le seul d’un responsable nazi sur le territoire national, amplifié par le fait qu’il fut filmé et diffusé plus tard.
C’est au nom du même sentiment de justice qu’il se déclarera favorable en 2002 à la libération de Maurice Papon en raison de son grand âge car, a-t-il dit « il y a un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime ».
Robert Badinter a changé la face de la justice française et des libertés publiques, et c’est donc avec le sentiment de la mission accomplie qu’il put enfin accepter la présidence du Conseil constitutionnel, qui lui avait déjà été proposée plusieurs fois, et qu’il a donc assumé à partir du 19 février 1986 pendant neuf ans. Il y retrouve le doyen Georges Vedel avec lequel les disputatio deviennent légendaires. Pendant cette période, il n’aura de cesse que d’affirmer et de garantir l’indépendance de l’institution, ce qui était d’autant plus nécessaire que les conditions de sa nomination avaient été légitimement questionnées. Au cours de son mandat, il sera confronté à des questions institutionnelles inédites comme celles posées par les deux premières cohabitations de la cinquième République, ou celle soulevée par le référendum sur le Traité de Maastricht. Il aura même un affrontement assez dur avec le Premier ministre Édouard Balladur. Deux ans avant l’arrivée de ce dernier à Matignon, c’est Robert Badinter qui était sur le point d’y entrer avant que François Mitterrand lui préfère finalement Édith Cresson.
Ce sont aussi des années de production littéraire impressionnante. Et notamment l’indépassable biographie de Condorcet qu’il publia en 1988 avec la femme qui partage sa vie depuis 1965, la philosophe Elisabeth Badinter, et avec laquelle ils ont trois enfants, et dont l’ainé des garçons se prénomme Simon. Ensemble, ils forment un couple mythique.
À la fin de son mandat au Conseil constitutionnel, à 67 ans, il aurait pu aspirer à une vie plus calme, et lorsque la proposition de devenir parlementaire lui est faite, il commença par la décliner. Encore au pouvoir pour quelques mois, c’est le Président Mitterrand qui le convainquit d’accepter de se faire élire au Sénat, faisant miroiter la proximité physique du palais du Luxembourg avec le domicile de Robert Badinter et le goût de celui-ci pour les promenades dans le jardin. L’argument porte. Robert Badinter ira donc travailler à pied, pendant encore seize ans. Par une singulière continuité historique, il fut rapporteur du projet de loi visant à constitutionnaliser l’abolition de la peine de mort en 2007. Et l’année suivante, il assista, comme sénateur, à l’avènement d’une réforme qui lui tenait à cœur depuis deux décennies : l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité. En 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, il plaidait en effet déjà pour ce qu’il appelait alors l’exception d’inconstitutionnalité, avec une idée simple : « En 1789 on a affirmé les droits, en 1989, on les exerce ». C’est lui qui convainquit cette fois le président de la République de cette réforme, ce qui amena celui-ci à s’y déclar favorable, dans une interview le 14 juillet 1989, le jour même du bicentenaire donc. Il faudra cependant encore attendre dix-neuf ans et la réforme constitutionnelle de 2008 pour que la QPC soit enfin consacrée, transformant en profondeur le lien des citoyens avec le droit.
***
À l’instar de son combat pour la QPC, certains engagements de Robert Badinter se déployèrent sur plusieurs années, et même plusieurs décennies. Ils sont admirablement relatés dans la monumentale biographie intellectuelle que lui a consacré le Professeur Paul Cassia en 2009 (Robert Badinter, un juriste en politique, Fayard), dont le titre fait bien sûr écho à la biographie des époux Badinter consacrée à Condorcet « Un intellectuel en politique ». La diversité des champs intellectuels de Robert Badinter ressort également parfaitement des Mélanges qui lui ont été offerts en 2016, intitulés L’exigence de justice (Dalloz), dont la liste impressionnante des contributeurs reflète la personnalité et le rayonnement exceptionnels du dédicataire.
Parmi les combats que Robert Badinter a menés toute sa vie, outre bien sûr l’abolition de la peine de mort, on peut citer sa lutte incessante contre l’antisémitisme, et le livre qu’il a commis (Un antisémitisme ordinaire, Fayard, 1997), décillant les barreaux de France sur leur propre responsabilité sous l’occupation. Il est d’ailleurs l’auteur de la formule éloquente « la lepénisation des esprits », qui résonne d’une particulière acuité aujourd’hui. On évoquera également son combat pour des prisons dignes, et il fit encore récemment, en 2019, une visite à celle de la Santé à l’occasion de l’inauguration d’une médiatèque « Robert-Badinter », là même où Roger Bontems avait été exécuté sous ses yeux en 1972. On mentionnera encore son combat pour l’avènement d’une justice criminelle internationale, d’abord avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, puis avec la Cour pénale internationale, devant laquelle, lors de sa dernière prise de parole publique en 2023, il plaidait pour qu’un jour Vladimir Poutine y soit renvoyé.
Infatigable défenseur des libertés, ces combats prenaient parfois des tours plus originaux, comme cette pièce de théâtre qu’il a écrite sur le procès d’Oscar Wilde accusé d’homosexualité et qui sera mise en scène en 1995 par Jorge Lavelli au Théâtre de la Colline, ou ce livret d’opéra, inspiré d’un roman de Victor Hugo, qui raconte l’horreur de l’enfermement au XIXe siècle dans la prison de Clairvaux, « une centrale qui, comme un monstre, broie les hommes, les tue ». Cet opéra sera donné à Lyon en mars 2013, dans une mise en scène d’Olivier Py. Quand la mort a rattrapé Robert Badinter, il travaillait encore à un nouveau livre intitulé La Démocratie illibérale, annoncé pour 2024.
Au cours de ses multiples vies, Robert Badinter exerça aussi une activité libérale, comme avocat bien sûr, mais aussi comme arbitre international dans des dossiers majeurs. Et puis, en quittant le Sénat, à 84 ans, toujours pas rassasié, il eut l’idée originale de créer un cabinet d’un nouveau genre : non pas d’avocats, car il ne voulait pas retourner au Barreau, mais de consultants. Il voulait à la fois que tout le champ juridique, droit privé et droit public, soit couvert et que les associés de ce cabinet soient tous de la même génération, c’est-à-dire qu’ils aient environ quarante ans de moins que lui. Il me confia la mise en place du cabinet et sa direction, ce qui me vaut sans doute d’avoir été sollicité pour cet hommage. Ce fut l’aventure de Corpus Consultants : quatorze professeurs de droit travaillant aux confluents de leur discipline, toujours à plusieurs sur chaque consultation, avec un procédé transparent, normé et balisé, et sous la supervision vigilante de Robert Badinter qui exerçait une présidence active et précise. Il venait d’inventer la professionnalisation de la consultation juridique qui en avait bien besoin. Il quitta le cabinet en 2016 quand celui-ci avait atteint ses objectifs, et, il était fier que Corpus Consultants lui survive, ce qui est le cas.
Au cours de cette période, j’ai donc eu l’infini privilège de fréquenter le Grand homme, avec lequel chaque moment partagé, à Paris ou ailleurs, était un mélange de grâce et d’effervescence intellectuelle, et où chaque récit de son histoire personnelle était aussi un morceau de l’histoire de France. J’étais bien sûr conscient de côtoyer une légende vivante et je prenais des notes pour pouvoir restituer un jour un peu de ce que je recevais, ce qui est aussi l’objet du présent hommage. Ce jour est malheureusement arrivé, mais les souvenirs ne sont pas prêts de disparaître.
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