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Les métiers de la justice militaire, 40 ans après sa réforme

Greffiers militaires, magistrats détachés au ministère des Armées, parquetiers spécialisés ou encore avocats investis dans la défense pénale… À l’occasion des quarante ans de la réforme de la justice militaire, Dalloz actualité vous propose un tour d’horizon des artisans de cette justice pénale à l’organisation particulière et souvent mal connue.

par Gabriel Thierry, journalistele 5 septembre 2022

Il y a quarante ans, la justice militaire française se réforme en profondeur. La loi du 21 juillet 1982 supprime d’abord en temps de paix les tribunaux permanents des forces armées pour les infractions commises sur le territoire national. Ce texte, rappelle Camille Faure, directrice adjointe des affaires juridiques du secrétariat général pour l’administration du ministère des Armées, « banalise le traitement de la justice militaire ».

À l’exception du temps de guerre, ce sont désormais les chambres spécialisées des juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire qui sont chargées d’instruire et de juger, en se basant sur le code de procédure pénale. Puis en 1999, le tribunal aux Armées de Paris est créé, emportant au passage la compétence pour tous les délits commis par des militaires à l’étranger. La loi du 13 décembre 2011 entraîne ensuite la disparition de ce tribunal aux armées en transférant ses compétences aux juridictions de droit commun, actant la disparition de la dernière juridiction militaire. Tour d’horizon des artisans de cette justice militaire, très connue à travers le prisme déformant de la série télévisée américaine JAG.

Les greffiers militaires

Ce métier méconnu, que le ministère des Armées a choisi de mettre en avant à l’occasion du dernier défilé du 14 juillet, est le plus petit service commun des armées. On compte actuellement 71 greffiers militaires, regroupés en deux corps, les officiers greffiers et les sous-officiers greffiers. Ce sont tous d’anciens militaires qui ont au moins cinq ans d’expérience en service actif lors de leur recrutement. L’administration recrute une poignée de nouveaux greffiers militaires chaque année, environ cinq par an. Ils sont formés à l’École nationale des greffes et à la division des affaires pénales militaires. « Nous ne cherchons pas des profils de juristes mais un intérêt juridique, des parcours diversifiés et une motivation », signale Camille Faure.

Si en temps de guerre, les greffiers militaires pourraient être amenés à armer des tribunaux militaires, en temps de paix ils sont affectés dans les juridictions de droit commun spécialisées, dans les États-majors, ou dans des structures plus confidentielles, comme la commission du secret de la défense nationale. En juridiction, ces auxiliaires de justice sont chargés, comme les greffiers civils, d’assister les magistrats et de les « éclairer sur les spécificités du métier de militaire », rappelle le magistrat général Thomas Bride. Dans les États-majors, ils sont « le conseiller juridique en matière pénale du commandant », ajoute ce chef de la division des affaires pénales militaires. Ces spécialistes y apportent leur expertise. L’infraction est-elle suffisamment caractérisée ? Quelle est l’opportunité d’un dépôt de plainte ? Faut-il faire un signalement sur la base de l’article 40 ? « Le fait d’avoir travaillé en juridiction leur permet d’avoir une connaissance très concrète du fonctionnement de la justice, dans toutes ses particularités, y compris celles qui peuvent poser difficulté, comme la lenteur ou le manque de moyens », relève Thomas Bride. Des compétences riches qui justifient d’ailleurs pour ce magistrat l’existence de ce corps.

Les magistrats du parquet et du siège

Il existe neuf juridictions de droit commun spécialisées en matière militaire. Il s’agit de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Paris, Rennes, Cayenne et Toulouse. La juridiction parisienne a cependant une compétence élargie, avec les infractions commises hors de France ou en opérations extérieures. La cinquième division du parquet de Paris abrite ainsi la section AC3, dédiée aux affaires militaires. « Ces magistrats spécialisés du parquet ont un rôle classique d’appréciation de l’opportunité des poursuites », résume l’avocate Élodie Maumont, spécialisée dans la défense des militaires. « Ils sont très compétents et capables de changer d’avis », salue Jean Boudot, un avocat très actif dans la défense pénale de militaires. Cet avocat marseillais signale par exemple le dossier du crash d’un hélicoptère au Gabon en 2009, jugé l’an dernier. Les huit militaires prévenus pour homicides et blessures involontaires avaient été relaxés, conformément aux réquisitions. « Le ministère public avait pris une heure pour expliquer ce choix », remarque-t-il.

L’avocat est par contre plus critique sur la question de l’habilitation des magistrats du siège. « Le choix de conserver une justice spécialisée pour les militaires a été fait pour que ces derniers soient jugés par des personnes connaissant leur milieu. Mais si à Marseille, la présidente de la chambre spécialisée est en place depuis huit ans, l’habilitation est parfois donnée à des juges pour une seule affaire. On passe en réalité d’une justice spécialisée à une justice habilitée », craint le juriste. Autre suggestion de l’avocat: dépénaliser la désertion, un contentieux qui représente une part importante des décisions des juridictions. « Je ne dis pas que ce n’est pas un sujet si cela devait survenir en opération, mais en pratique, ce n’est pas le cas, remarque-t-il. Et c’est toujours sanctionné de la même manière, trois mois de prison avec sursis. Alors que des dossiers plus complexes, comme des affaires de harcèlement, nécessiteraient eux plus de temps ». D’où l’importance, rappelle Élodie Maumont, du rôle des greffiers militaires qui assistent les juridictions. Ce sont eux qui peuvent, par exemple, éclairer les magistrats sur le sens du mot « rusticité », très employé chez les militaires. Ou encore analyser des situations grâce à leur expérience. « Avec des comptes-rendus qui se ressemblent, il faut avoir du vécu, explique l’avocate. C’est ce qui permet aux magistrats du fond de prendre du recul sur la sincérité et l’authenticité des pièces produites. »

Les magistrats militaires

Le ministère des Armées compte quatre magistrats militaires dans sa division des affaires pénales militaires. Ces magistrats détachés, pour une durée de trois ans renouvelables, gagnent au passage un grade – magistrat général ou magistrat colonel par exemple – et un uniforme. On les retrouve à la tête de la division et de trois des quatre bureaux de la structure (bureau de l’expertise et du droit pénal, des relations judiciaires et des relations extérieures). Ce sont des « magistrats ayant une forte expérience pénale : ancien juge d’instruction, procureur de la république, au parquet général », remarque le secrétariat général pour l’administration.

Ils sont chargés d’une mission de veille normative, en surveillant les projets de réforme pouvant avoir un impact sur le risque pénal du ministère. En tant qu’experts en procédure pénale, ils ont également une mission de juriste et de conseil pour toutes les armées. Ils sont à ce titre chargés d’assurer l’interface entre l’autorité judiciaire et les armées. En cas de poursuites pénales contre un militaire, le procureur est en effet tenu à demander préalablement à tout acte de poursuite, sauf pour un crime ou un délit flagrant, l’avis du ministre. « C’est un moment important où le ministère va faire la synthèse de tout ce qu’il sait d’une affaire », par exemple les suites disciplinaires données ou des changements dans l’organisation interne, rappelle Thomas Bride. Pour le ministère des armées, les magistrats détachés permettent « à l’autorité judiciaire d’obtenir des réponses utiles et conformes à toutes ses réquisitions, tout en s’assurant de la bonne compréhension par cette dernière du monde militaire et de ses codes ». Ce qui représente une activité d’environ 3 000 avis et dénonciations par an pour le territoire national. « Nous n’hésitons pas à indiquer qu’un classement sans suite serait opportun, ou que telle ou telle alternative aux poursuites pourrait être envisagée », commente Thomas Bride. « L’avis obligatoire du ministre peut éclairer les juridictions sur les circonstances de l’infraction. Si je ne pense pas que cet avis ait une influence significative sur les dossiers, il est toutefois gênant car à l’origine de nullités de poursuites quand il a été omis », signale par contre l’avocate Élodie Maumont.

Les avocats spécialisés

Une poignée d’avocats se sont spécialisés sur les questions pénales militaires. L’avocat Jean Boudot, l’une des figures de ce petit cercle, est ainsi à l’origine de la mention « Spécialisation en droit pénal militaire », reconnue par le Conseil national des barreaux en 2017. Une appétence qui a commencé à la suite d’un concours de circonstances. Alors qu’il vient de débuter sa carrière au barreau, l’avocat est sollicité en urgence pour remplacer au pied levé un confrère qui ne pouvait plus assurer une formation sur le risque pénal à la base navale de Toulon. L’avocat, repéré, est rappelé pour d’autres formations puis pour assurer la défense de militaires dans le cadre de la protection fonctionnelle.

Ce sont par exemple des dossiers d’accidents, comme ce conducteur d’un blindé poursuivi après la mort d’un passager lors d’un entraînement. S’il roulait au-delà des 50 km/h autorisés sur la base, il a été relaxé car cela rentrait dans le cadre des nécessités opérationnelles. Il lui fallait apprendre à se replier rapidement sur un théâtre d’opérations ne connaissant pas de limites de vitesse. Ou encore des affaires de désertion, de violences, de blessures involontaires ou de harcèlement, des dossiers devenus de plus en plus courant en dix ans. « La création en 2014 de la cellule Thémis, dédiée à la lutte contre le harcèlement sexuel et les discriminations a permis une heureuse libération de la parole », note Jean Boudot. Mais l’avocat observe également une montée en puissance des affaires de harcèlement moral parfois à la lisière du simple conflit au travail. « Si la critique est légitime et dans des formes acceptables, ce n’est pas du harcèlement, rappelle-t-il. Or ces procédures sont catastrophiques pour les personnes mises en cause car elles prennent du temps et nuisent à leur carrière. »

« Pour défendre les militaires, il faut bien connaître leurs devoirs et leurs sujétions particulières », observe enfin Élodie Maumont. Un contentieux qui déborde d’ailleurs du seul champ pénal. Comme l’observe Audrey Kalifa, ancienne sous-officier dans la Marine nationale, l’activité pénale au profit des militaires « vient souvent un glissement d’une défense opérée dans un autre cadre. On ne peut pas dissocier le pénal de l’administratif ou du disciplinaire », signale-t-elle.