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« Monsieur Cahuzac, vous pensiez incarner la loi. En définitive, vous serez une jurisprudence »

L’avocat général a requis, mardi 20 février, trois ans de prison ferme et cinq ans d’inéligibilité à l’encontre de Jérôme Cahuzac qui comparaît en appel pour fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale et minoration de sa déclaration de patrimoine lors de son arrivée au gouvernement. En première instance, le parquet avait requis la même peine.

par Marine Babonneaule 20 février 2018

« Avant d’être le procès de l’ingénierie financière, les faits déférés révèlent d’abord quelque chose de tout à fait particulier », commence l’avocat général Jean-Christophe Muller. Il va requérir pendant une heure et demie, aidé de petites fiches cartonnées qu’il repose sur son bureau, une fois l’argument asséné. Jérôme Cahuzac, poursuit-il, c’est l’homme qui « voulait tout et son contraire » et « en même temps ». L’ancien chirurgien a été condamné pour avoir détenu un compte non déclaré en Suisse, puis à Singapour, de 600 000 euros.

Un « sentiment d’impunité »

« Je ne sais pas si c’est le paradoxe Cahuzac [référence au terme employé par le Dr Daniel Zagury, chargé de son expertise psychiatrique, ndlr] mais il me semble que “vouloir tout et son contraire” est caractéristique de son parcours. Vouloir la réussite professionnelle, vouloir la réussite familiale, vouloir la réussite sociale, vouloir la réussite politique. Quoi de plus légitime. Pour autant, à un moment donné, des choix doivent être faits et c’est précisément parce que ces choix n’ont pas été faits que nous sommes ici aujourd’hui ». C’est une affaire de « confusion généralisée ». Pour y voir clair, faut-il aller chercher « dans les tréfonds » de la personnalité de Jérôme Cahuzac ?, interroge le magistrat. Ou faut-il aller « chercher des réponses dans quelque chose de plus noir, que je qualifierais de sentiment d’impunité. N’est-ce pas par le sentiment d’impunité qu’on se sent à l’abri, qu’on peut vouloir tout et son contraire ? Ce sentiment est une clé de lecture importante de ce dossier car, bien évidemment, on ne peut séquencer la personne et la personnalité de Jérôme Cahuzac en fonction de ce qu’on vient chercher dans le dossier ». Non, l’ancien ministre du budget est « là, tout entier ». Et « l’impunité, c’est penser que la loi, c’est pour les autres. Voilà qui est proprement inacceptable, grave et triste ».

Jean-Christophe Muller cingle. Pour lui, ce qu’a fait Jérôme Cahuzac, c’est digne d’un monde « d’avant-hier », digne de Mazarin, de Fouquet. Car il a cru qu’il « serait scandaleux de priver la France » de son propre talent. Mieux valait « quelques petits arrangements ». L’illustration la plus éloquente de ce sentiment absolu d’impunité a été démontrée, selon le magistrat, lorsque le prévenu est « acculé », au moment où le scandale éclate en 2012. « Avec ce qu’il sait de son comportement passé, de la nature exacte de la demande d’entraide administrative, de ce qu’il sait de ce qu’il va se passer ensuite, le comportement qui est le sien, c’est le chant du cygne de l’impunité. C’est penser jusqu’au bout que, parce que l’on est qui l’on est, les choses vont se passer différemment ». Vient ensuite la déflagration médiatique qui a « empoisonné l’air que les citoyens ont respiré » et a « altéré la confiance des citoyens dans leurs dirigeants ».

« Votre plus grande contribution à la lutte contre la fraude fiscale, ça aura été votre procès, comme ministre, comme parlementaire »

Les faits de fraude fiscale sont matériellement établis et reconnus. C’est aussi une caractéristique de ce dossier. L’avocat général constate, sarcastique, que Jérôme et Patricia Cahuzac, dans leur entreprise de dissimulation de leurs avoirs, ont « dépassé leur maître », le médecin qui leur avait mis le pied à l’étrier de l’implantation capillaire. « Patricia fraudait comme madame Bovary, par souci de se délasser, par ennui. Jérôme Cahuzac fraudait, lui, comme Rastignac. “Paris, me voilà.” Mais le couple qu’ils formaient se rapprochait plus des Thénardier. Non contents de frauder le fisc, ils s’entre-fraudaient entre eux. Quand je dis qu’il y a une touche de tristesse dans ce tableau, cet élément en est partie prenante. » Que penser, d’ailleurs, de « cette scène affligeante où le président de la commission des finances de l’Assemblée nationale va se faire remettre en pleine rue une enveloppe de 20 000 € » ? Quant au blanchiment de fraude fiscale, c’est, dans ce dossier, « la danse des sept voiles » : des couches successives de sociétés enregistrées dans des paradis fiscaux. La dissimulation pour raison et l’impunité « en arrière-plan ». Doit-il rappeler que les fonds singapouriens n’ont été rapatriés qu’en 2013, après sa démission ?

Le parquet doute également de la véracité de l’histoire Rocard, selon laquelle le premier compte ouvert en Suisse aurait été ouvert dans le seul but de déposer les fonds – occultes – de financement du parti de Michel Rocard. Jérôme Cahuzac n’en a jamais apporté la preuve, ni en première instance ni en appel. Jean-Chistophe Muller veut « bien entendre le ressentiment » et « l’amertume rétroactive » de l’ancien ministre à l’égard de ses amis politiciens qui ne sont jamais venus à son secours. Mais, en somme, il ne fallait pas faire de la politique.

« Alors que la culpabilité est à l’évidence établie, la question de la sanction prend une acuité particulière », poursuit l’avocat général. Ici, la fonction de la peine est de « restaurer l’équilibre social ». Un équilibre qui a été « rompu durement et durablement ». Ensuite, l’emprisonnement ne doit être prononcé qu’en dernier recours après l’examen de la gravité des faits, la qualité de la personne – « tout a été dit » – et les motifs qui ont déterminé le prévenu à commettre ces faits. « Et là, comment ne pas y voir que de la cupidité ? […] » Par ailleurs, Patricia Cahuzac a été définitivement condamnée à deux ans de prison. « En proportion, la responsabilité de Jérôme Cahuzac est-elle plus ou moins importante par rapport à celle de son ex-épouse, ce qui impliquerait une sanction différente ? Je le crois. S’il y a quelque chose de commun chez eux, c’est cette espèce de passion de la fraude. Pour autant, […] Jérôme Cahuzac avait une responsabilité publique différente de celle de Patricia Cahuzac. Voilà qui explique sur le plan de la proportionnalité qu’il soit traité différemment. »

L’équilibre social a été rompu, il faut désormais « le restaurer », « solder les comptes ». Jérôme Cahuzac n’a pas « payé ». « Comment expliquer autrement cette vindicte populaire autrement que par le fait que la sanction n’est pas passée, que la société n’a pas définitivement jugé les faits, que vous n’avez pas, Monsieur Cahuzac, définitivement reçu et accepté une peine ? » Il est temps pour le prévenu « de se faire oublier ». Jean-Christophe Muller requiert doctement trois ans de prison ferme. Et il tranche, encore. « Votre plus grande contribution n’a été ni votre action de parlementaire, ni votre action de président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, ni votre action de ministre délégué. Votre plus grande contribution à la lutte contre la fraude fiscale, ça aura été votre procès, comme ministre, comme parlementaire. Vous pensiez automatiquement incarner l’intérêt général, que vous étiez légitime à donner des leçons de bonne gestion fiscale. Vous pensiez incarner la loi. En définitive, vous serez une jurisprudence. »

L’audience se termine mercredi 21 février, après les plaidoiries de la défense.