Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Motivation des jugements et impartialité du juge

En exposant les moyens et les prétentions des parties selon des modalités différentes, le jugement est de nature à faire peser un doute légitime sur l’impartialité de la juridiction.

par Antoine Bolzele 28 janvier 2019

Ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation censure les juges du fond au motif d’un manque d’impartialité tiré de la motivation de leur jugement, même si le nombre des arrêts rendus en la matière est assez faible. Et pour cause. Le fait pour un juge d’indiquer dans les motifs de son jugement un parti pris en faveur d’un plaideur constitue une violation flagrante des règles relatives à la motivation des jugements et à l’exigence de l’impartialité qui s’imposent à toutes les juridictions. C’est donc au visa des articles 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et 455 et 458 du code de procédure civile que les juges du droit brisent la décision rendue par la cour d’appel de Nancy. En l’espèce, il s’agissait d’un litige successoral qui avait donné lieu une première décision laquelle avait été confirmée en appel. Or, dans son arrêt, la cour d’appel avait exposé de façon clairement différente les moyens et les prétentions développés par les parties. Concernant l’appelante, l’arrêt s’était borné à viser les dernières écritures, au motif qu’elles étaient particulièrement longues et confuses, mais, concernant les intimées, la cour d’appel avait pris soin de les exposer sur onze pages. Pour la Cour de cassation, le fait d’exposer les moyens et prétentions des parties selon des modalités différentes était de nature à faire peser un doute légitime sur l’impartialité de la juridiction. La décision est intéressante à un double titre. D’une part, elle permet de rappeler la portée exacte des règles relatives à la motivation des décisions de justice. D’autre part, elle rappelle l’interdiction faite au juge d’exprimer sa pensée profonde concernant le bien-fondé des prétentions et des moyens dont il est saisi.

Il est unanimement admis que la motivation des décisions de justice relève de la catégorie des libertés fondamentales du justiciable au titre du respect de son droit à un procès équitable. Cet impératif est une protection essentielle contre l’arbitraire du juge. En outre, la motivation permet à chaque partie d’apprécier l’opportunité d’introduire une voie de recours et met le juge d’appel ou de cassation en mesure d’exercer son contrôle sur les décisions des juridictions inférieures. En d’autres termes, la motivation est une exigence technique qui, dans le système judiciaire français, tend à assurer la présentation du jugement sous forme syllogistique. Bien que l’article 455 du code de procédure civile ne fait aucune référence à cette manière de motiver, la pratique judiciaire française est assise depuis plus de deux siècles sur cette tradition : la motivation est l’action de donner les motifs pour justifier rationnellement en fait et en droit une décision. L’article 455 du code de procédure civile précise néanmoins que le jugement doit exposer succinctement les prétentions respectives des parties. En somme, la motivation doit répondre à un impératif technique et didactique. Le premier est ancien. En effet, pour permettre à la Cour de cassation d’exercer son contrôle de légalité et disciplinaire, les jugements doivent suivre des règles de rédaction très strictes dont l’inobservation est lourdement sanctionnée par la nullité du jugement (P. Mimin, Le style des jugements, 4e éd., Librairies Techniques, 1970). La seconde idée est beaucoup plus récente dans l’histoire du droit judiciaire. Dans une approche plus moderne, et sous l’impulsion de la Cour européenne des droits de l’homme, la motivation s’est enrichie d’une autre exigence au regard du droit à un procès équitable, celle que le justiciable soit en mesure de comprendre la décision qui est rendue, surtout si elle lui est défavorable (CEDH 16 nov. 2010, req. n° 926/05, Taxquet c. Belgique, Dalloz actualité, 25 nov. 2010, obs. O. Bachelet , note J.-F. Renucci ; ibid. 48, note J. Pradel ; Just. & cass. 2011. 241, étude C. Mathon ; AJ pénal 2011. 35, obs. C. Renaud-Duparc ; RSC 2011. 214, obs. J.-P. Marguénaud ). En ce sens, le Conseil d’État a récemment mis en place de nouvelles règles de rédaction des décisions rendues par les juridictions administratives (Vade-mecum sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative). Ainsi, la motivation est à la fois une justification pour convaincre et une explication pour faire accepter la décision. Cela dit, la pédagogie exigée du juge dans la rédaction de son jugement est un exercice de qualité qui suppose du temps. C’est pourquoi, pour lui permettre de gagner du temps, le législateur a permis au juge de se référer sous forme d’un visa aux conclusions des parties avec l’indication de leur date. Toutefois, dans ses motifs, le juge doit se garder de se limiter à reproduire les arguments des parties. Il doit montrer dans sa décision qu’il a analysé les motifs qu’il approuve. Autrement dit, le juge « doit fournir un effort de rédaction pour s’approprier ces arguments et les intégrer à son propre raisonnement » (B. Rolland, obs. ss. Civ. 3e, 18 nov. 2009, n° 08-18.029, Procédures 2010, n° 15).

En l’espèce, il est reproché aux juges du fond d’avoir présenté les prétentions et les moyens des parties de façon différente de sorte qu’on pouvait en inférer un parti pris en faveur de l’une des parties. En outre, les juges du fond n’avaient pas résisté à la tentation de laisser échapper leur sentiment profond sur la qualité des conclusions de l’appelant. En effet, la raison pour laquelle les juges s’exonéraient de reproduire ses prétentions et ses moyens tenait au fait qu’elles étaient particulièrement confuses. Dans les décisions précédemment rendues, la Cour de cassation avait reproché aux juges du fond l’usage dans leurs motifs dans des termes qui laissaient clairement entendre un préjugé défavorable. On se souvient d’un jugement dont la motivation était particulièrement injurieuse : « la piètre dimension de la défenderesse qui voudrait rivaliser avec les plus grands escrocs, ce qui ne constitue nullement un but louable en soi sauf pour certains personnages pétris de malhonnêteté comme ici Mme M… dotée d’un quotient intellectuel aussi restreint que la surface habitable de sa caravane […] » (Civ. 2e, 14 sept. 2006, n° 04-20.524, D. 2006. 2346 ; ibid. 2007. 896, chron. V. Vigneau ; AJDI 2006. 932 , obs. F. Bérenger ; Procédures 2006, n° 227, obs. R. Perrot). De même, dans une affaire en droit du travail, le juge avait condamné un employeur qui avait « réinventé le servage » (Soc. 23 oct. 2013, n° 12-16.840, Procédures 2014. Comm. 13, obs. A. Bugada). Si les motifs injurieux se rencontrent heureusement très rarement dans la jurisprudence, les arrêts qui censurent la paresse des juges du fond pour s’être bornés à reproduire dans leurs motifs les conclusions de l’une des parties sont plus fréquents (Civ. 2e, 23 sept. 2010, Procédures 2010, n° 369 obs. R. Perrot ; Soc. 20 avr. 2017, n° 16-11.099, Dalloz jurisprudence). On voit donc que, pour être conforme au droit au procès équitable, le jugement ne doit comporter aucun dépassement verbal et ne pas adopter dans ses motifs les conclusions de l’une des parties telles quelles qu’elles ont été rédigées. La première obligation relève de l’impartialité objective, la seconde de l’impartialité subjective.

Le respect de l’impartialité du juge combiné aux règles exigeantes gouvernant la motivation des décisions de justice met en relief le lien entre l’égalité des armes et la neutralité de la procédure qu’elle induit à travers l’office du juge. L’arrêt en exprime concrètement les formes. En associant sans vraiment les distinguer l’idée que la motivation est une démonstration et une explication, le jugement est un acte particulièrement difficile à rédiger. Il ne doit en aucun cas laisser transparaître une partialité. En l’espèce, en critiquant la rédaction des conclusions de l’une des parties dans ses motifs, le juge est sorti de la neutralité, et cela avant de rendre sa décision. Outre la dextérité technique qu’elle appelle, la rédaction du jugement éprouve encore la distance émotionnelle dont le juge doit faire preuve vis-à-vis des plaideurs et leurs conseils. Le praticien peut observer quotidiennement à l’audience l’exaspération qu’expriment parfois certains magistrats devant des dossiers dont les prétentions et les moyens ne sont pas toujours formulés clairement ou bien sont le fruit d’une erreur grossière de procédure ou de droit applicable. Soumis à une pression extrême pour rendre leurs décisions rapidement, les juges sont freinés dans leur tâche lorsqu’ils se trouvent confrontés à un manque de rigueur de la part de justiciables, au surcroît non assistés ou mal conseillés. Produire de la qualité en quantité est un défi que le personnel judiciaire doit affronter tous les jours. C’est pourquoi il arrive parfois que certaines situations provoquent une réaction autoritaire du juge, qui ne peut s’empêcher d’ajouter à ses motifs l’expression plus ou moins directe de son irritation. Mais agissant de la sorte, le juge commet l’erreur de ne pas respecter l’apparence d’impartialité qui est nécessaire pour inspirer à tous le sentiment de respect et de confiance que l’on doit à la justice. Le mérite de l’arrêt est de le rappeler avec force.