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Le non bis in idem appliqué au cumul de poursuites envers un comptable de fait

Le cumul de poursuites envers un comptable de fait sur le fondement de l’article L. 131-11 du code des juridictions financières pour gestion de fait et de poursuites sur le fondement d’autres dispositions à des fins de sanction ayant le caractère de punition n’est pas contraire au principe de nécessité des délits et des peines dès lors que ces poursuites ne portent pas sur des faits qualifiés de manière identique, ne conduisent pas à des sanctions de même nature ou ne visent pas à protéger les mêmes intérêts sociaux.

par Estelle Benoitle 18 mai 2020

À l’occasion d’appels interjetés contre deux jugements de la chambre régionale des comptes Auvergne-Rhône-Alpes, les parties demanderesses aux instances ont questionné la conformité à la Constitution des dispositions de l’article L. 131-11 du code des juridictions financières (CJF). Les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) ont ainsi transité de la Cour des comptes au Conseil d’État pour finalement rejoindre le Conseil constitutionnel, lequel les a réunies pour statuer par une seule décision.

L’article L. 131-11 du CJF dispose que « les comptables de fait [personnes maniant les deniers publics sans avoir la qualité de comptable public nécessaire pour le faire] peuvent, dans le cas où ils n’ont pas fait l’objet pour les mêmes opérations des poursuites prévues à l’article 433-12 du code pénal, être condamnés à l’amende par la Cour des comptes en raison de leur immixtion dans les fonctions de comptable public ».

L’article 433-12 cité dans l’extrait porte sur l’usurpation de fonctions publiques, qu’il s’agisse donc de celle de comptable public ou d’une autre.

En excluant ainsi uniquement la possibilité de poursuivre la personne pour gestion de fait dès lors qu’elle a déjà été poursuivie sur le fondement de l’article 433-12 du code pénal, les dispositions contestées rendent finalement possible la poursuite de cette personne sur le fondement de l’article L. 131-11 du CJF lorsqu’il a déjà fait l’objet d’autres poursuites sur le fondement d’autres dispositions que celles de l’article 433-12 du code pénal.

Or les requérants estiment que cette possibilité de cumul de poursuites va à l’encontre du principe de nécessité des délits et des peines issu de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dès lors qu’elles risquent de porter sur les mêmes faits, de protéger les mêmes intérêts sociaux et de donner naissance à des sanctions de même nature. Ils citent à ce titre les poursuites pénales pour abus de confiance, concussion, corruption passive, détournement de fonds publics et abus de biens sociaux.

Pour mémoire, le Conseil constitutionnel a déjà jugé que le cumul de poursuites n’était pas nécessairement inconstitutionnel. Celui-ci doit en effet répondre à au moins une des trois conditions suivantes pour ne pas être déclaré contraire au principe de nécessité des délits et des peines auquel le principe non bis in idem est assimilé (selon lequel nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement une seconde fois à raison des mêmes faits) : les poursuites portent sur des faits qualifiés de manière non identique, conduisent au prononcé de sanctions de nature différente ou visent à protéger des intérêts sociaux distincts (v. not. Cons. const. 30 mars 2017, n° 2016-621 QPC, D. 2017. 765 ; ibid. 2018. 1344, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; Constitutions 2017. 296, chron. C. Pouly ; RSC 2017. 325, obs. A. Cerf-Hollender ; 30 sept. 2016, n° 2016-572 QPC, D. 2016. 1926 ; ibid. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; AJ pénal 2016. 588, obs. J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2017. 99, note H. Matsopoulou ; Constitutions 2016. 545, chron. ; RSC 2017. 536, obs. F. Stasiak ; Cons. const., 18 mars 2015, n° 2014-453/454-QPC, AJDA 2015. 1191, étude P. Idoux, S. Nicinski et E. Glaser ; D. 2015. 894, et les obs. , note A.-V. Le Fur et D. Schmidt ; ibid. 874, point de vue O. Décima ; ibid. 1506, obs. C. Mascala ; ibid. 1738, obs. J. Pradel ; ibid. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal 2015. 172, étude C. Mauro ; ibid. 179, étude J. Bossan ; ibid. 182, étude J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2015. 380, note H. Matsopoulou ; RSC 2015. 374, obs. F. Stasiak ; ibid. 705, obs. B. de Lamy ; RTD com. 2015. 317, obs. N. Rontchevsky ; 2015-462 QPC).

En l’espèce, le Conseil constitutionnel rappelle et applique sa jurisprudence relative au principe non bis in idem aux termes des considérants 5, 9 et 10.

Il s’attarde en premier lieu sur les exemples de cumul relevés par les requérants. Il estime ainsi que les poursuites pour abus de confiance, concussion, corruption passive, détournement de fonds publics et abus de biens sociaux portent sur des faits qualifiés de manière distincte par rapport aux poursuites pour gestion de fait et ne sont, par conséquent, pas contraire au principe de nécessité des délits et des peines : « si [ces] incriminations […] sont susceptibles de réprimer des faits par lesquels une personne s’est rendue coupable de gestion de fait, elles ne se limitent pas, contrairement à cette dernière infraction, à cette seule circonstance ».

En second lieu, afin d’exclure la possibilité de cumul de poursuites pour lequel aucune des trois conditions ne serait remplie, le Conseil émet une réserve d’interprétation à l’égard des dispositions de l’article L. 131-11 du CJF : « […] si les dispositions contestées rendent possibles d’autres cumuls, entre les poursuites pour gestion de fait et d’autres poursuites à des fins de sanction ayant le caractère de punition, ces cumuls éventuels doivent, en tout état de cause, respecter le principe de nécessité des délits et des peines, qui implique qu’une même personne ne puisse faire l’objet de plusieurs poursuites susceptibles de conduire à des sanctions de même nature pour les mêmes faits, en application de corps de règles protégeant les mêmes intérêts sociaux ».

Sous cette réserve, l’article L. 131-11 du CJF est déclaré conforme à la Constitution.