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Nouveau revirement en droit processuel de la concurrence : l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité en cause d’appel

La règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III (devenu l’art. L. 442-4, III) et D. 442-3 (devenu l’art. D. 442-2) du code de commerce, désignant la Cour d’appel de Paris comme seule compétente pour connaître des décisions rendues par les juridictions spécialisées en matière de pratiques restrictives de concurrence, institue une compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.

La chambre commerciale poursuit la mue de sa jurisprudence en droit processuel de la concurrence, judicieusement engagée le 18 octobre 2023 (Com. 18 oct. 2023, n° 21-15.378, Dalloz actualité, 7 nov. 2023, obs. M. Barba ; ibid., 8 nov. 2023, obs. M. Barba ; D. 2023. 2298 , note R. Amaro ; ibid. 2268, chron. C. Bellino et T. Boutié ; ibid. 2024. 745, obs. N. Ferrier ; ibid. 2137, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra ; RTD civ. 2024. 198, obs. P. Théry ; RTD com. 2024. 61, obs. M. Chagny ; CCC 2023. Comm. 192, obs. D. Bosco ; ibid. Comm. 187, obs. N. Mathey ; JCP E 2024. 1004, note C. Bizet ; Procédures 2023. 315, note Y. Strickler ; RDC 2024. 72, note R. Amaro ; JCP 2023. 2047, chron. L. Mayer, spéc. p. 2049). Au moyen de ce dernier arrêt, elle avait opéré un revirement attendu en substituant une simple incompétence à l’irrecevabilité classiquement opposée à une demande adressée à une juridiction non spécialisée et néanmoins fondée sur le droit des pratiques restrictives. Ce revirement concernait alors le premier degré de juridiction.

Formellement, il laissait en suspens le sort de l’appel régularisé devant une cour d’appel non spécialisée, à savoir toutes les juridictions d’appel en dehors de celle de Paris, seule compétente à ce degré. Fallait-il encore retenir l’irrecevabilité de l’appel, conformément à la théorie générale appliquée à l’appel mal orienté ? Ou allait-il désormais s’agir, là aussi, d’incompétence ? Au moyen du présent arrêt, la chambre commerciale tranche et revire dans la continuité de son précédent revirement : l’incompétence (de la cour d’appel) plutôt que l’irrecevabilité (de l’appel).

En l’espèce, une société commerciale obtient d’une banque des facilités de paiement pour ses filiales, lesquelles concluent par ailleurs des contrats d’affacturage avec une autre société. La société mère finit par assigner la banque et l’affactureur devant le Tribunal de commerce de Bordeaux, soutenant que ces derniers l’avaient maintenues, elle et ses filles, en situation de dépendance économique au sens de l’article L. 442-6 du code de commerce dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019.

En substance, la société mère reprochait ainsi à la banque et à l’affactureur des pratiques restrictives de concurrence, ce qui l’a conduite à les assigner devant une juridiction consulaire spécialisée. Jugement est rendu, duquel il est relevé appel devant la Cour d’appel de Bordeaux, en infraction à l’article D. 442-3, devenu l’article D. 442-2, du code de commerce qui dispose que la cour d’appel compétente pour connaître des décisions rendues par les juridictions spécialisées est celle de Paris.

L’appel est déclaré irrecevable par la Cour d’appel de Bordeaux, conformément à la jurisprudence classique de la Cour de cassation (nous y reviendrons).

Pourvoi est formé et bien formé, qui s’appuie naturellement sur le récent revirement de la chambre commerciale du 18 octobre 2023. Selon le requérant, en première instance comme en appel, l’article D. 442-3 érige une règle de compétence et non une fin de non-recevoir, de sorte qu’il appartenait à la Cour d’appel de Bordeaux de rendre une décision d’incompétence et non d’irrecevabilité. Le moyen fait mouche et donne lieu à un bel arrêt à motivation enrichie.

Après un rappel des textes pertinents – le siège de la prohibition des pratiques restrictives et celui de la spécialisation juridictionnelle associée –, la chambre commerciale rappelle la teneur de sa jurisprudence antérieure, qui raisonnait en termes de pouvoir juridictionnel et non de compétence.

À cette époque, la Cour d’appel de Paris était seule investie du pouvoir de juger les recours formés contre les décisions des juridictions spécialisées de première instance, de sorte que les autres juridictions d’appel devaient d’office relever leur défaut de pouvoir et dire l’appel irrecevable (Com. 24 sept. 2013, n° 12-21.089, Dalloz actualité, 7 oct. 2013, obs. E. Chevrier ; Delachaux (Sté) c/ Licat (Sté), D. 2013. 2269, obs. E. Chevrier ; ibid. 2812, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2014. 893, obs. D. Ferrier ; 31 mars 2015, n° 14-10.016, Dalloz actualité, 22 avr. 2015, obs. X. Delpech ; Le Quotidien (Sté) c/ Médianergie (Sté), D. 2015. 798 ; ibid. 996, chron. J. Lecaroz, F. Arbellot, S. Tréard et T. Gauthier ; ibid. 2526, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; AJCA 2015. 276, obs. J.-D. Bretzner ) ; il en allait de même au cas d’un recours dirigé contre une décision émanant d’une juridiction non spécialisée mais rendue en matière de pratiques restrictives ; du reste, le raisonnement en termes de défaut de pouvoir valait aussi en première instance.

Puis la jurisprudence a évolué en cause d’appel : les juridictions d’appel devaient désormais connaître de l’appel des décisions des juridictions de première instance non spécialisées, mais seulement pour dire irrecevables les demandes fondées sur la prohibition des pratiques restrictives de concurrence (Com. 29 mars 2017, n° 15-15.337, D. 2017. 2444, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; RTD civ. 2017. 722, obs. P. Théry ). En somme, il appartenait au juge d’appel de rendre la sanction qu’aurait dû rendre le premier juge non spécialisé. La cour d’appel non spécialisée accueillait donc l’appel, mais seulement pour frapper les demandes d’une fin de non-recevoir prise de l’excès de pouvoir, cependant qu’une cour d’appel non spécialisée saisie de l’appel d’une décision d’une juridiction spécialisée persistait à dire l’appel irrecevable comme mal orienté, conformément à la jurisprudence classique.

C’était là une construction prétorienne complexe, particulièrement subtile (pour son détail, v. not., R. Amaro, Spécialisation du juge en droit de la concurrence : le revirement !, D. 2023. 2298 ). Comme on le voit, la chambre commerciale de la Cour de cassation est initialement partie de l’appel pour bâtir cette jurisprudence. Non sans ironie, sa déconstruction a été initiée au départ de la première instance, ainsi que l’arrêt commenté le rappelle par la suite.

En effet, le 18 octobre 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation a reviré : la règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III (devenu l’art. L. 442-4, III) et D. 442-3 (devenu l’art. D. 442-2) du code de commerce, désignant les juridictions spécialisées en matière de pratiques restrictives, institue désormais une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir. Cette règle est « d’ordre public », ajoute aujourd’hui, et judicieusement, la chambre commerciale (§ 10 ; v. infra).

La question était cependant de savoir si ce qui valait désormais en première instance – l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité au cas de saisine d’une juridiction non spécialisée – valait également en cause d’appel.

La chambre commerciale répond par l’affirmative : « la règle (…) désignant la Cour d’appel de Paris seule compétente pour connaître des décisions rendues par lesdites juridictions (spécialisées) institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir » (§ 11).

Cassation s’ensuit sur ces motifs, avec un opportun renvoi devant la Cour d’appel de Paris, permettant à la Cour de cassation de vider la problématique de compétence.

Voici un arrêt qui mérite pleine approbation en droit processuel des pratiques restrictives. De fait,...

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