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Nouvelle requalification en contrat de travail pour un livreur de l’ex-plateforme TokTokTok

Sanctionnant pour défaut de base légale une cour d’appel ayant rejeté la demande de requalification en contrat de travail d’un livreur à l’égard de l’ex-plateforme TokTokTok, l’arrêt du 27 septembre 2023 de la chambre sociale nous livre au moins deux enseignements. Au niveau micro, il rappelle qu’un travailleur de plateforme, fictivement indépendant, peut demander en justice la reconnaissance d’un lien de subordination, et partant d’un statut salarial. Au niveau macro, il enjoint aux juges du fond, lors de l’appréciation des conditions réelles d’exécution du travail, d’étudier le contenu des stipulations contractuelles.

Les plateformes numériques de travail n’ont résolument pas fini de faire parler d’elles. Alors qu’une proposition de directive est en cours de discussion au Parlement européen et au Conseil, dont la principale mesure serait d’instaurer une présomption de salariat au bénéfice d’une large part des travailleurs des plateformes numériques (Proposition n° 2021/0414 (COD) de la directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, présentée le 9 déc. 2021), la Cour de cassation rend un nouvel arrêt à propos de la requalification en contrat de travail de la relation contractuelle unissant cette fois-ci un livreur à vélo à l’ancienne plateforme TokTokTok.

Les faits sont désormais bien (trop) connus. Inscrit au registre du commerce et des sociétés et collaborant avec la plateforme de livraison à domicile TokTokTok sur la base d’un contrat de prestation signé le 23 avril 2014, le « runner » – dénomination attribuée par la plateforme à ses livreurs – vit son contrat rompu le 25 novembre 2014.

Privé de son activité professionnelle et de toutes indemnités (qu’elles soient de congés payés, de licenciement ou encore de chômage), le livreur saisit le conseil des prud’hommes de Paris d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail.

La demande de requalification fut d’abord rejetée par la juridiction prud’homale en 2018, puis par la Cour d’appel de Paris en 2020. Par deux fois, les juges du fond ont conclu à l’absence de lien de subordination entre la plateforme et le travailleur.

Depuis 2014, de l’eau a coulé sous les ponts. Les travailleurs de plateforme se sont organisés en collectifs pour défendre leurs droits (parmi les premiers collectifs organisés, nous pouvons citer le Collectif des livreurs autonomes parisiens [CLAP-75] ou le Collectif PETT). Le législateur est intervenu par une kyrielle de lois tantôt reconnaissant quelques droits fondamentaux aux travailleurs « indépendants » des plateformes, tantôt créant une charte de responsabilité sociale, tantôt instaurant un dialogue social de secteur (C. trav., art. L. 7341-1 à L. 7345-12). Des organisations syndicales se sont données pour objet l’étude et la défense des droits et des intérêts matériels et moraux des travailleurs de plateforme. Puis, des accords ont été conclus dans les secteurs des VTC et de la livraison de marchandises (pour les accords du secteur des livreurs ; pour les accords du secteur des VTC).

Toutefois, en raison de la ferme intention du législateur de maintenir le modèle des plateformes – reposant sur une foule de travailleurs « indépendants » – l’octroi du statut salarial est toujours resté l’apanage des juridictions.

Les arrêts Take Eat Easy (Soc. 28 nov. 2018, n° 17-20.079 P, Dalloz actualité, 12 déc. 2018, obs. M. Peyronnet ; D. 2019. 177, et les obs. , note M.-C. Escande-Varniol ; ibid. 2018. 2409, édito. N. Balat ; ibid. 2019. 169, avis C. Courcol-Bouchard ; ibid. 326, chron. F. Salomon et A. David ; ibid. 963, obs. P. Lokiec et J. Porta ; AJ contrat 2019. 46, obs. L. Gamet ; Dr. soc. 2019. 185, tribune C. Radé ; RDT 2019. 36, obs. M. Peyronnet ; ibid. 101, chron. K. Van Den Bergh ; Dalloz IP/IT 2019. 186, obs. J. Sénéchal ; JT 2019, n° 215, p. 12, obs. C. Minet-Letalle ; RDSS 2019. 170, obs. M. Badel ) et Uber (Soc. 4 mars 2020, n° 19-13.316 P, Dalloz actualité, 1er avr. 2020, obs. G. Saint Michel et N. Diaz ; D. 2020. 490, et les obs. ; ibid. 1136, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; AJ contrat 2020. 227 , obs. T. Pasquier ; Dr. soc. 2020. 374, obs. P.-H. Antonmattei ; ibid. 550, chron. R. Salomon ; RDT 2020. 328, obs. L. Willocx ) de la Cour de cassation ont ainsi pu raviver les espoirs quant à la possibilité d’obtenir la requalification du contrat de partenariat ou de prestation de service – selon les dénominations choisies par les plateformes – en contrat de travail. Il aura ainsi fallu près de dix ans à l’ex-runner, cofondateur du CLAP-75, pour obtenir la reconnaissance, au moins implicite, d’un lien de subordination à l’égard de la plateforme TokTokTok par la Cour de cassation.

Après une remobilisation des principes et règles liés à l’indisponibilité de la qualification de contrat de travail, la Cour de cassation, au moyen d’une cassation pour défaut de base légale, semble admettre l’existence d’un lien de subordination entre le livreur et la plateforme TokTokTok.

L’appréciation du lien de subordination juridique

Une présomption d’indépendance réfragable…

En raison de l’immatriculation du travailleur de plateforme au registre des commerces et des sociétés, la présomption d’indépendance, issue de la loi dite Madelin du 11 février 1994, s’applique. Aussi, selon l’actuel article L. 8221-6 du code du travail, le travailleur est présumé ne pas être lié avec le donneur d’ordre par un contrat de travail. Réfragable, cette présomption peut être renversée si le travailleur parvient à apporter la preuve qu’il fournit ses prestations au donneur d’ordre dans des conditions qui le place dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci (C. trav., art. L. 8221-6, II).

Aujourd’hui, la question de la coïncidence des définitions du lien de subordination en droit du travail et en droit de la sécurité sociale est « résolue » (M. Borgetto et R. Lafore, Droit de la sécurité sociale, 19e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2019, n° 597) et la jurisprudence n’exige pas toujours le caractère de permanence. Au plus strict, la permanence requiert une certaine constance des relations entre les deux parties (v. en ce sens, Civ. 2e, 7 juill. 2016, n° 15-16.110 P, D. 2016. 1574 ; Dr. soc. 2016. 859, obs. J. Mouly ; ibid. 2017. 235, étude R. Salomon ; JCP S 2017. 1017, note A. Derue ; RDC 2016. 730, note G. Loiseau).

Alors, ce « lien de subordination juridique permanente » n’est autre que la classique subordination, critère du contrat de travail depuis l’arrêt Bardou (Civ. 6 juill. 1931, DP 1931, 1, p. 121, note P. Pic), et définie depuis l’arrêt Société générale comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les...

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