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Obligation légale de sécurité : une faute – inexcusable – présumée

Deux décisions rendues par la chambre sociale et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, les 28 et 29 février derniers, la première concernant la charge de la preuve du respect de l’obligation de sécurité dans le cadre d’une action en résiliation judiciaire aux torts de l’employeur et la seconde la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur afin d’obtenir une indemnisation complémentaire viennent nourrir le débat autour de la nature de l’obligation de sécurité oscillant entre obligation contractuelle ou légale ainsi qu’entre obligation de résultat (atténuée) ou de moyens (renforcée).

La faute est l’une des notions fondamentales du droit, qui est empreinte d’une relativité « absolue ». La définition la plus célèbre a été offerte par Planiol, la faute consistant en « un manquement à une obligation préexistante » (M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t. II, 3e éd., n° 947). Mais, à l’aune de sa finalité, chaque branche du droit, voire chaque système de responsabilité, offre une définition en tentant de répondre à deux questions étroitement liées : déterminer « quand il y a faute et si "toute faute" engage la responsabilité » (A. Tunc, La responsabilité civile, in Deuxième congrès international de morale médicale, 1966, p. 26). Si essentielle, « la qualification juridique de la faute relève du contrôle de la Cour de cassation » (Civ. 2e, 7 mars 1973, n° 71-14.769 P), même si les faits d’où les juges du fond déduisent l’existence ou l’absence d’une faute appartiennent à leur appréciation souveraine. Les limites ou frontières de la faute soulèvent des débats philosophiques, politiques, économiques et sociaux variables en fonction de la situation extracontractuelle ou contractuelle en cause. Derrière la qualification joue encore la question de la charge de la preuve (et donc du risque de l’échec probatoire ; C. civ., art. 1353, anc. art. 1315) ainsi que la prise en compte d’une cause étrangère exonératoire, comme la force majeure, le fait d’un tiers ou la faute de la victime (C. civ., art. 1218 et 1231-1, anc. art. 1147 et 1148), dont le régime peut être encadré par de multiples règles spéciales.

Dans ce questionnement sisyphéen, se situe l’obligation de sécurité de l’employeur au cœur d’un nœud gordien reliant le droit du travail et le droit de la sécurité sociale, aux fonctions originellement distinctes (désormais imbriquées), le premier ayant une finalité principalement préventive (C. trav., art. L. 4121-1 s.) et le second ayant une finalité principalement réparatrice (CSS, art. L. 411-1), mais avec un objet identique, le droit fondamental à la santé des salariés, et un débiteur principal aux moyens aléatoires selon sa taille, l’employeur. C’est dire si, en matière de santé et sécurité au travail, vole en éclat le principe d’autonomie entre le droit du travail et le droit de la sécurité sociale (sur le principe en matière d’inaptitude au travail, v. Civ. 2e, 28 janv. 2021, n° 19-25.459, RJS 4/2021, n° 237). S’immisce dans ce débat celui de la nature de l’obligation de sécurité oscillant entre obligation contractuelle ou légale ainsi qu’entre obligation de résultat (atténuée) ou de moyens (renforcée) pour lequel l’assemblée plénière de la Cour de cassation semble avoir tranché en déclarant que « ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail » (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442 P, Dalloz actualité, 9 avr. 2019, obs. W. Fraisse ; D. 2019. 922, et les obs. , note P. Jourdain ; ibid. 2058, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; JA 2019, n° 598, p. 11, obs. D. Castel ; ibid. 2021, n° 639, p. 40, étude P. Fadeuilhe ; AJ contrat 2019. 307, obs. C.-É. Bucher ; Dr. soc. 2019. 456, étude D. Asquinazi-Bailleux ; RDT 2019. 340, obs. G. Pignarre ; RDSS 2019. 539, note C. Willmann ; D. 2020. Pan. 40, obs. P. Brun ; D. 2019. 922, concl. P. Jourdain ; Dr. soc. 2019. 456, note D. Asquinazi-Bailleux ; RJS 6/2019, n° 360). Nourrissent ces débats deux arrêts rendus par la chambre sociale et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, des 28 et 29 février 2024, le premier concernant la charge de la preuve dans le cadre d’une action en résiliation judiciaire aux torts de l’employeur (C. civ., art. 1227, anc. art. 1184) et le second la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur afin d’obtenir une indemnisation complémentaire (CSS, art. L. 452-1).

Faute inexcusable résultant du risque de violences des usagers

Les questions juridiques s’imbriquent aussi avec des enjeux sociétaux importants, spécialement pour l’arrêt du 29 février 2024 où était en cause la recrudescence d’actes violents au sein du service des urgences d’un hôpital, en raison de l’engorgement des services lié à un manque d’effectifs et de moyens générant une dégradation de la qualité des soins. En l’espèce, une salariée d’une association gérant un hôpital a été victime, dans la nuit du 8 au 9 janvier 2017, d’une agression prise en charge au titre de la législation professionnelle par la CPAM. La victime a saisi une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur et a obtenu gain de cause. L’employeur a formé un pourvoi en cassation avec pour principal argument le fait que le risque venant d’un tiers, un usager en l’occurrence, était de fait inévitable et que la seule réalisation du risque ne saurait démontrer le caractère insuffisant des mesures de prévention mises en œuvre par l’employeur.

Le pourvoi est rejeté avec une motivation particulièrement fournie. La Cour de cassation rappelle d’abord qu’« il résulte des articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale et L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail que le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver », reprenant sa solution de principe énoncée, après l’arrêt d’assemblée plénière, le 8 octobre 2020 (Civ. 2e, 8 oct. 2020, n°s 18-26.667 et 18-25.021, D. 2020. 2014 ; RDT 2021. 67, obs. L. de Montvalon ) et confirmée le 16 novembre 2023 (Civ. 2e, 16 nov. 2023, n° 21-20.740, JA 2024, n° 693, p. 3, Éditorial B. Clavagnier ; RDT 2024. 118, chron. A.-L. Mazaud ). Elle confirme ensuite la position de la cour d’appel en matière de risques sociaux comportementaux : 1) « la victime a subi une agression physique par une patiente rentrée dans l’espace ambulatoire alors que le médecin ne prêtait pas attention à elle, et que seule l’équipe de soins est intervenue pour les séparer » ; 2) « l’employeur ne pouvait ignorer le risque d’agression encouru par son personnel soignant, médecins compris » car « la recrudescence d’actes violents au sein du service des urgences de l’hôpital avait été évoquée dès 2015, en raison, notamment, de l’engorgement des services générant l’insatisfaction des usagers, l’altération des conditions de travail et la dégradation de la qualité des soins » ; 3) « les mesures de protection mises en œuvre par l’employeur étaient insuffisantes ou inefficaces à prévenir le risque d’agression auquel était soumis son personnel » car « le recrutement d’un agent de sécurité et la fermeture de la zone de soins par des portes coulissantes, qui lui avaient été demandés par certains salariés pour sécuriser les locaux, sont postérieurs à l’accident du travail », « le contrat de sécurité cynophile [étant] manifestement insuffisant à prévenir les risques d’agression au sein même de l’hôpital », et « l’organisation de formations sur la gestion de la violence constituait une réponse sous-dimensionnée par rapport à la réalité et la gravité du risque encouru ».

Cette solution est une parfaite illustration de la problématique des risques sociaux qui recouvrent l’ensemble des risques dont l’origine professionnelle résulte des rapports sociaux (multiples) inhérents à toute relation de travail (rapport avec la hiérarchie, avec les collègues, avec les prestataires et avec les clients ou usagers), couvrant les risques comportementaux (violence, harcèlement, abus d’autorité, voire mésentente) ainsi que les risques managériaux (charge de travail, évaluation des salariés, réorganisation ou restructuration), susceptibles d’avoir des conséquences d’ordre physique ou psychologique sur les travailleurs. La notion de risque est objective ; elle n’implique pas une faute de la part de l’employeur. Il importe donc peu que le risque vienne d’un tiers. La prévention permet de jouer sur les origines du risque, en évaluant son intensité, pour réduire ses éventuelles apparitions (sans que l’on exige un risque « 0 ») ou conséquences (en traitant rapidement le risque qui se réalise). Tant pour les partenaires sociaux (ANI, 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail) qu’au niveau international (Convention [n° 190] sur la violence et le harcèlement, 2019), la prévention et le...

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