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Open data des décisions de justice : le garde des Sceaux a trois mois pour fixer un calendrier

Par une décision du 21 janvier, le Conseil d’État a laissé au ministre de la Justice un délai de trois mois pour fixer le calendrier de mise en œuvre de l’obligation de mise à disposition gratuite de toutes les décisions de justice.

par Thomas Bigotle 1 février 2021

Voilà plus de quatre ans que la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique a décidé d’améliorer l’accessibilité et la transparence des données publiques en rendant obligatoire la publication en ligne de nombreuses ressources de l’administration telles que les codes sources, les algorithmes, les bases de données ou encore les données présentant un intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental. Parmi ces projets ambitieux figurait l’ouverture des données de jurisprudence par la création, au sein des deux ordres juridictionnels, de l’obligation de mettre les jugements à disposition du public, à titre gratuit et dans le respect de la vie privée des personnes concernées. Les décrets d’application de ces dispositions législatives ne sont, toutefois, jamais parus.

La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice est venue compléter le cadre législatif en précisant la portée de l’obligation d’occultation et, surtout, en interdisant ce qui constituait un frein notable à l’open data des décisions de justice : la réutilisation des données d’identité pour évaluer, analyser, comparer ou prédire les pratiques professionnelles réelles ou supposées des membres des juridictions ou des juridictions entre elles.

En application de ces dispositions modifiées, un décret en Conseil d’État est finalement pris le 29 juin 2020, qui instaure, au sein du code de justice administrative, du code de l’organisation judiciaire, du code de procédure civile et du code de procédure pénale, les dispositions réglementaires relatives à la mise à disposition sous forme électronique, au sein d’un portail internet placé sous la responsabilité du garde des Sceaux, des décisions rendues par les juridictions nationales. Toutefois, l’article 9 de ce décret renvoie à un arrêté du ministre de la Justice le soin de déterminer le calendrier de déploiement opérationnel de l’open data, par niveau d’instance et par type de contentieux.

Un décret d’application qui n’exécute que partiellement la loi

Face au blocage antérieur au décret du 29 juin 2020, l’association Ouvre-boîte, dont l’objet est de promouvoir l’accès et la publication effective des documents conformément aux textes en vigueur, a envoyé un courrier le 18 décembre 2018 au Premier ministre afin de lui demander de bien vouloir procéder à la publication des décrets d’application attendus depuis 2016. Du silence conservé par le Premier ministre sur cette demande est né un refus implicite, qui, permettant de lier utilement le contentieux, est attaqué le 18 avril 2019 par l’association devant le Conseil d’État.

Dans le cadre du litige, l’association demandait, d’une part, l’annulation pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté sa demande tendant à ce que soient édictées les mesures réglementaires permettant d’assurer la mise en œuvre de l’obligation de mise à disposition du public des décisions de justice ainsi que, d’autre part, d’enjoindre sous astreinte au Premier ministre d’édicter ces mesures.

Or en l’espèce, le décret d’application prévu aux articles L. 10 du code de justice administrative et L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire est paru postérieurement à l’introduction du recours contestant le refus de prendre cette mesure réglementaire. Aussi, en application de sa jurisprudence selon laquelle l’intervention en cours d’instance du décret d’application d’une loi rend sans objet le recours dirigé contre le refus de prendre un tel décret (CE 27 juill. 2005, n° 261694, Association Bretagne Ateliers, Lebon ; AJDA 2005. 2172 , chron. C. Landais et F. Lenica ), le Conseil d’État a jugé que « la requête de l’association a perdu son objet en tant qu’elle est dirigée contre le refus du Premier ministre de prendre un décret d’application des dispositions législatives en cause ».

Toutefois, dès lors que l’arrêté ministériel prévu par le décret du 29 juin 2020 n’est quant à lui toujours pas paru à la date de sa décision, le Conseil d’État, après avoir utilement requalifié les conclusions de la requête comme dirigées contre le refus des autorités compétentes de prendre l’ensemble des mesures réglementaires nécessaires à l’application de la loi, a estimé que la requête « conserve un objet en tant qu’elle est dirigée contre le refus du garde des Sceaux de fixer par arrêté le calendrier d’entrée en vigueur de ces dispositions ».

Dès lors, le Conseil d’État, après avoir retenu le non-lieu à statuer concernant les conclusions dirigées contre le refus de prendre le décret en Conseil d’État, a été amené à statuer, au fond, sur le caractère raisonnable ou non du délai d’intervention du dernier arrêté ministériel, qui a pour objet, et non des moindres, de fixer la date d’entrée en vigueur des nouvelles obligations de publication en ligne.

Méconnaissance du délai raisonnable concernant le calendrier de mise en œuvre

La décision rendue par le Conseil d’État a été l’occasion de réaffirmer l’état de la jurisprudence s’agissant de l’obligation faite au pouvoir réglementaire d’assurer l’application de la loi.

En effet, sous la Ve République, cette obligation découle de l’article 21 de la Constitution qui pose le principe selon lequel le Premier ministre exerce le pouvoir réglementaire. Le Conseil d’État en déduit que l’exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l’obligation de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu’implique nécessairement l’application de la loi (CE 28 juill. 2000, n° 204024, Association France nature environnement, Lebon ; AJDA 2000. 959 ; D. 2000. 276 ; RFDA 2003. 116, note C. Deffigier ; 7 juill. 2004, n° 250688, Danthony, Lebon ; AJDA 2004. 1836 ; D. 2004. 2196, et les obs. ). Le caractère fondé du moyen tiré d’un manquement à cette obligation est apprécié à l’aune de plusieurs critères : l’absence d’incompatibilité de la loi avec une norme de droit international, le caractère nécessaire de la mesure réglementaire pour appliquer la loi, l’absence de liberté laissée au pouvoir réglementaire et, enfin, le dépassement du délai raisonnable pour prendre le décret.

Ainsi, lorsqu’il est saisi de la contestation du refus de prendre les mesures réglementaires d’application, et y compris lorsque l’administration fait état des difficultés rencontrées dans l’élaboration des textes litigieux, le juge administratif peut, en cas d’expiration du délai raisonnable, faire usage de ses pouvoirs d’injonction et d’astreinte afin d’accélérer la parution des textes nécessaires à la bonne exécution de la loi (CE 27 juill. 2005, n° 270327, Syndicat national des pharmaciens praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires, Lebon ).

Fort logiquement, le Conseil d’État a déjà jugé que lorsque le décret d’application prévoit l’intervention d’arrêtés ultérieurs, cette obligation s’étend également aux arrêtés (CE 29 juin 2011, n° 343188, Société Cryo-Save France, Lebon ; AJDA 2011. 1356 ).

En application de sa jurisprudence, le Conseil d’État considère en l’espèce que, bien que la mise à disposition du public des décisions de justice constitue une opération d’une grande complexité pouvant nécessiter des dispositions transitoires, le ministre de la Justice ne pouvait s’abstenir, sans méconnaître ses obligations, de fixer par arrêté le calendrier d’entrée en vigueur plus de vingt mois après la publication de la loi du 23 mars 2019 et plus de six mois après celle du décret d’application. La haute juridiction rappelle, par ailleurs, que la mise à disposition du public des décisions de justice a été prévue par le législateur dès 2016.

Pour ces motifs, le Conseil d’État prononce l’annulation de la décision implicite du garde des Sceaux de prendre l’arrêté prévu par le décret du 29 juin 2020 et, surtout, fait usage de ses pouvoirs d’injonction en enjoignant au ministre de la Justice de prendre l’arrêté dans un délai de trois mois.