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Pandémie et bail commercial : l’article 1719 du code civil peut-il ouvrir la décharge du loyer dû ?

L’article 1719 du code civil n’a pas pour effet d’obliger le bailleur à garantir au preneur la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif dans lequel s’exerce son activité.

Le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 25 février 2021 a fait grand bruit.

Avis de tempête : un jugement et un communiqué du tribunal

Nul n’en doute ! Le jugement rapporté va, poussé par les vents du communiqué de presse du président du tribunal du même jour, provoquer la tempête. Les quarantièmes rugissants, voire les cinquantièmes hurlants et les soixantièmes déferlants, vont-ils noyer les prétoires ? Le jugement du tribunal judiciaire de Paris a-t-il été emporté par une mauvaise vague, ou, au contraire, élève-t-il sagement une digue pour réduire les effets des courants doctrinaux, réputés favorables aux locataires, qui saperaient les fondations civiles du bail ? Certains écriront qu’il eût dû faire un flop car il ne répond pas à l’argumentation qu’ils préfèrent. D’autres observeront que les juges ne peuvent prendre en considération que les seuls éléments de fait et de droit qui leur sont proposés par les parties. D’autres encore retiendront que suivre les courants de la Cour de cassation quant à la mise en œuvre de notre bon vieil article 1719 du code civil n’est guère facile. Il faut du temps pour qu’elle soit invitée à les tracer. Deux siècles d’application montrent que chaque espèce peut conduire à un jugement différent de celui qui a été prononcé hier ou avant-hier. La Cour de cassation n’est pas le juge du fait. Elle ne peut dégager un principe que de la gangue des moyens proposés par les parties. Il est rare qu’elle puisse recourir au sauveur qu’est l’article 1015 du code de procédure civile pour tenter de trancher la question de droit qu’elle décèle. Ce n’est qu’à l’occasion d’un pourvoi pendant devant elle et encore faut-il que les données de l’espèce permettent de dégager ou de rappeler le principe. C’est dire qu’avant que l’on soit à ce stade, ce sont les juges du fond, à la lecture des arguments développés devant eux qui doivent dire, au cas par cas, si la pandémie légitime le non-paiement des loyers et charges à bonne date. Que l’on sache, nulle demande d’avis n’a été transmise à la Cour. D’ailleurs, que pourrait répondre la Cour ? Qu’il appartient aux juges du fond, comme le suggérait Portalis, de mettre en œuvre, cas après cas, ce que le code civil propose ? C’est bien, semble-t-il, ce que le tribunal judiciaire de Paris a entendu faire à propos de l’affaire en cause.

Évidente déception pour les locataires : 1719 ne tient pas les promesses que l’on a pu y voir

Lorsqu’on lit le jugement parisien, que l’on peut rapprocher d’une ordonnance de référé du même tribunal du 20 octobre 2020 (TJ Paris, 10 juill. 2020, n° 20/04516, Dalloz actualité, 21 juill. 2020, obs. M. Ghiglino ; D. 2021. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJDI 2020. 616 , obs. M.-P. Dumont ; ibid. 549, point de vue J.-D. Barbier ; ibid. 2021. 99, étude P. Jacquot ; RTD com. 2020. 783, obs. F. Kendérian ), il ne fait guère de doute que le locataire concerné ne peut qu’être déçu. Il eût aimé que le tribunal judiciaire de Paris suivît le choix effectué par nombre de juges des référés ou de l’exécution (v. le tableau établi par P. Jacquot, La covid, le loyer et le juge, AJDI 2021. 99  ; Code des baux, Dalloz, éd. 2021, jur. citée ss. art. 1722, note 17, p. 112). L’adoption de l’argumentation développée devant ces derniers en faveur du non-paiement des loyers et des charges au titre de la force majeure (C. civ., art. 1360), de la théorie des risques (C. civ., art. 1722), de l’exception d’inexécution (C. civ., art. 1219) ou de la bonne foi (C. civ., art. 1104) ou même de l’imprévision (C. civ., art. 1195) l’aurait, à l’évidence, comblé d’aise (V. A. et J.-P. Confino, Les baux commerciaux malades de la peste…, AJDI 2020. 322  ; F. Kendérian, Le droit civil des contrats et le bail commercial en temps de crise sanitaire : l’exemple de la covid-19, RTD com. 2020. 265  ; Du rôle central de la bonne foi dans le règlement des litiges locatifs issus de la covid-19, RTD com. 2020. 783  ; Code des baux, op. cit., p. 109 s., C. civ., art. 1722, comm. J. Monéger. et les réf. citées). Pour le locataire et ses conseils, la bonne solution devait être l’adoption de l’une de ces solutions, en particulier le défaut de délivrance du local par celui qui y était tenu.

Un jugement très solidement motivé

Si la question a bien été comprise par le tribunal, il n’a en rien été convaincu. Le jugement est fortement motivé, alors même que l’enjeu pécuniaire était très faible.

Le tribunal était saisi d’abord d’une demande de fixation de l’indemnité d’occupation pour longue période (trois ans et demi) demandant un abattement de 20 % pour précarité, ensuite d’un usage malicieux du bailleur du droit de repentir, enfin, de la fixation du montant du nouveau loyer. Le tribunal accorde la réduction demandée, fixe le loyer du bail issu du renouvellement, mais déboute la demanderesse s’agissant de l’aspect malicieux du repentir, dès lors qu’il a été exercé conformément à la loi. Venait, en parallèle, s’ajouter une demande de la locataire en restitution d’une somme de 1 212 € au motif qu’en raison de l’ordre de fermeture, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, des magasins de vente, elle n’a pu accueillir sa clientèle et a dû fermer son commerce de vente d’objets d’art et de décoration (mentions non occultées par le tribunal).

L’argumentation proposée au tribunal par la locataire s’inscrivait bien dans la tendance développée par nombre d’avocats de locataires et de décision de juge des référés ou de l’exécution (v. P. Jacquot, tableau préc.). Le tribunal relève les éléments de la demande de la locataire : « Cette mesure de fermeture des commerces non essentiels l’a donc empêchée de jouir paisiblement des locaux commerciaux donnés à bail et, partant, d’exploiter son activité commerciale ; que cette circonstance constitue une inexécution des obligations du bailleur de délivrer les locaux et d’en assurer la jouissance paisible mises à sa charge par l’article 1719 du code civil, que cette inexécution est suffisamment grave pour justifier, en application de l’article 1219 du code civil, l’exception d’inexécution du bail, en ce qu’elle a totalement empêché l’exercice de son activité commerciale qui est pourtant l’objet du bail ».

La bailleresse fait valoir que « c’est la décision du gouvernement de fermer les commerces au public, et non l’état de l’immeuble », qui a rendu l’exécution impossible et que, « ne pouvant par aucun moyen contrevenir à la décision administrative […] elle était exonérée de son obligation de délivrance ». C’est là que se situe le cœur de la bombe atomique que ce jugement va être pour certains.

Le jugement

Le tribunal observe qu’« en application de l’article 1719 du code civil, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière, de délivrer au preneur la chose louée en mettant à sa disposition, pendant la durée du bail, des locaux conformes à leur destination contractuelle, dans lesquels il est en mesure d’exercer l’activité prévue par le bail, et d’en faire jouir paisiblement celui-ci pendant la même durée. Cet article n’a pas pour effet d’obliger le bailleur à garantir au preneur la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif, dans lequel s’exerce son activité ». Il s’ensuit qu’« en application de l’article 1728 du code civil, le preneur est tenu de payer le prix du bail aux termes convenus ». Le principe posé, le tribunal poursuit à propos de l’exception d’inexécution au sens des articles 1217 et 1219 du code civil, que la locataire « ne discute et ne conteste pas que la configuration, la consistance, les agencements et l’état des locaux remis […] en exécution du bail […] » pour ajouter que « la fermeture administrative de son commerce […] imposée par les mesures législatives et réglementaires de lutte contre la propagation de l’épidémie de la covid-19 n’est pas garantie par la bailleresse ». Le tribunal déboute ainsi la locataire sur un seul principe. Il refuse même, faute pour la demanderesse d’avoir fourni le moindre élément comptable, de lui accorder des délais de paiement pour le trimestre en cours (il lui faut espérer la mansuétude du juge de l’exécution).

Quid ad futurum ?

La solution irritera certains qui envisageaient la victoire par KO. En réjouira d’autres qui commençaient à désespérer. Confirmera combien il est difficile d’être schizophrène (J.-P. Blatter, Le bail, la covid-19 et le schizophrène, AJDI 2020. 245 ).

Par le jugement et au-delà du jugement

L’affaire ira-t-elle plus haut ? Si la cour d’appel, puis la Cour de cassation devaient être saisies, le débat pourrait s’orienter sur l’existence d’une obligation pesant sur le bailleur de garantir la commercialité des lieux loués. C’est une prétention à laquelle elle a jusqu’à ce jour résisté. L’arrêt fondateur posait que le bailleur, propriétaire d’un centre commercial ou d’une galerie marchande, n’avait pas, à l’égard des dispositions de l’article 1719 du code civil, d’obligation en cas de désaffectation de la clientèle. Il n’a pas à garantir la forme immatérielle des lieux loués (Civ. 3e, 12 juill. 2000, n° 98-23.171, Champs Élysées Rond point [Sté] c. Grillapolis [Sté], D. 2000. 377 , obs. Y. Rouquet ; RDI 2000. 613, obs. J. Derruppé , JCP E 2000, 1959, JCP N 2001, 66, obs. M. Keita ; Loyers et copr. 2000. 274). Seule une stipulation au bail peut, en l’état de la jurisprudence, fonder une telle prétention (v. en ce sens Nancy, 2e ch., 4 févr. 1998 ; Paris, 16e ch. A, 7 oct. 1998, D. 1998. IR 242 ; D. Affaires 1998. 1843, obs. Y. R. ; JCP E 1998, n° 52, p. 2046 ; ibid. 1999, 1868, n° 19, obs. J. M. ; 28 juin 2005, Loyers et copr. copr. 2005, n° 203, obs. P. Pereira ; Civ. 3e, 26 mai 2016, n° 15-11.307, Gaz. Pal. 5 juill. 2016, p. 52 ; JCP E 2016. 1628, n° 5, et les obs. sur la qualification d’obligation de moyens de l’obligation de maintien d’un environnement commercial favorable). En revanche, lorsque la dégradation résulte de la faute du bailleur, sa responsabilité est susceptible d’être engagée (Civ. 3e, 23 janv. 2020, n° 18-19.051, AJDI 2020. 286 ).

Force est d’admettre la solidité du raisonnement mené par le tribunal, même si, en l’espèce, sa sévérité peut paraître rude. Dans une certaine mesure, cela vient renforcer la rigueur du raisonnement.

Et si l’État était le responsable des dommages qu’il ordonne ?

En dépassant le jugement, et en observant les différents textes accumulés depuis le printemps 2020, il est étonnant que la querelle ne se soit pas portée vers l’origine des maux. Non pas de la covid-19 elle-même – bonne chance à qui voudrait poursuivre la République de Chine ! – mais la République française qui décide avec une remarquable rouerie que telle catégorie de personne devrait supporter les conséquences économiques et financières de sa gestion de la pandémie. Affirmer dans la loi que l’État n’assumera que 50 % de la perte de loyers lorsque le bailleur aura eu la bonté de renoncer à percevoir le loyer dû est une forme de reconnaissance de la responsabilité de la République. Même si le Conseil constitutionnel considère que les atteintes au droit de propriété sont légitimes, ce n’est que si celles-ci restent mesurées. Il serait intéressant de savoir si la perte de 50 % de son revenu, voire plus si l’on devait suivre les propositions tendant à faire supporter au bailleur la totalité de la perte résultant du fait du prince (v. en dernier lieu, à propos d’une indemnité d’éviction d’un montant supérieur à la valeur vénale du bien loué, décr. n° 2020-887, QPC, 5 mars 2021, Dalloz actualité, obs. Y. Rouquet [à paraître]).

On suivra avec un vif intérêt les joutes doctrinales qui ne manqueront pas de se développer à propos de ce jugement.

 

Ndlr : concernant la même décision, v. J.-D. Barbier, Loyers commerciaux en temps de pandémie : double peine et triple erreur, Dalloz actualité, Droit en débats, 9 mars 2021