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Pas d’identité d’objet : recevabilité d’une fin de non-recevoir

La fin de non-recevoir, qui tendait à éviter la condamnation de l’assureur au profit d’une personne n’ayant pas la qualité de créancier, ne portait pas sur le principe de la créance indemnitaire mais sur son titulaire.

par Corinne Bléryle 26 octobre 2018

Décidément, l’autorité de chose jugée est à l’honneur à la Cour de cassation ! Après un arrêt, le 19 septembre 2018, où la première chambre civile a précisé que négligence n’est pas circonstance nouvelle (Civ. 1re, 19 sept. 2018, n° 17-22.678, Dalloz actualité, 3 oct. 2018, obs. C. Bléry ; LEDC nov. 2018, G. Guerlin, à paraître), voici un arrêt trop elliptique et un peu mystérieux de la troisième chambre civile qui est même publié sur le site de la haute juridiction et sur son compte Twitter : il traite, lui, de la notion d’identité d’objet (sans jamais le dire), qui n’existait pas dans l’affaire en cause et n’a donc pas empêché qu’une défense soit recevable.

Le 9 mars 2000, une société civile immobilière (SCI) acquiert un terrain sur lequel elle a fait construire un immeuble, après avoir souscrit une assurance dommages-ouvrage auprès de la société Acte.

Deux procédures sont diligentées :

• l’une, sur laquelle l’arrêt commenté est peu prolixe, aboutit à la résolution de la vente du terrain, qu’un jugement du 3 février 2009 prononce ;

• la seconde est due à des désordres affectant l’immeuble, en indemnisation desquels la SCI assigne les locateurs d’ouvrage et leurs assureurs. Par un arrêt « irrévocable » du 31 mai 2011, la cour d’appel condamne la société Acte à garantir les conséquences du sinistre affectant l’immeuble et, in solidum avec les locateurs d’ouvrage, à payer une provision à la SCI et ordonne une expertise. En conséquence du jugement prononçant la résolution de la vente du terrain, il semble (v. moyen annexé) que cette société d’assurance ait demandé le remboursement de la provision, puis qu’elle ait contesté « la qualité à agir de la SCI » (v. l’arrêt, mais le moyen annexé laisse plutôt entendre qu’elle critiquait l’intérêt à agir), la procédure étant toujours en cours devant la cour d’appel.

Dans cette procédure, le 19 janvier 2017, la cour d’appel de Douai rejette la fin de non-recevoir de la société Acte : « l’autorité de la chose jugée attachée à l’arrêt du 31 mai 2011 empêche la société Acte de remettre en cause son obligation de garantir les conséquences du sinistre affectant l’immeuble et impose le rejet de la fin de non-recevoir prise par elle de l’absence d’intérêt à agir de la SCI » ; d’ailleurs « la société d’assurance avait été mise en mesure de connaître, avant que la cour ne statue, la perte par la SCI […] de tout droit de propriété sur l’immeuble » (v. moyen annexé). Elle rejette en conséquence la demande de remboursement de la provision et condamne l’assureur à payer au liquidateur de la SCI une somme au titre de la reprise des désordres (ibid.).

La société Acte se pourvoit contre l’arrêt du 19 janvier 2017 et la troisième chambre civile casse sur le premier moyen, pour violation des articles 31 du code de procédure civile et 1351, devenu 1355, du code civil, dans les termes rapportés en exergue.

Rappelons (v. Dalloz actualité, 3 oct. 2018, art. préc.) que « l’autorité de la chose jugée est un attribut du jugement qui assure l’immutabilité aux décisions de justice. L’effet négatif de l’autorité de chose jugée interdit le renouvellement des procès, dès lors que les trois conditions posées par l’article 1351 du code civil (aujourd’hui 1355) sont remplies : c’est la triple identité de cause, d’objet et de parties (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 34e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, n° 1162). Si une demande est nouvelle par sa cause, son objet ou la qualité des parties, elle sera recevable ». À l’inverse, en l’absence d’un élément nouveau, la seconde demande se heurtera à l’exception de chose jugée.

L’obligation de concentrer les moyens que la Cour de cassation a imposée au demandeur, puis au défendeur (à savoir celle de faire valoir, dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’ils estiment de nature à fonder celle-ci : v. les réf. au Dalloz actualité, 3 oct. 2018, art. préc.) a une incidence sur la notion d’objet. En effet, l’analyse de la cause telle qu’elle résulte de la jurisprudence Cesareo rejaillit sur celle de l’objet, dont l’importance s’accroît en raison de sa mise en avant (v. C. Bléry, Les tribulations de la cause et de l’objet au regard de l’autorité de la chose jugée en jurisprudence, Procédures 2011, focus n° 5 ; elle va même jusqu’à imposer un principe de concentration des demandes, en ce sens v. aussi, J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, 6e éd., Lextenso, 2015, n° 359). L’arrêt commenté est une illustration de cette mise en avant, dans un cas de figure inhabituel.

Il est permis de regretter un certain flou à l’égard de ce qui était contesté : la cour d’appel évoque l’absence d’intérêt à agir de l’acquéreur du terrain, ce que critique aussi le pourvoi (v. moyen annexé). La Cour de cassation rectifie heureusement : c’est bien la qualité du maître d’ouvrage que l’assureur réfutait. Avoir qualité, c’est être destinataire de la règle de droit mise en œuvre dans le procès ; c’est être habilité à former une demande pour faire reconnaître un droit dont le plaideur se prétend titulaire. Et l’action en indemnisation fondée sur le contrat d’assurance dommages-ouvrage est une action attitrée… d’où le visa de l’article 31 : « l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé ». Une action attitrée, par opposition aux actions banales, est telle que seules les personnes désignées par la loi ou la jurisprudence peuvent agir en justice ; les autres, n’étant pas désignées, n’ont pas qualité et sont contraintes à la passivité, alors même qu’elles estimeraient avoir intérêt à agir. Ainsi, seuls les époux sont habilités par la loi à agir en divorce. Selon les actions attitrées, le cercle des destinataires sera plus ou moins étendu : seuls l’incapable, la victime d’une erreur, d’un dol, etc., peuvent invoquer la nullité relative d’un contrat (adde J. Héron et T. Le Bars, op. cit., n° 64 : « on en [des actions attitrées] rencontre fréquemment dans des domaines aussi vastes que généraux. C’est ainsi que, pour les contrats, sous réserve de quelques institutions telles que l’action oblique, l’action paulienne ou l’action en nullité absolue, le droit d’agir est généralement limité aux seules parties à l’acte » ; L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 10e éd., LexisNexis,coll. « Manuel », 2017, n° 349 ; M. Bandrac, in S. Guinchard [dir.], Droit et pratique de la procédure civile. Droit interne et européen, 9e éd., Dalloz Action, 2016/2017, nos 102.11 s. ; N. Cayrol, Procédure civile, Dalloz, coll. « Cours », 2017, nos 178 s.). Dans notre affaire, seul le propriétaire pouvait demander à l’assureur dommages-ouvrage une indemnisation pour un dommage causé à son bien, seul le créancier pouvait agir contre son débiteur (v. aussi A. Caston, F.-X. Ajaccio et R. Porte, L’assurance construction, 2e éd., Le Moniteur, 2015, n° 7.3 : « l’assurance dommages-ouvrage se transmet avec la propriété du bien et seul le titulaire du droit de propriété à la date du sinistre peut prétendre au bénéfice de cette assurance [C. assur., art. L. 242-1]. Cependant, des difficultés pratiques peuvent être rencontrées lorsque l’ouvrage a été vendu entre le jour dommages-intérêts sinistre et celui du versement effectif de l’indemnité par l’assureur » ; v. aussi, n° 7.3.2.2 (p. 7) : « le contrat d’assurance dommages-ouvrage, souscrit par le maître d’ouvrage, se transmettant aux propriétaires successifs, l’assuré, c’est-à-dire le bénéficiaire du contrat d’assurance dommages-ouvrage, perd cette qualité au profit du nouveau propriétaire, et ce à compter du jour où il transfère la propriété de son ouvrage »). Il n’y a pas eu ici vente mais résolution du contrat d’assurance : la troisième chambre civile juge que, faute d’être encore acquéreur du terrain sur lequel l’immeuble, siège des désordres, était édifié, la SCI n’avait plus la qualité pour agir en indemnisation contre l’assureur dommages-ouvrage. Dès lors, la cassation aurait aussi pu intervenir au visa de l’article 32, en vertu duquel « est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d’agir »… même si les règles relatives à la résolution peuvent en faire douter. La résolution, à la différence de la nullité, n’est pas totalement rétroactive. D’ailleurs, la Cour de cassation affirme désormais qu’« en cas de résolution d’un contrat pour inexécution, les clauses limitatives de réparation des conséquences de cette inexécution demeurent applicables » (Com. 7 févr. 2018, n° 16-20.352 P, Dalloz actualité, 30 mars 2018, obs. N. Kilgus , note D. Mazeaud ; ibid. 1336, chron. S. Tréard, T. Gauthier, A.-C. Le Bras, S. Barbot et F. Jollec ; AJ Contrat 2018. 130, obs. L.-M. Augagneur ; RTD civ. 2018. 401, obs. H. Barbier ; RTD com. 2018. 184, obs. B. Bouloc ). Ce qui permet à la victime de la défaillance contractuelle de solliciter cumulativement la résolution du contrat et la mise en jeu de la responsabilité contractuelle du débiteur. Et l’article 1230 du code civil, tel qu’issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, entérine cette jurisprudence (A.-S. Chone-Grimaldi, in T. Douville [coord.], La réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, 2e éd., Lextenso/Gualino, 2018, p. 236). Les règles de l’assurance-dommages l’ont cependant emporté…

Dès lors, selon la Cour de cassation, l’assureur était recevable à nier la qualité à agir de son ex-assuré, la titularité de l’action en indemnisation : ce faisant, il ne remettait pas en cause l’autorité de chose jugée de l’arrêt l’ayant condamné à indemniser le bénéficiaire de l’assurance dommages-ouvrage.

Dans l’arrêt commenté, la haute juridiction estime ainsi qu’il n’y a pas identité d’objet entre contester la titularité de la créance indemnitaire et contester le principe de celle-ci. Cependant, est-ce si évident de distinguer la titularité et le principe de la créance dans une relation qui n’est pas triangulaire ?

En outre, la situation – on l’a dit – est inhabituelle. La cour d’appel de Douai a considéré que l’autorité de chose jugée du jugement prononçant la résolution empêchait l’assureur de se défendre – au moyen d’une fin de non-recevoir – et que cette autorité imposait donc le rejet – l’irrecevabilité – de la fin de non-recevoir. Autrement dit, la Cour de cassation juge qu’il n’y a pas identité d’objet… entre l’étendue du jugement et le contenu d’une nouvelle défense !

Nous faisons ici écho à Henri Motulsky, qui écrivait que « seuls s’affrontent donc, en réalité, l’étendue du jugement et le contenu de la nouvelle demande » (v. Pour une délimitation plus précise de l’autorité de la chose jugée en matière civile, D. 1968. Chron. 1 s. ; Écrits. Études et notes de procédure civile, 2e éd., Dalloz, 2010, préf. G. Bolard, p. 201 s., n° 2). S’il nous semble en réalité que c’est bien le contenu des demandes successives qu’il faut confronter, il faut admettre à la suite de la Cour de cassation que peuvent aussi s’affronter – certes plus rarement – la chose jugée et une défense… Il nous semble aussi qu’une autre jurisprudence, à savoir celle selon laquelle l’autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice (v. Civ. 1re, 19 sept. 2018, n° 17-22.678, préc., et les réf. sur Dalloz actualité, 3 oct. 2018, art. préc.) aurait aussi pu être invoquée pour justifier la recevabilité de la fin de non-recevoir de l’assureur dommages-ouvrage…

Bien que très ancienne, l’autorité de chose jugée ne cesse décidément pas de se renouveler (v. Colloque Le renouvellement de l’autorité de la chose jugée, 4 oct. 2018)…