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Période de sûreté : revirement de jurisprudence non rétroactif sur l’exigence de motivation

La période de sûreté, en application d’une décision du Conseil constitutionnel, fait corps avec la peine, de sorte qu’elle doit faire l’objet d’une décision spéciale, et motivée, lorsqu’elle est facultative ou excède la durée prévue de plein droit ; mais pour une bonne administration de la justice, cette nouvelle interprétation ne s’appliquera qu’aux décisions prononcées à compter du présent arrêt.

par Sébastien Fucinile 2 mai 2019

La période de sûreté a été l’occasion, ces derniers mois, de plusieurs décisions du Conseil constitutionnel, la dernière concernant l’inconstitutionnalité de l’article 362 du code de procédure pénale en ce qu’il ne prévoit pas la lecture aux jurés de l’article 132-23 du code pénal concernant la période de sûreté de plein droit (Cons. const. 29 mars 2019, n° 2019-770 QPC, D. 2019. 644, et les obs. ). La chambre criminelle, tirant indirectement les conséquences d’une précédente décision du Conseil, s’est prononcée sur l’exigence de motivation du prononcé de la période de sûreté, par un arrêt largement publié du 10 avril 2019.

La motivation de l’arrêt lui-même est enrichie : ainsi, la chambre criminelle rappelle, tout d’abord, que la peine prononcée doit être motivée conformément, notamment, à l’article 132-1 du code pénal et, une décision du Conseil constitutionnel du 2 mars 2018 (n° 2017-694 QPC, AJDA 2018. 1561 , note M. Verpeaux ; D. 2018. 1191 , note A. Botton ; ibid. 1611, obs. J. Pradel ; ibid. 2259, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, S. Mirabail et E. Tricoire ; Constitutions 2018. 189, Décision ; ibid. 261, chron. A. Ponseille ; RSC 2018. 981, obs. B. de Lamy ).

Elle précise ensuite que « si la période de sûreté constitue une modalité d’exécution de la peine, il résulte du point 9 de la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-742 QPC du 26 octobre 2018, qu’elle “présente un lien étroit avec la peine et l’appréciation par le juge des circonstances propres à l’espèce”, de sorte que, faisant corps avec elle, elle doit faire l’objet d’une décision spéciale, et motivée lorsqu’elle est facultative ou excède la durée prévue de plein droit ». Mais après avoir précisé cela, alors que le demandeur au pourvoi critiquait précisément l’absence de motivation de la période de sûreté des deux tiers qui lui a été infligée, la chambre criminelle ajoute que « s’agissant de textes de procédure, l’objectif, reconnu par le Conseil constitutionnel, d’une bonne administration de la justice, commande que la nouvelle interprétation qui en est donnée n’ait pas d’effet rétroactif, de sorte qu’elle ne s’appliquera qu’aux décisions prononcées à compter du présent arrêt ».

Ainsi, cet arrêt de la chambre criminelle étend une fois encore l’exigence de motivation de la peine en se fondant sur les exigences constitutionnelles et opère une modulation dans le temps des effets du revirement de jurisprudence.

S’agissant de la motivation de la peine, la chambre criminelle, tirant les conséquences de la nouvelle rédaction de l’article 132-1 du code pénal tel qu’issu de la loi n° 2014-896 du 15 août 2014, a exigé la motivation des peines correctionnelles à compter d’une série d’arrêts du 1er février 2017 (Crim. 1er févr. 2017, n° 15-85.199, Dalloz actualité, 16 févr. 2017, obs. S. Fucini , note C. Saas ; ibid. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; JCP 2017. 277, note J. Leblois-Happe ; n° 15-83.984, Dalloz actualité, 16 févr. 2017, obs. C. Fonteix ; D. 2017. 961 , note C. Saas ; ibid. 1557, chron. G. Guého, E. Pichon, B. Laurent, L. Ascensi et G. Barbier ; ibid. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ).

L’article 132-1 exige en effet que la peine prononcée tienne compte des circonstances de l’infractions, de la personnalité de l’auteur et de sa situation matérielle, familiale et sociale. Au-delà de la peine d’emprisonnement, elle a appliqué cette jurisprudence à l’amende correctionnelle (Crim. 30 janv. 2018, nos 17-80.878 et 16-87.072) comme contraventionnelle (Crim. 30 mai 2018, n° 16-85.777, D. 2018. 1208 ; ibid. 1711, chron. E. Pichon, G. Guého, G. Barbier, L. Ascensi et B. Laurent ; AJ pénal 2018. 407, note J.-B. Perrier ), à la confiscation (Crim. 8 mars 2017, n° 15-87.422) ou, pour ne citer que quelques exemples, à l’interdiction de gérer (Crim. 20 juin 2017, n° 16-80.982, Dalloz actualité, 3 juill. 2017, obs. D. Goetz ; Rev. sociétés 2017. 651, note H. Matsopoulou ). L’exigence de motivation de la peine s’applique également, désormais, en matière criminelle, la Cour de cassation exerçant cependant un contrôle minimal en la matière (Crim. 27 mars 2019, n° 18-82.531, Dalloz actualité, 12 avr. 2019, obs. S. Fucini isset(node/195305) ? node/195305 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>195305).

Mais, jusqu’à présent, la chambre criminelle a toujours affirmé que le prononcé de la période de sûreté n’avait pas à être motivé (Crim. 23 oct. 1989, n° 88-84.690 ; 22 mai 1990, n° 89-86.896 ; 5 juill. 1993, n° 92-86.681 ; 29 janv. 1998, n° 97-81.573, RSC 1998. 767, obs. B. Bouloc). Si elle a réaffirmé cette jurisprudence postérieurement aux arrêts du 1er février 2017, c’était en matière criminelle, alors que le Conseil constitutionnel n’avait pas imposé la motivation de la peine et que la Cour de cassation s’y opposait (Crim. 15 mars 2017, n° 16-81.776, Dalloz actualité, 27 mars 2017, obs. D. Goetz ).

La Cour de cassation aurait pu, dans le prolongement des décisions exigeant la motivation de la peine, se contenter d’affirmer une exigence de motivation de la période de sûreté lorsqu’elle n’est pas de plein droit. Mais elle a décidé de procéder autrement, en se fondant directement sur les exigences constitutionnelles telles qu’elles ont été récemment dégagées, comme l’avait déjà fait la chambre criminelle s’agissant des amendes contraventionnelles (Crim. 30 mai 2018, préc.). Elle a ainsi affirmé, dans un premier temps, « qu’en application des articles 132-1, 132-19,132-23, 485 et 593 du code de procédure pénale et des principes constitutionnels tels que dégagés dans la décision n° 2017-694 QPC du 2 mars 2018, la juridiction qui prononce une peine d’emprisonnement sans sursis doit en justifier la nécessité au regard de la gravité de l’infraction, de la personnalité de son auteur et du caractère manifestement inadéquat de toute autre sanction ». La chambre criminelle fait référence à la décision du Conseil constitutionnel ayant consacré l’exigence de motivation de la peine des arrêts d’assises sur le fondement des exigences constitutionnelles de garanties de nature à exclure l’arbitraire et d’individualisation de la peine. La référence à ces exigences constitutionnelles peut surprendre, non seulement parce que la chambre criminelle fait rarement référence, en dehors des réserves d’interprétation, aux exigences constitutionnelles pour faire évoluer sa jurisprudence, mais aussi et surtout parce que cette évolution des garanties constitutionnelles est précisément due à la jurisprudence de la chambre criminelle dégagée depuis le 1er février 2017 en matière correctionnelle.

Mais la chambre criminelle ne s’arrête pas là : elle ajoute que « si la période de sûreté constitue une modalité d’exécution de la peine, il résulte du point 9 de la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-742 QPC du 26 octobre 2018, qu’elle “présente un lien étroit avec la peine et l’appréciation par le juge des circonstances propres à l’espèce”, de sorte que, faisant corps avec elle, elle doit faire l’objet d’une décision spéciale, et motivée lorsqu’elle est facultative ou excède la durée prévue de plein droit ». Elle se fonde ainsi sur une décision du Conseil constitutionnel ayant déclaré conforme à la Constitution l’article 132-23 du code pénal sans aucune réserve d’interprétation.

Dans cette décision, le Conseil avait notamment affirmé, dans son point 9 relatif à la période de sûreté encourue de plein droit, que « même lorsque la période de sûreté s’applique sans être expressément prononcée, elle présente un lien étroit avec la peine et l’appréciation par le juge des circonstances propres à l’espèce ». Ainsi, aucune exigence de motivation ne s’applique en la matière. Mais le Conseil constitutionnel a ensuite ajouté au point 10 qu’« en application du deuxième alinéa de l’article 132-23 du code pénal, la juridiction de jugement peut, par décision spéciale, faire varier la durée de la période de sûreté dont la peine prononcée est assortie, en fonction des circonstances de l’espèce ».

Le Conseil constitutionnel n’a pas, par une réserve d’interprétation, subordonné la conformité de l’article 132-23 à une exigence de motivation de la période de sûreté lorsqu’elle n’est pas encourue, dans son principe ou sa durée, de plein droit. Mais en affirmant que la période de sûreté entretient un lien étroit avec la peine et que la juridiction devait se fonder sur les circonstances de l’espèce, il dit que l’exigence d’individualisation de l’article 132-1 du code pénal s’y applique.

De la sorte, l’exigence de motivation de la période de sûreté non obligatoire est une conséquence qui découle, non pas directement des exigences constitutionnelles mais du revirement de jurisprudence, opéré à compter du 1er février 2017, sur la motivation de la peine fondé sur la nouvelle rédaction de l’article 132-1 du code pénal. De la sorte, la modulation dans le temps du revirement de jurisprudence apparaît critiquable. La chambre criminelle a en effet refusé d’appliquer immédiatement le revirement de jurisprudence qu’elle opérait, en relevant que « s’agissant de textes de procédure, l’objectif, reconnu par le Conseil constitutionnel, d’une bonne administration de la justice, commande que la nouvelle interprétation qui en est donnée n’ait pas d’effet rétroactif, de sorte qu’elle ne s’appliquera qu’aux décisions prononcées à compter du présent arrêt ».

C’est exactement ce que la chambre criminelle avait déjà fait s’agissant de la motivation des peines contraventionnelles (Crim. 30 mai 2018, préc. ; sur ce point v. not., J.-B. Perrier, AJ pénal 2018. 407 ). La modulation dans le temps des effets du revirement de jurisprudence est très rare de la part de la chambre criminelle et avait été faite pour la première fois s’agissant de l’inconventionnalité de la garde à vue par des arrêts du 19 octobre 2010 (nos 10-82.902, 10-82.306 et 10-85.50), avant d’être remise en cause par l’Assemblée plénière (Cass., ass. plén., 15 avr. 2011, nos 10-30.316, 10-30.313, 10-17.049, et 10-30.242, D. 2011. 1128, entretien G. Roujou de Boubée ; ibid. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 2012. 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; Constitutions 2011. 326, obs. A. Levade ; RSC 2011. 410, obs. A. Giudicelli ; RTD civ. 2011. 725, obs. J.-P. Marguénaud ).

Si l’on pourrait se réjouir de la reconnaissance par la chambre criminelle de la possibilité de moduler dans le temps les effets d’un revirement de jurisprudence, on peut cependant regretter qu’elle le fasse au nom de la bonne administration de la justice. Cela aboutit à ne pas faire bénéficier la personne poursuivie d’une jurisprudence plus favorable et surtout de ne pas lui faire bénéficier de garanties constitutionnelles pourtant reconnues depuis le 2 mars 2018 dans le prolongement de l’exigence de motivation de la peine dégagée par la chambre criminelle depuis le 1er février 2017. La Cour européenne des droits de l’homme a déjà pu remettre en cause l’effet rétroactif d’un revirement de jurisprudence, mais dans un objectif tout autre : sur le fondement du principe de légalité, afin de ne pas faire rétroagir un revirement de jurisprudence plus sévère (CEDH 21 oct. 2013, n° 42750/09, Del Rio Prada c/ Espagne, D. 2013. 2775, obs. J. Falxa ; RSC 2014. 174, obs. D. Roets ) ou sur le fondement de la sécurité juridique (CEDH 29 nov. 2016, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c/ Roumanie, n° 76943/11, AJDA 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen ).

Si une modulation des effets d’un revirement plus favorable pourrait se justifier par la bonne administration de la justice lorsque son application immédiate aurait, comme pour les décisions du Conseil constitutionnel, des conséquences manifestement excessives, tel n’est pas le cas ici. Cela aurait pour seule conséquence de casser les arrêts ne comportant pas de motivation du prononcé d’une période de sûreté non obligatoire, sans priver le juge de renvoi de la possibilité de prononcer, en la motivant, une peine assortie d’une période de sûreté non obligatoire. Il est en définitive regrettable que les premiers exemples de modulation dans le temps des effets d’un revirement de jurisprudence soient fondés non pas sur le principe de légalité ou de sécurité juridique, mais sur celui de la bonne administration de la justice.