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Philippe Jaenada, La Serpe

Dans cette enquête passionnante, Philippe Jaenada plonge au cœur d’une histoire tout aussi sordide qu’elle est curieuse : le triple meurtre du château d’Escoire, intervenu dans la nuit du 24 au 25 octobre 1941. Henri Girard, dont le célèbre Salaire de la peur sera par la suite adapté au cinéma par Clouzot, en fut accusé et ressortit acquitté du procès qui s’ensuivit, notamment grâce au talent de Maurice Garçon. Soixante-dix ans après, à partir d’une étude minutieuse des investigations et du procès, Philippe Jaenada formule de nouvelles hypothèses fascinantes.

par Thibault de Ravel d'Esclaponle 26 octobre 2017

La Serpe fait partie de ces ouvrages qu’il est littéralement difficile de refermer une fois sa lecture initiée. Livre enquête, roman d’investigation, élucubrations malicieuses d’un écrivain exagérément parisien quelque peu perdu dans un ailleurs périgourdin qu’il semble avoir du mal à apprivoiser : c’est un peu tout cela à la fois, et c’est tant mieux. Le résultat est excellent à plus d’un titre. C’est puissant, c’est léger, c’est burlesque, c’est tragique. En somme, c’est réussi. Philippe Jaenada nous emmène à Escoire, en plein cœur de la Dordogne, non loin de Périgueux, dans les parages de ce château qui domine les alentours. Il nous entraîne dans les méandres de son esprit, parfois embrumé de quelques verres d’Oban, un esprit qui cogite autour d’un fait divers particulièrement atroce et qui n’a pas fini d’alimenter les conversations locales et auquel il fut sensibilisé, nous dit-il, à la faveur d’une rencontre à Paris.

Dans la nuit du 24 au 25 octobre 1941, le propriétaire du château d’Escoire, sa sœur et leur bonne sont assassinés dans des conditions particulièrement terribles, à coups de serpe. Georges Girard est un fonctionnaire à Vichy quelque peu récalcitrant. Il n’est pas vraiment maréchaliste, tout au contraire. Très vite, dès le lendemain matin, les soupçons se tournent vers le fils, Henri. Au village, il n’est pas très apprécié. C’est qu’il passe pour un parisien à la vie dissolue, sans cesse en train de solliciter sa famille pour régler ses dettes. Et puis, il faut bien avouer que son comportement est étrange le matin même de la découverte des corps. Le voilà qui offre des cigarettes et qui se met à jouer du Chopin. Bref, il ne faudra guère de temps pour qu’il soit inculpé, puis emprisonné. Pour autant, le jeune homme aura de la chance. Il est représenté par le célèbre Maurice Garçon. Et comme souvent, Garçon, cet avocat à la coupe de cheveux improbable, gagne. Girard est acquitté. Du reste, s’il l’a emporté sur le plan juridique, c’est loin d’être le cas socialement. La rumeur publique l’a condamné ; et le recours en révision, dans l’opinion, est sans doute encore plus difficile à obtenir qu’en droit pénal.

L’affaire du triple meurtre d’Escoire est bien connue. En revanche, ce que l’on sait un peu moins, c’est qu’Henri Girard n’est pas qu’Henri Girard. Il est aussi Georges Arnaud, celui qui connaîtra un succès impressionnant avec son ouvrage le Salaire de la peur porté ensuite au cinéma par Clouzot. Le livre est inspiré du séjour qu’il effectua, après les évènements d’Escoire, en Amérique du Sud, où il dérive « comme une balle de ping-pong crevée sur un large et puissant fleuve » (p. 93). Il n’y a d’ailleurs là rien de très étonnant. L’homme est esseulé par son séjour en prison ; l’époque est à la mode de ces européens perdus de repères qui peuplent des petites villes comme celle, bien évidemment fausse, de Las Pierdas. Ici, Jaenada excelle en narrant l’histoire fabuleuse de cet écrivain frappé d’une impressionnante urgence à vivre et dont la vie est si riche de rebondissements. Il faut comprendre et connaître l’homme pour aborder l’enquête. C’est l’hypothèse de départ de Philippe Jaenada.

Le livre est ensuite très intelligemment construit. Au début, on peut être agacé par l’usage très immodéré de la parenthèse, voire de la parenthèse dans la parenthèse. Mais c’est affaire de style. Puis, progressivement, la technique devient, en quelque sorte, objective, épousant le tour que prend l’investigation menée par Jaenada. La relation de l’enquête est implacable. L’instruction pourrait se limiter à un simple constat tant les faits sont édifiants. Tout concourt à faire d’Henri Girard le coupable. Dispendieux, il semblait être en conflit constant avec son père et sa tante à qui il aurait escroqué une somme importante prétextant un curieux enlèvement par des allemands à Paris. Les témoignages concordent. Henri aurait tout fait pour attirer son père dans ce qui allait se révéler un traquenard funeste. L’on se dirige donc tout à fait logiquement vers un procès. Ce serait alors grâce au seul talent de Maurice Garçon que le jeune Girard aurait eu la vie sauve. Comme le remarque Jaenada, « l’adversaire est un monstre (un acte d’accusation en béton, un client détesté, un faisceau de présomptions qui ferait voler en éclats un bloc de marbre, soixante et onze témoins à charge bien remontés (contre treize à décharge, de moralité seulement) et toute l’opinion publique pour cuirasser l’ensemble), mais un monstre fruste, lourdaud, simplet » (p. 256). Et « le seul moyen de l’abattre, c’est la ruse, il faut le déconcerter, piquer dans les petites failles pour détourner son attention, le désorienter et lui faire tourner la tête jusqu’à ce qu’il tombe – il suffit d’être malin et personne ne l’est comme lui ». Garçon réussit à merveille. Incroyable : en à peine dix minutes, Henri Girard est acquitté.

Surgit alors immanquablement une interrogation : comment ? Comment a-t-il pu parvenir à ce résultat ? Et finalement, Henri Girard était-il vraiment coupable ? C’est à cette question que répond Philippe Jaenada avec la même minutie dont il a fait preuve pour reconstituer les faits et retracer les grandes lignes de l’acte d’accusation. Ses longues recherches aux archives de Périgueux, mais aussi à Pierrefitte, et dont l’on suit avec délectation l’élaboration, lui permettent de faire le travail exactement inverse. Avec un réel sérieux scientifique, il pointe les incohérences du dossier et tente de rétablir ce qu’il estime être la vérité. Pour lui, tout d’abord, l’enlèvement par les allemands à Paris n’est pas feint (p. 360). Ensuite, l’enquête d’Escoire est « l’une des enquêtes les plus navrantes, les plus désastreusement menées de l’histoire de la police et de la justice (restons prudent, mais on n’est pas loin du podium, c’est sûr) ». C’est, selon son expression, une « enquête en ruolz » (p. 439), c’est-à-dire une investigation en toc. Jaenada analyse l’ensemble des procès-verbaux et relit avec attention de nombreuses correspondances tenant compte, toujours selon son expression très significative, de la « pince à extraction du contexte ». C’est alors un tout autre visage qui se dessine d’Henri Girard, de ses relations avec son père et avec sa tante. On se rend compte qu’il n’y a plus beaucoup de certitudes. Les pages de l’acte d’accusation s’effritent. Et l’on comprend mieux pour quelles raisons le jeune homme a tout de même été soutenu par bon nombre d’amis de sa famille.

« Ce que j’aime bien », nous dit l’écrivain, « ce sont les petites choses, le rien du tout, les gestes anodins, les décalages infimes, les miettes, les piécettes, les gouttelettes – j’aime surtout ces petites choses parce qu’on a pris l’habitude, naturelle, de ne pas y prêter attention ; alors que les décalages infimes et les gouttelettes sont évidemment aussi importants que le reste » (p. 584). C’est pourtant grâce à ces « décalages infimes » qu’il parvient à brosser d’une main de maître ce portrait et contre-portrait, cette instruction à charge et à décharge tout en proposant une solution à l’énigme qui demeure selon lui une hypothèse. Tout le livre durant, Philippe Jaenada rôde autour du château, il s’en approche ; et il ne parviendra à y rentrer que tardivement. L’ombre massive de l’édifice plane, surplombant le village à proximité immédiate. Et c’est peut-être pourtant là que se trouve la clef de l’énigme.

 

Philippe Jaenada, La Serpe, Julliard, 2017.